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3. PERFORMANCE DU CORPS BRISÉ ET DÉSHUMANISÉ

3.2 LA FRONTIÈRE DU GENRE

3.2.2 Féminité et pression sociale

L’un des cultes contemporains de la société de consommation identifiable actuellement est celui du culte de l’image, encouragé par la vision de ladite perfection corporelle. Ainsi, le corps-image (immatériel et immortel) est celui dont se nourrissent les médias de masse. Le corps de la femme dans l’espace médiatique et publicitaire doit être jeune, sexuellement invitant et surtout, répondre aux critères de minceur.

Le corps féminin maigre est devenu le corps de prédilection, utilisé dans les magazines et défilés de mode. Bien qu’il incarne le modèle de beauté de notre temps, ce corps n’est pas l’étendard de la vie, mais bien l’étendard de quelque chose d’un peu moins sain, d’un peu moins vivant. Jean Baudrillard affirme même, à propos du corps maigre à l’os des mannequins et top modèles, qu’il est une valorisation du sacrifice : « La mystique de la ligne, la fascination de la minceur ne jouent si profondément que parce que ce sont des formes de la violence, que parce que le corps y est proprement sacrifié, à la fois figé dans sa perfection et violemment vivifié comme dans le sacrifice. Toutes les contradictions de cette société sont résumées là au niveau du corps.228 »

Ce sacrifice est celui de la vie et des rondeurs caractéristiques de la femme. Un des maux dont souffrent les jeunes filles en réponse aux critères de beauté irréalistes des médias et de la pression est l’anorexie mentale. Pour Rozenberg, l’anorexie mentale vise « un rejet du corps féminin et un refus de la maternité », de même qu’une « négation extrême de la chair229 ». La société occidentale prend donc comme image de prédilection, celui du visage de la mort, le sacrifice de la jeunesse et de la condition féminine. Mis à part le dictat de la minceur, le discours dominant impose plusieurs archétypes au corps féminin. Le contrôle de l’image, opéré par les médias de masse, impose aussi un idéal de jeunesse et d’immortalité.

228 Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 224-225.

229 Jacques J. Rozenberg. Le corps-autre et les sources de l’altérité : L’interface bio-psycho-culturelle, Bruxelles, Éditions de Boeck Université, 2011, p. 92.

Ce postulat de beauté irréaliste est décrié par la performeuse Rocío Boliver (alias La Congelada de Uva) dans ses performances. Par ses performances frappantes qui repoussent les limites discursives associées au corps de la femme, Boliver compose un contre-discours sur la femme actuelle, plus particulièrement sur la femme vieillissante, son corps et sa sexualité. En refusant de se soumettre à la norme imposée par la culture de masse et en choisissant d’exposer un corps vieillissant et vivant, Boliver réalise une autre forme de beauté féminine et une représentation alternative du corps féminin. Elle performe une anti- beauté, à travers l’expression de ses fonctions vitales et la force d’un corps en action. L’artiste se dissocie des discours et des dictats et fait frontière. Son corps tabou met en scène une étape de la vie méconnue, une réalité que toutes les femmes vivront : celle de la ménopause. La ménopause est pour la femme une expérience liminale, un moment charnière, où elle passe de la fertilité à un changement hormonal total. Boliver rend compte de cette expérience frontalière qui change la vie d’une femme et sa représentation sociale.

3.2.2.1 Le corps de la femme ménopausée

L’artiste Rocío Boliver est reconnue pour la réalisation de performances et d’œuvres d’art corporel (body art) flirtant avec la pornographie et produisant un effet-choc sur les nerfs du spectateur. Son traitement du corps féminin vise à repousser à la fois les limites corporelles, comme la douleur et les tabous entourant le corps de la femme et sa sexualité. Elle utilise le corps à l’instar d’un canevas transformable, un matériau et un lieu de propulsion de la douleur. À travers sa démarche performative, La Congelada explore la corporalité comme un terrain de jeu, mais aussi un objet de souffrance. L’artiste va même jusqu’à explorer les confins du vagin qui cesse d’être caché ou socialement démonisé et qui devient à travers son œuvre une partie du corps comme une autre, réceptacle de plaisir ou de différentes afflictions.

Armée d’une pompe à vélo, elle utilise même son sexe comme un instrument de musique dans la performance Sonata for pussyphone and voice, opus 140 (2009)230, où les sons

produits par son corps accompagnent le chant de la soprano Ana de Alba. Le vagin de la performeuse manifeste ainsi son existence audible et grotesque. Cette performance, à l’instar de plusieurs créations de Rocío Boliver, souhaite toucher le tabou entourant la sexualité de la femme entre deux âges, celle qui a vécu la ménopause, mais n’est pas encore vieille. Dans la performance Time Goes by and I Cannot Forget You : Between Menopause and Old Age231 réalisée en 2013, Boliver se livre à une déambulation sur une allée de défilé de mode. Complètement nue, chacune des parties de son corps est recouverte d’une image découpée dans des magazines, où les corps paraissent frais, parfaits, et qui ont été préalablement refaits à l’aide de logiciels comme Photoshop.

L’artiste défile devant le public à la manière d’une top modèle au corps décomposé et recomposé. Au fur et à mesure du déroulement de la performance, Boliver ira jusqu’à percer à plusieurs endroits la peau de son visage, marqué par le temps et la souffrance de la vie. Cette peau transpercée, mutilée et sacrifiée est aussi l’une des caractéristiques des performances de l’artiste, qui revient souvent à ce mode d’action corporel. Dans sa démarche artistique, La Congelada précise que son art est une manière corporelle de se rebeller contre la perte de sa beauté et le vieillissement de son corps, qui font d’elle une femme moins désirable pour la société de masse : « Quoi de mieux que de plonger tête première dans l’interdit, le pervers, le censuré, les thématiques singulières pour me parer contre le temps qui passe, qui mène à la destruction de ma vitalité, mon charme, ma lucidité, ma beauté et ma force.232 » L’art performance est donc la stratégie utilisée par cette femme pour tromper ou briser la frontière : transgresser son corps qui rappelle la mort inévitable et critiquer le discours sur la beauté féminine et la jeunesse.

230 Rocio Boliver et Ana de Alba, « Sonata for pussyphone and voice, opus 140 », Auditorio Olav Roots, Conservatorio de Música, Universidad Nacional de Colombia, Bogatá, 2009, [En ligne], http://hdl.handle.net/2333.1/qfttf0s6, page consultée le 27 février 2015.

231 Rocio Boliver, Time Goes by and I Cannot Forget You: Between Menopause and Old Age, Brooklyn International Performance Art Festival, New York, Grace exhibition place, 2013.

232 Traduction libre de : « What better than to dive headlong into the forbidden, perverse, censored, singled-out

topics to gird myself against the passing of time, which is leading to the destruction of my vitality, my charm, my lucidity, my beauty, my strength. », Rocio Boliver, « Artist statement », Site web de l’artiste, [En ligne],

Chaque geste performatif lui permet d’explorer la limite de ce que l’on considère comme inacceptable socialement : l’exhibition de son corps vieillissant et une démonstration sans gêne de la sexualité féminine. Pour La Congelada, cette mise à nu et ces démonstrations sont des prises de positions sociales et politiques puisque, selon elle, « la sexualité est politique233 ». L’art performance pour Rocío Boliver sert donc à parler de son expérience en tant que femme et lui permet de vivre intensément les sensations de son corps avant que le temps ne fasse son œuvre et que la mort ne l’emporte.

Le discours sur l’âge, plus précisément la femme âgée et les préjugés qui l’accompagnent, est une frontière socialement construite. L’exhibition à laquelle s’adonne l’artiste est un moment où la machine-désirante rend forme, où elle rejette la frontière de l’âge et la perte de pouvoir social qui vient avec l’expérience de la liminalité féminine. Le corps féminin vieillissant de Boliver est montré comme un corps en situation de pouvoir et de contournement des limites discursives imposées par le système capitaliste, qui rend la jeunesse et la beauté comme des biens commerciaux que l’on doit posséder à tout jamais. La corporalité de Boliver exhibée et amenée à son paroxysme rejette l’image de sagesse et paisible de la féminité pour embrasser la désinvolture et l’expression du désir.