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Des situations et des définitions :

J’aurais pu, après sa prise de parole, interroger Jean-François sur ce qu’il entend par techno. Toutefois, sachant tous deux que je connais le terme « techno », demander « comment définissez-vous la techno ? » aurait probablement menacé la poursuite et la quiétude de notre conversation. En effet, solliciter la définition d’un terme c’est prendre le risque de produire ou de découvrir de la différence. Aussi, de par sa fonction, cette question relève plus de l’entretien formel ou de l’interrogatoire que d’une discussion amicale. Deux locuteurs compétents (utilisant sans précautions explicites le terme « techno ») n’ont pas besoin de confronter leur compréhension de ce terme en produisant des définitions, à moins précisément de soupçonner un malentendu ou de s’intéresser à l’activité même : définir la « techno ». Evidemment, lors d’une interview organisée, cette rhétorique peut être pertinente : briser la proximité discursive qui caractérise nos usages partagés du langage permet en effet de mettre à jour ou à l’épreuve nos façons de concevoir le monde. Toutefois, il est nécessaire de remarquer combien nos conversations, ordinairement, cherchent à se prévenir contre ces situations potentiellement productrices d’étrangeté. Nous nous accordons dans nos usages des mots, non sur leur définition. Nous ne sommes pas des ethnomusicologues ou des juristes : la définition a ses contextes, l’exercice est assez risqué (et assez laborieux) pour que nous nous en prévenions autant que faire se peut.

Bien sûr, produire49 la définition d’un mot ne se confond en aucune manière avec le

fait de comprendre sa signification (au sens ordinaire). Si produire la définition d’un mot

49 Mon emploi du terme produire peut être compris à la fois comme fournir une définition (la présenter) et

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peut être considérée comme une des procédures d’évaluation de la compréhension de l’occurrence d’un terme (tout comme fournir la bonne réponse peut faire partie des procédures d’évaluation de la compréhension d’une question) elle constitue une activité à part entière. En d’autres termes, si produire la définition d’un mot fait partie de la grammaire de connaître un mot au même titre que comprendre sa signification, il ne faut en aucun cas confondre ces deux activités. Ayant brièvement emprunté son vocabulaire, je reprendrai à mon compte une citation de Ludwig Wittgenstein utilisée par Sandra Laugier pour éclairer cette distinction :

« ‘La signification du mot est ce qui est expliqué par l’explication de la signification’. C’est-à-dire : si vous voulez comprendre l’usage du mot ‘signification’, voyez donc ce que l’on appelle des « explications de signification ». Poser des significations qui seraient en quelque sorte « au-delà » de nos explications, et voudraient transcender le langage, c’est cela produire un mythe de la signification (« Car il n’y a rien de caché – ne voyez-vous pas toute la phrase ? ») (§§ 560 et 559) » (Wittgenstein in Laugier 1996 : 51)

Une des activités reconnues permettant « d’expliquer la signification d’un mot » consiste à lui produire une définition. Définir un terme dans le cadre d’une conversation ne nécessite pas le même travail et n’appelle pas le même genre d’accord que le définir dans un article scientifique. Il s’avère cependant que, dans ces deux contextes, produire la définition d’un

mot revient à prendre un risque : celui d’être contesté, démenti, désavoué ou révoqué.

Définir un mot c’est mettre en jeu un langage partagé : comment puis-je définir un terme qui nous est commun ? Qu’est-ce qui m’autorise à le faire pour les autres ? Le terme « techno », ainsi que la majeure partie des termes désignant des genres, des styles ou des mouvements musicaux (nos catégories musicales), échappent au projet de définition systématique entrepris par les dictionnaires. Cet état de fait n’est pas simplement imputable au caractère labile des usages de ces vocables50. En effet, pour étudier l’implication de ces catégories musicales dans nos façons de parler et de vivre ensemble la musique, il est nécessaire de considérer de manière critique la diversité et la cohabitation des pratiques définissant ces mots de la musique - quelles soient le fait de musiciens, de critiques, d’amateurs, de disquaires ou de chercheurs.

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Force et de constater que l’apparition du terme « techno » dans les magasins de disques précède son apparition dans les dictionnaires.

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Comme je l’ai montré en amont, les actes de parole différenciés par Austin, (placer, distribuer, instancier, affirmer, appeler, décrire, exemplifier, classer) impliquent de diverses manières le terme techno. La diversité des positions que peut tenir Jean-François en utilisant ce mot dévoile un ensemble beaucoup plus important de situations de définition. Par exemple, nous avons noté avec Austin que les deux formes d’identification - identifier-a (placer) et identifier-f (distribuer) - n’engagent pas de la même manière le terme techno. Lorsque je place, je cherche un nom qui s’apparie au type de mon élément. Mon utilisation du terme techno se réfère à ce que je tiens. Dans cette situation ma définition de la techno (la mise en mot que je peux produire à cette occasion donnée) aura pour trame une description de mon échantillon. Toutefois, et afin de répondre aux exigences de la définition (comme projet), je réduirai cette description à quelques critères pertinents. A l’inverse, lorsque je distribue, je dispose du terme techno et je cherche l’élément qui fera l’affaire. Dans une certaine mesure, j’ai déjà à disposition les critères me permettant d’utiliser ce vocable, je suis capable de reconnaître parmi d’autres ce qui est de la « techno ». La définition du terme techno requiert alors que je m’ajuste à ma situation de définition de façon à rendre pertinent mon énoncé précédent « c’est de la techno ».

Les distinctions esquissées entre ces deux types de définition est affaire de pratique : dans un cas je pars de l’élément vers la « techno », dans l’autre je pars de la « techno » vers l’élément. Les définitions que l’on obtient dans ces deux situations se ressemblent sans se confondre. Elles supposent et engagent des points de vue différents sur l’activité musicale. Pour distinguer plus dogmatiquement ces deux situations de définition je reprendrai à mon compte la distinction introduite par l’ethnomusicologue Sue Tuohy : dans notre première situation la définition du mot « Techno » répond à un projet descriptif, dans notre seconde situation, elle résulte d’un projet prescriptif (Tuohy 1999 : 63). L’engagement biographique nécessairement impliqué par ces productions discursives révèle implicitement la nature politique de nos accords linguistique. Si n’importe qui peut définir le terme « techno » (rien, si ce n’est l’absence d’imagination, ne nous en empêche), personne ne peut le faire, sans risque, dans n’importe quelle situation. Jean-François ne peut impunément - même pour les besoins de la conversation - définir comme il l’entend ce mot. Un de ses interlocuteurs pourrait condamner sa prise de parole. Il pourrait le corriger, le contredire ou le désavouer. Cette possible contestation de l’autorité et de la légitimité de Jean-François à faire sien le mot « techno » révèle ce qui est mis en jeu en

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usant ce terme. Parler la « techno » c’est investir une position, c’est s’engager dans et pour un monde partagé. Les mots, nos mots, font partie du monde, ils ne constituent pas une voie d’accès au monde, ils font partie de son expérience. Les usages de la notion de

convention ne nous apprennent rien quant à la spécificité de ce « parler ensemble ». Elles

ne rendent pas compte de sa naturalité et de son ouverture au scepticisme. Bien heureusement, l’invocation du dictionnaire ne pouvant clore nos conversations sur la définition de la « techno », nos accords dévoilent ce qui fait leur profondeur et leur précarité : nos vies constituent le lieu et le support de notre « parler ensemble ». Examiner les critères nous permettant de définir la « techno » c’est finir de nous accorder dans nos jugements. Il est nécessaire parfois d’en passer par là. Ce n’était pas le cas lors de mon échange avec Jean-François, Anne et Thomas.