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Diviser pour mieux chercher :

Mon ami n’est pas longtemps troublé par l’incongruité de mon interrogation. Il lui concédera même, avec quelque ironie, une certaine pertinence. Stéphane ne peut arrêter une seule réponse satisfaisante à ma question et ne peut donc répondre aux critères de réduction et de synthèse (mêmes relatifs « pour toi ») qu’elle appelle. La répétition du segment « je sais pas » rythmant le début de sa réponse balise sa fuite en avant. La bouche-

pause précédant ce segment (« euh…je sais pas ») prévient la compréhension de sa

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d’ajuster le flux de sa parole aux trajectoires de sa réflexion. Les changements rythmiques de sa réponse sont ceux d’une recherche. Considérons les pistes ouvertes par mon ami ce 16 novembre de l’année 2000. Dans ce but, je distinguerai deux moments dans sa réponse :

Stéphane : […] quelque chose de rendre les moments les plus anodins les plus pénibles un peu plaisants, euh…je sais pas pour, pour éviter d’être seul, le silence c’est un peu la solitude, donc la musique ça permet de rompre un peu avec tout ça euh…je sais pas c’est la possibilité de s’évader, d’imaginer qu’on est quelqu’un d’autre ou même pas de, de plus penser à soi tout simplement […]

Stéphane analyse sa pratique musicale en questionnant les effets et les fonctions de la musique. Grammaticalement parlant, ses propos accordent à la musique une capacité d’agir sur son environnement. Celle-ci permet et rend possible. En ce sens, elle peut également être utilisée pour permettre et rendre possible. Cette action est ici située dans l’intimité d’une relation à soi. Elle prend part, avec les objets de notre quotidien, aux « face-à-face » qui nous opposent à nous-mêmes. Dans la seconde partie de sa réponse mon ami semble corriger la tournure quelque peu grave (« pour éviter d’être seul », « de plus penser à soi

tout simplement ») prise spontanément par ses propos. Le rythme se fait plus rapide,

Stéphane suit le cours de ses pensées :

Stéphane : […] puis c’est aussi je sais pas, c’est la musique y a un côté comique, y a des musiques qui sont drôles souvent sans le vouloir mais c’est aussi un aspect intéressant de la musique, y a des musiques qui qui dynamisent, y a des musiques qui rendent agressifs y a des musiques qui permettent de mieux s’endormir, y a des musiques…je sais pas qui sont, qui sont bien pour boire un coup avec des amis euh…et d’autres qui sont mieux dans un walkman, dans un bus ou dans un train donc la musique je sais pas trop comment définir ça, c’est un loisir et en même temps c’est plus qu’un loisir, c’est aussi un mode de vie […]

Pour en finir avec l’embarras généré par ma question encombrante Stéphane conjugue la musique au pluriel. Mon ami parle « des musiques ». Les différences qu’il note produisent et organisent une diversité musicale. Ce travail de différenciation des musiques peut être considéré comme un travail de catégorisation. Il y a « les musiques qui permettent de mieux s’endormir », « les musiques qui dynamisent », « les musiques qui rendent

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agressifs », etc. Les catégories musicales produites sont des performatifs explicites. Le principe de catégorisation et l’étiquette se confondent. Cette fabrication des musiques suggère l’ensemble de savoirs composés sur nos façons d’ajuster la musique à nos situations d’écoute. Stéphane construit une diversité musicale en fonction des différents modes sur lesquels elle se donne à vivre. L’écoute de « certaines » musiques va provoquer « certaines » façons d’être (« y a des musiques qui qui dynamisent, y a des musiques qui

rendent agressifs »), favoriser « certaines » activités (« qui permettent de mieux s’endormir », « qui sont bien pour boire un coup avec des amis ») ou être valorisées dans

« certains » lieux (« qui sont mieux […], dans un bus ou dans un train »). Ce travail de catégorisation semble permettre de réifier et d’exposer les relations et les corrélations que l’on peut établir entre différentes situations, différentes façons d’être et différentes musiques. Cette façon de parler arrange l’ordre des possibles.

Stéphane décale mon interrogation sur la musique vers une problématique concernant la diversité musicale. Ce faisant, il engage une réflexion sur son vécu. S’il ne peut définir cet objet étrange qu’est la musique et épuiser les modes de vie qu’elle permet, il peut lui offrir un pluriel. Ce faisant, il l’incarne dans un jeu de relations. Remarquablement, il échappe de cette façon aux apories propres aux rhétoriques réalistes ou idéalistes servant l’organisation de duel entre la musique et l’auditeur. Ma question, malgré son absence d’accroche sur le monde ouvre, avec l’aide de Stéphane, une piste de recherche. Le travail de mon ami nous invite à interroger les liens existant entre nos façons de catégoriser la musique et nos façons de construire, de comprendre et d’exprimer nos pratiques musicales.

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I. Parler de recherche :

« Goûts musicaux » et catégories musicales :

Nous suivrons cette piste de recherche dans les ouvrages consacrés à nos « goûts musicaux ». Pour aborder les problèmes relatifs à l’écriture et à la modélisation de nos relations à la musique nous examinerons de façon critique les travaux d’Anne-Marie Green. Dans son ouvrage intitulé Des Jeunes et des Musiques. Rock, Rap, Techno..., la sociologue présente une étude sur le rapport des jeunes à la musique (Green 1997). S’affiliant aux textes de Pierre Bourdieu, elle questionne la consommation de musique d’une catégorie d’âge, les « adolescents », en vue de mettre à jour les relations complexes se tissant entre leur positionnement social et leur appréhension de la musique. Dans cette perspective, elle applique le concept de « culture de goût » à son étude de leur pratique musicale.

« Le concept de culture de goût peut, dans cette approche, rendre compte plus finement de la segmentation d’une catégorie sociale très large en groupes de tailles réduites qui se caractérisent par leur préférence pour tel ou tel genre de musique » (Green 1997 : 18).

Deux modes de catégorisation sont combinés dans la construction de cette recherche, celle d’une population (les adolescents) et celle de la musique (« Rock, Rap, Techno »).

« Nous avons bien vu que la catégorie sociologique des adolescents ne fait l’objet d’aucun consensus ; c’est pourquoi je propose de la catégoriser dans cette étude, pour une part, par son statut social de jeune scolarisé dans une institution scolaire. […] Pour une autre part, de les catégoriser selon les critères de la culture de goût, en prenant

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pour objet d’étude les genres musicaux qui les rassemblent (Rock, Rap, Techno). » (Green 1997 : 22)

Relevons ses réserves quand à la sélection des catégories musicales impliquées dans son enquête :

« En effet, établir une typologie des genres musicaux appréciés n’est pas aisé car chaque genre peut correspondre à des réalités différentes selon les personnes interrogées. Ce fait est d’autant plus exacerbé que ces jeunes jouent, pour affirmer leurs goûts, sur le particularisme et la différenciation. » (Green 1997 : 101)

L’élaboration d’une typologie pré-établie des « genres musicaux appréciés » pose à la sociologue un problème de référent. Les catégories musicales qu’elle utilise désigneraient des contenus mouvants selon les personnes interrogées. Elle attribue ce problème d’étiquetage à un jeu distinctif. Si le jeune enquêté ne peut ou ne veut pas lors de l’enquête inscrire sa musique dans les catégories proposées c’est qu’il joue, consciemment ou non, sur la différence qu’il produit pour s’affirmer. La citation de Pierre Bourdieu suivant cet extrait me semble encourager une référence à La distinction : parler ses « goûts musicaux » avec des catégories musicales, c’est se rappeler aux enjeux contenus dans sa propre catégorisation (Bourdieu 1979)53. L’usage d’une typologie pré-construite ne permet pas l’expression et l’analyse de ces jeux distinctifs. Anne-Marie Green n’étudie pas l’énonciation de « goûts musicaux » et son rapport avec un positionnement social mais l’état des « goûts musicaux » d’une population donnée. Aussi, la présentation des résultats de son enquête engendre une certaine confusion quand à leur objet :

« Enfin la relative importance de la catégorie « autres » (29 %) nous confirme l’extrême difficulté pour le jeune, à intégrer ses goûts musicaux dans une typologie pré-établie. Les précisions données par les enquêtés, lors d’entretiens individuels, montrent bien qu’une grande partie des genres classés dans « autres » pourraient être néanmoins classés dans la typologie proposée. » (Green 1997 : 103)

53 La chercheuse choisit cependant de citer un autre ouvrage du même auteur (Bourdieu 1964) à la suite de

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Cette catégorisation d’une population dans une typologie pré-construite de genres musicaux, catégorisation que l’on retrouve chez Olivier Donnat dans ses travaux commandés par le Ministère de la Culture (Donnat 1994, 1998), questionne l’implication de catégories musicales dans la modélisation et la comparaison des « goûts musicaux » d’un ensemble déterminé de locuteurs. La construction proposée repose sur une hypothèse implicite : la cohérence et la diversité des « goûts musicaux » se calqueraient sur la cohérence et la diversité des musiques écoutées.

Les difficultés propres à cette méthode de construction et d’analyse des « goûts musicaux » méritent d’être appréciées. Ainsi, pour présenter, organiser et quantifier les « goûts musicaux » d’une population sélectionnée, le chercheur doit pouvoir identifier et différencier les musiques qu’elle écoute. Au préalable, il doit donc s’interroger sur l’organisation d’une pluralité de musiques tout en enquêtant sur les usages linguistiques des personnes dont il veut comparer les « goûts musicaux ». La construction d’une enquête par questionnaire nécessite dès lors de mettre en rapport les problématiques cognitives impliquées par la construction d’une diversité musicale avec les problématiques politiques inhérentes à l’identification de communautés linguistiques. Ce travail est indispensable à une interprétation pertinente des chiffres produits. Je vous laisse apprécier sa complexité.

Cette recherche sur les rapports des adolescents à la musique fait apparaître deux problèmes fondamentaux lorsqu’on s’intéresse aux « goûts musicaux ». Le premier est relatif à leur signification : comment donner sens à cette catégorie et mettre en scène son lien avec un ensemble de pratiques et d’énoncés ? Le second est relatif à la production de leur diversité : s’il existe différents « goûts musicaux », comment représenter leur diversité ? Au-delà des critiques concernant la pertinence de la modélisation proposée par la sociologue, il faut en effet interroger le rapport au langage institué par cet usage de catégories musicales. La transition d’une étude sur nos façons de parler notre attachement à la musique avec des genres musicaux à une catégorisation des « goûts musicaux » dans des genres musicaux établit une rupture dans nos usages de catégories musicales. L’efficacité rhétorique de la modélisation proposée tend à taire les enjeux relatifs à la recherche d’une façon d’exprimer et de partager nos pratiques. Cette organisation et cette quantification des « goûts musicaux » dans des catégories musicales ne rendent pas compte des problèmes posés par la comparaison de nos attachements à la musique. Les références à une

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distinction de nature et à une complémentarité de fait entre les enquêtes qualitatives et les enquêtes quantitatives légitiment cette absence de connexion entre la représentation des « goûts musicaux » d’une population et les enjeux propres à leur cohabitation et à leur expression. Il ne s’agit pas ici d’évaluer les enquêtes statistiques avec des critères produits sur des analyses conversationnelles mais de considérer les problématiques discursives engagées dans la production de ces chiffres du goût.