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Distinction, typologie et catégorisation :

Intéressons-nous aux œuvres de Théodore Adorno et de Pierre Bourdieu. Les analyses critiques composées sur la juxtaposition de ces auteurs ne s’inscrivent pas dans l’opposition classiquement entretenue entre les sciences sociales et l’esthétique. Elles résultent de la mise au jour dans leur texte de questionnements concernant les procédés de catégorisation nécessaires à l’étude de nos relations partagées à la musique. Je débuterai ces lectures en revenant sur les problèmes linguistiques générés par le projet critique mené par Pierre Bourdieu dans son ouvrage La distinction. Critique sociale du jugement (Bourdieu 1979). Citons le sociologue :

« Le goût est une disposition acquise à « différencier » et « apprécier » ; comme dit Kant, ou, si l’on préfère, à établir ou à marquer des différences par une opération de

distinction qui n’est pas (ou pas nécessairement) une connaissance distincte au sens de

Leibniz, puisqu’elle assure la reconnaissance (au sens ordinaire) de l’objet sans impliquer la connaissance des traits distinctifs qui le définissent en propre. » (Bourdieu 1979 : 543)

Pierre Bourdieu étudie la reconnaissance et l’appréciation d’un ensemble d’œuvres artistiques par des individus. Il s’intéresse à la production sociale de « distinctions » et à leur « objectivation » et à leur « naturalisation ». De la lutte des classes aux luttes de classements, le déplacement est désormais reconnu. Cette approche des « jugements esthétiques » génère une réflexivité proprement sociologique :

« Ainsi, les agents sociaux que le sociologue classe sont producteurs non seulement d’actes classables mais aussi d’actes de classement qui sont eux-mêmes classés. La connaissance du monde social doit prendre en compte une connaissance pratique de ce

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monde qui lui préexiste et qu’elle ne doit pas omettre d’inclure dans son objet bien que, dans un premier temps, elle doive se constituer contre les représentations partielles et intéressées que procure cette connaissance pratique. » (Bourdieu 1979 : 544)

Comment le sociologue expérimente-t-il les luttes de classement révélées par cette mise en intrigue du goût et des goûts ? Comment assume-t-il sa position ? Considérons le questionnaire présenté en fin d’ouvrage utilisé pour les enquêtes statistiques ; notamment les questions touchant à la musique, les questions 7, 17, 19, 20, 21 (Bourdieu 1979 : 599- 604). Pour matière, je me permettrai de citer l’enchaînement de questions 19, 20, 21 (Bourdieu 1979 : 602-603). Je vous invite à jouer le jeu proposé.

[…]

19 - Parmi les jugements exprimés ci-dessous, quel est celui qui est le plus proche de votre opinion ?

la grande musique, c’est compliqué la grande musique, ce n’est pas pour nous

j’aime la grande musique mais je ne la connais pas

j’aime bien la grande musique, par exemple les valses de Strauss toute musique de qualité m’intéresse

20 – Quelles sont, dans cette liste, les œuvres musicales que vous connaissez ? Pouvez-vous indiquer, dans chaque cas le nom du compositeur ?

Œuvre connue Compositeur

La Rhapsody in blue La Traviata

Le Concerto pour la main gauche La Petite musique de nuit

L’Arlésienne La Danse du sabre L’Oiseau de feu Schéhérazade L’Art de la fugue La Rhapsody hongroise

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L’enfant et les sortilèges Le Beau Danube bleu Le Crépuscule des dieux Les Quatre saisons Le Clavecin bien tempéré Le Marteau sans maître

21- Quelles sont parmi les œuvres ci-dessus, les trois que vous préférez ?

[…]

La lecture de cette série réalise une expérience linguistique. La question 19 nous soumet un ensemble fini de propositions. Ces énoncés n’ont pas de contexte d’occurrence. Leur existence n’occupe aucun espace dramaturgique. Comme les « opinions » dont ils permettent la distinction, ils participent d’un monde de discours. Nous parlons désormais de « grande musique », il nous faut prendre position et donc choisir un énoncé. En 20, on nous demande de reconnaître un ensemble d’œuvres et de leur associer des compositeurs. Il ne s’agit pas d’exprimer une familiarité mais de remplir un tableau. Cette activité scolaire, activité « distinctive » s’il en est, parlera pour nous notre relation à la « grande musique » et servira la comparaison et la hiérarchisation de nos pratiques. La diversité des productions verbales occasionnées par cette question et la suivante rend compte de ce qu’on nous demande de taire. Que va retenir l’enquêteur des recadrages nécessaires à nos réponses ? Probablement ce que nous devons faire : une liste de nos trois œuvres préférées. Ce questionnaire ne s’appuie pas sur les compétences linguistiques d’un enquêteur, si ce n’est pour suppléer les compétences de lecteur de l’enquêté. En effet, le rôle prêté au support graphique dans cette série (sélection entre plusieurs énoncés, mise en colonne des œuvres) limite clairement ses prérogatives. L’enquêteur est là pour faire lire des questions et veiller à l’inscription des réponses. Ce questionnaire produit des jeux de classements. Il permet d’évaluer nos rapports différenciés à la « grande musique ». Paradoxalement mais sciemment, il s’intéresse à nos pratiques distinctives sans produire de situations d’interlocution.

En organisant un rapport problématique à l’objet musical, ce questionnaire rend possible la quantification et la comparaison de nos façons d’aimer la musique Cette méthode d’étude des luttes de classement élaborée par Pierre Bourdieu détermine une

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ontologie litigieuse. Pour éclairer de façon critique le sociologisme propre à cette construction, j’aimerais que nous considérions le travail de typologisation des attitudes

musicales réalisé par Theodor Adorno (Adorno 1994 : 7-25). Je ferai de ce détail quelque

peu ingrat de ses recherches une expression majeure de ses problématiques esthétiques et politiques. La typologie proposée peut être comparée à l’instrument de « mise au jour » de

La distinction élaboré par Pierre Bourdieu. En effet, la place qu’elle accorde à l’objet

musical - la « grande musique » et les « œuvres musicales » - pour distribuer des différences entre des auditeurs la rend compatible avec le questionnaire sociologique présenté en amont. Ce point de symétrie et les positions qu’il organise révèlent les médiations nécessaires à un discours sur nos « goûts musicaux » ou sur nos écoutes. La typologie proposée par Théodor Adorno ne s’appuie sur aucun matériel empirique. Le philosophe légitime ce choix en proclamant contre tout sociologisme un musico- centrisme :

« Certes, la société est constituée par l’ensemble des auditeurs ou non-auditeurs de musique, mais les propriétés objectives structurelles de la musique déterminent tout de même les réactions des auditeurs. C’est pourquoi le canon qui guide la construction des types ne se réfère pas uniquement, comme lors de sondages empiriques d’ordre purement subjectif, au goût, aux préférences, aux aversions et aux habitudes de ceux qui écoutent. Il repose bien plus sur l’adéquation ou l’inadéquation de l’écoute à ce qui est écouté. » (Adorno 1994 : 9)

Cette possible adéquation entre l’écoute et son objet est incarnée par la notion d’écoute

structurelle. Elle permet à Theodor Adorno de se placer dans l’œuvre et de faire valoir son vouloir dire54. C’est dans ce rapport à l’œuvre qu’Adorno différencie les types d’auditeurs : de l’expert, « défini selon le critère d’une écoute parfaitement adéquat » (Adorno 1994 : 10) à « l’indifférent à la musique » (Adorno 1994 : 22). De l’adéquation structurelle à l’absence de relation :

1. « L’expert » (p.10) 2. « bon auditeur » (p.11)

54

Pour un commentaire de cette même typologie et de la place problématique qu’elle accorde à l’« œuvre », cf. Szendy 2001 : 124 –129.

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3. « auditeur de culture ou consommateur de culture » (p. 12) 4. « l’auditeur émotionnel » (p.13)

5. « auditeur de ressentiment » (p.15) 6. « auditeur de divertissement » (p.19)

7. « l’indifférent à la musique ou celui qui est n’a pas le sens de la musique, et de celui qui est

contre la musique » (p. 22)

Cette différenciation annoncée des attitudes musicales se lit comme une différenciation des

types d’auditeurs. Cette typologie et sa hiérarchie déterminent la reconnaissance de nos

écoutes : « quel auditeur êtes-vous ? ». Ces catégories se pratiquent comme une alternative au questionnaire de Pierre Bourdieu. Elles révèlent la diversité des positions et des médiations mises en œuvre pour différencier et comparer nos façons de vivre la musique55.

Des catégories musicales utilisées par Anne-Marie Green pour différencier et organiser les « goûts musicaux » des jeunes au monde de lutte de classement expérimenté par Pierre Bourdieu dans ses questionnaires pour finir sur les types d’auditeurs différenciés par Theodor Adorno, l’environnement littéraire investi et les questions graphiques soulevées accréditent notre hypothèse de départ : les questions soulevées par l’identification et l’organisation d’une diversité musicale sont indissociables des questions propres à l’identification et à l’organisation de communautés de vie. En nous intéressant à nos façons de parler ensemble la musique en la catégorisant, nous questionnerons les savoirs que nous élaborons sur ces corrélations.

55 Pour nous décentrer considérons la typologie des auditeurs proposée par Hennion, Maisonneuve et Gomart

2000 : 121-126.Deux ensembles de types fonctionnant en opposition sont proposés : les « aventuriers » / les « opportunistes » ; les « émotifs » / les « méthodiques ». Selon les auteurs, « ces types définissent la relation de l’amateur au disque et à la musique classique » (Hennion, Maisonneuve, Gomart 2000 : 121). La production de ces types d’auditeur permet d’incarner des attitudes musicales ou des attentions à la musique. La construction de ces types s’apparente à une méthode d’identification et de classement des locuteurs en

auditeurs. Nos chercheurs s’intéressent à des descriptions de pratiques musicales, à des façons de parler, et

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II. Chercher en parlant :