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Félicité et scepticisme :

Evidemment, cet échange semble exsangue de toute intensité dramatique. A la mesure de notre conversation, il ne présente rien de remarquable. Il ne peut prétendre sérieusement devenir une anecdote familiale. Sans cette transcription écrite, il aurait été abandonné à l’ordinaire sans générer d’autres discours. Contre ce dénouement naturel, j’aimerais revenir sur le sentiment d’étrangeté généré par ces quelques tours de parole. En effet, le scénario de cette séquence - mon ami me demande si je connais Marc Clément, son père m’apporte les informations rendues nécessaires par ma réponse négative – dévoile la condition problématique de nos conversations sur la musique. Ma réplique sans équivoque, « non », compromet la réussite de la réunion appelée par Anne. En l’absence de connaissance sur Marc Clément, je ne peux investir l’espace occupé par mes interlocuteurs. La conversation ne peut prendre : peut-on parler de ce disque « ensemble » sans disposer de lieux communs ? L’assertion de Jean-François « c’est de la techno,…pure » recouvre ce péril révélé par ma réponse à la question de mon ami. Elle me ramène dans un espace de co-locution familier et viable. Sa concision et son efficacité motivent la poursuite de notre

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conversation. Nous n’aurons pas à revenir sur ce fait, « c’est de la techno,…pure », poursuivons ensemble.

Je n’attendais pas de la part de Jean-François un énoncé aussi factuel impliquant le terme « techno » et lui associant un adjectif qualificatif comme « pure ». Sur le moment, je n’ai laissé paraître aucune surprise : son expression aurait été déplacée. La mise à jour (par leur rupture) de mes attentes conversationnelles lui aurait fait douter de mon intérêt pour ses propos. Je ne suis pas censé, du fait de son âge (50 ans) et de son assimilation à la génération de mes parents, exclure ce genre d’intervention de mes attentes le concernant. Mes ajustements biographiques m’apparaissent - a posteriori - exagérés. Ils portent préjudice à la conversation. L’écho des interventions de Thomas, tout d’abord teinté de dérision (« tu connais pas ? ») puis de doute (« ouais enfin bon c’est… ») ravive pourtant le sentiment d’incongruité généré par la prise de parole de Jean-François. La discrète interrogation de sa mère (« pure ? »), offre, elle, une prise discursive à mon scepticisme. Jean-François - techno - pure : comment accepter cette étrange association ?

Le père de Thomas ne possède qu’un disque de « techno », celui de Marc Clément. La télévision (M6) et beaucoup plus rarement la radio (surtout en zappant de station en station lors de trajets ponctuels) constituent ses principales sources pour découvrir des artistes et des morceaux pouvant appartenir à cette catégorie. De ce point de vue (ethnographique bien qu’indigène) son utilisation de l’adjectif qualificatif « pure » m’apparaît incongrue. Ayant ré-écouté Jean-François décrire ses incursions dans de nouveaux espaces musicaux, il m’est difficile de reconnaître une pertinence à la distinction qu’il introduit (« pure » !?). Ce doute - fondé sur un ensemble d’attentes et de présupposés indigènes relatifs à nos pratiques et à nos façons de parler musique et ravivé par ce travail sur mes souvenirs - fait apparaître les risques pris par le père de Thomas. Un de ses interlocuteurs, en l’occurrence son fils, aurait pu déclarer son énoncé inepte, le corriger ou le parodier en soulignant son incongruité. Jean-François aurait pu perdre la face, devant sa femme et moi, et mettre à jour les limites de ses compétences en matière de musique. Drame on ne peut plus ordinaire. Drame auquel personne ne s’expose inutilement (notamment en présence d’un enregistreur).

Cet échange est heureux. Le scepticisme issu de ces quelques tours de parole est irrémédiablement absorbée par le flux de notre conversation. En l’absence d’accroche

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discursive sur le disque de ce compositeur, il nous faut cet énoncé et faire bonne figure. Sans déroger à cette nécessité conversationnelle, je vous proposerai une approche anthropolinguistique de cette séquence. En formulant et en modélisant un ensemble de problèmes relatifs à la description, à la contextualisation et à l’interprétation de la prise de parole de Jean-François, je questionnerai nos façons de vivre avec des catégories musicales. Le constructivisme ethnographique proposé jouera de sa propre prétention à saisir le réel. Contre le péril sceptique inhérent à ce travail, je dégagerai une problématique sur le partage de notre langage en questionnant la condition de nos accords linguistiques.

Il me faut avertir vos lectures. Cette partie de notre investigation expérimente à dessein les problèmes générés par une manipulation textuelle de notre langage ordinaire. Les ouvrages cités, le vocabulaire analytique utilisé, les modélisations composées servent l’élaboration d’une posture ludique et réflexive. De cette position nous reconsidérerons l’existence des catégories musicales que nous usons et rencontrons dans notre quotidien. Ce faisant j’aimerais repeupler votre monde de locuteur en vous affranchissant par la lecture de la raison graphique organisant nos relations aux catégories musicales.

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I. Du réel : peut-être

« Comment parler » : travailler avec John L. Austin

Pour entreprendre ce travail, je délaisserai provisoirement la précision apportée par le père de Thomas. Je me concentrerai donc dans un premier temps sur son énoncé esseulé et épuré « c’est de la techno ». Pour ce faire, je me référerai à la pratique développée par John L. Austin dans son article « Comment parler. Quelques façons simples » (Austin 1994 : 113-135). En dévoyant son examen des actes de paroles de genre assertif, je

travaillerai le segment « c’est de la techno ».

Pour décrire et mettre en scène l’acte de parole fait par Jean-François, je me positionnerai dans la « situation de parole »33 composée par le philosophe (situation élaborée pour différencier les actes de parole de genre assertif). J’y formulerai un ensemble de questions analytiques et descriptives : que fait Jean-François en disant « c’est de la

techno » ? Est-ce qu’il affirme que ce dont il parle est de la « techno » ? Est-ce qu’il identifie ce dont il parle comme de la « techno » » ? Est-ce qu’il décrit ce dont il parle

comme de la « techno » ? Est-ce qu’il appelle ce dont il parle « techno » ? Etc. Qu’est-ce qui différencie ces actes de parole ? Qu’est-ce qui est en jeu dans ces descriptions de son énonciation ? Le dessein de cette rhétorique est de mettre à profit les problèmes relatifs à l’étude des actes de parole – notamment leur nomination et leur différenciation - en vue d’interroger nos usages de catégories musicales et de questionner nos façons de catégoriser la musique. Avec Austin nous verrons ainsi que « les noms des actes de parole sont plus nombreux, plus spécialisés, plus ambigus et plus significatifs qu’on ne l’admet

33 « un modèle simplifié de situation où nous faisons usage de la langue pour parler du monde »

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habituellement » (Austin 1994 : 132). En s’employant à spécifier leur diversité, nous comprendrons que « souvent la différence entre un acte de parole pourvu d’un nom et un

autre est fonction principalement de la différence entre les situations de parole où respectivement les effectuer » (Austin 1994 : 132). En impliquant mon analyse dans

l’épaisseur intonative de ma conversation avec Anne, Jean-François et Thomas j’offrirai un prolongement anthropologique spécifique à cette forme singulière de « phénoménologie linguistique »34 et aux problématiques qu’elle génère. Dans ce but, j’étudierai l’occurrence de l’adjectif « pure » (« c’est de la techno,…pure ») et m’attacherai à saisir sa pertinence en ouvrant la définition de notre situation de parole à un questionnement d’ordre

dramaturgique.

L’article de John Austin que nous dévoierons « Comment parler. Quelques façons simples. » débute par une modélisation du monde et une modélisation du langage permettant de parler de ce monde. La composition de cette « situation de parole » ainsi que sa complexification progressive comportent, comme l’ensemble de l’œuvre du philosophe, une dimension pédagogique et une tournure humoristique (par l’humilité - en grande partie contre les philosophes). Nous investirons cette construction pour expérimenter et mettre en cause la condition des modèles linguistiques produits pour étudier les catégorisations et les occurrences de catégories musicales. Ce faisant, je suggérerai une connexion sur le programme de recherche proposé par Louis Quéré en introduction de l’ouvrage collectif

L’enquête sur les catégories De Durkheim à Sacks (Fradin, Quéré, Widmer 1994 : 9-40).

L’auteur y préconise un éclaircissement de la notion de catégorie. Dans ce but, il présente un plan en trois points : la recherche d’une alternative aux conceptions taxinomiques de la catégorisation, la critique de la place accordée au jugement prédicatif dans la production de ces études sur les catégorisations et le maintient d’une distinction entre catégorie, concept, mot et sens des mots (Fradin, Quéré, Widmer 1994 : 28).

En suivant et dévoyant l’enseignement d’Austin, j’investirai ce programme de

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« Quand nous examinons ce que nous dirons quand, quels mots employer dans quelles situations, encore une fois, nous ne regardons pas seulement les mots (ou les « significations », quelles qu’elles soient), mais également les réalités dont nous parlons avec les mots ; nous nous servons de la conscience affinée que nous avons des mots pour affiner notre perception, qui n’est toutefois pas l’arbitre ultime, des phénomènes. C’est pourquoi je pense qu’il vaudrait mieux utiliser, pour cette façon de philosopher, un nom moins trompeur que ceux mentionnées plus haut [philosophie « linguistique » ou « analytique » ou encore « analyse du langage »], par exemple « phénoménologie linguistique », mais quel nom que celui-ci ! » (Austin 1994 : 144)

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recherche original. Les manipulations que nous ferons subir à la prise de parole de Jean- François nous conduirons ainsi à dépasser l’identification des énoncés de genre « X est un

Y » en terme de jugement prédicatif. Cette rupture avec l’usage du couple sujet/prédicat et

l’identification de l’acte d’énonciation en terme de jugement servira le déploiement d’une ethnographie des inscriptions et des usages de catégories musicales. A cette fin, l’emploi d’une modélisation apparaît quelque peu paradoxal. Cependant, pour citer Austin :

« dans une certaine mesure, nous faisons probablement usage, même dans le langage ordinaire, de modèles de la situation de parole en utilisant les termes que nous employons pour les actes de parole. En tous cas, la construction de ces modèles peut contribuer à clarifier les différents types d’actes de parole possibles. N’importe lequel de ces modèles, même le plus simple, semble devoir être assez complexe – trop complexe pour le modèle standard sujet-prédicat ou classe-membre. » (Austin 1994 : 132).

Vous l’aurez compris, en modélisant nous questionnerons les raisons de nos modélisations. Les pratiques textuelles mises en place appellent leur propre dépassement. De leur prétention à saisir le réel nous tirerons notre aspiration à l’ordinaire.