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Conclusion : comment se dire représentatif ?

Lors de notre première rencontre, pendant l’apéritif précédent notre repas, les parents de Thomas m’ont questionné sur la réalisation de mon enquête et sur leur mise à contribution. En quelques mots et en toute simplicité, ils se renseignaient sur les conventions nécessaires à la représentation académique de ma recherche. De façon générale : combien de personnes est-il nécessaire d’interroger pour constituer un « échantillon représentatif » ? De façon particulière : quels sont les termes de leur représentativité ? Spontanément, j’ai soutenu un positionnement indigène en critiquant les « CSP »63 utilisées par les professionnels de la recherche pour chiffrer et comparer des

« goûts musicaux ». A posteriori, je souhaiterais répondre à leur questionnement en étudiant les activités servant l’identification de nos écoutes et l’évaluation de nos pratiques. En effet, si j’ai revendiqué auprès de mes interlocuteurs un intérêt pour le singulier je ne contesterai pas l’intérêt et la légitimité d’une réflexion concernant les conditions de généralisation d’une analyse, que celle-ci se déploie en conversation ou s’inscrive dans un texte. C’est pourquoi, profitant de la réflexivité propre à notre position, je nous intéresserai à « nos » façons d’expérimenter notre représentativité avec des catégories musicales.

Etudions un extrait de la conversation enregistrée avec Anne, Jean-François et Thomas réalisé le 10 octobre 200064 :

Jean-François :[...] Par contre si je veux écouter de la musique, c’est vrai que je l’écoute plus souvent seul qu’avec Anne, ou avec un appareil avec un casque, ou

63 Catégories socioprofessionnelles.

64 Cet extrait provient de la même source que l’extrait produit dans notre second chapitre, « c’est de la

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quand je suis seul j’écoute de la musique qui… que pas beaucoup de personnes écoutent…

Anne : T’en sais rien…

Jean-François : Quand j’en parle, je dis que j’écoute ça, tous les gens me regardent avec effroi en me disant :

- c’est quoi cette merde ?

C’est vrai que ça s’est appelé cosmic music, [...]

D’après Jean-François, la « cosmic music » est une musique écoutée par peu de personnes. L’intervention de son épouse (« t’en sais rien... ») fait apparaître les risques inhérents à ce genre d’assertion. Comment peut-il être aussi catégorique ? Comment peut-il savoir ce qu’écoutent les gens ? Jean-François, pour répondre à cette contestation explicite de son autorité, rend compte de sa méthode d’évaluation de la diffusion de la cosmic music : il introduit ses conversations comme des lieux et des moyens possibles pour expérimenter la

reconnaissance de sa pratique. De notre point de vue, le père de Thomas redouble la

construction de cette investigation anthropolinguistique :

[…]

Jean-François : Quand j’en parle, je dis que j’écoute ça, tous les gens me regardent avec effroi en me disant :

- c’est quoi cette merde ?

[…]

Les réactions suscitées par son intérêt pour la cosmic music l’informe sur l’originalité de sa pratique. En prêtant voix à ses interlocuteurs, Jean-François incarne leur manque de familiarité avec cette catégorie et confirme son assertion : « j’écoute de la musique qui…

que pas beaucoup de personnes écoutent… ». L’« effroi » qu’il prête à ses interlocuteurs le

renseigne sur la particularité de sa façon de parler. Son expérience conversationnelle lui permet de s’orienter. En distinguant dans nos discussions le commun du singulier, l’ordinaire de ce qui ne l’est pas, Jean-François s’inscrit avec sa cosmic music dans un

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espace différencié. De cette façon il peut se mettre en perspective et questionner les termes de sa représentativité. Ce monde de catégories musicales dans lequel il évolue lui permet de se situer65

dans sa relation à la musique.

Jean-François : […]C’est vrai que ça s’est appelé cosmic music, ça s’est appelé… je sais pas comment on appelle ça. Vangelis Papathanassiou, y a eu Tangerine Dream, Klaus Schulze…

Anne : …je sais pas comment ça s’appelle d’ailleurs cette musique… Thomas : …new age ou un truc comme ça, ça a des noms bizarres… Jean-François : …ça pourrait être l’ancêtre, l’ancêtre de la techno… Thomas : …ouais sur certains trucs…

Jean-François : …probablement, parce que c’est une question de rythme, de percussion…

Thomas : …et puis c’est parce que c’est synthétique aussi… Jean-François : …ouais synthétique.

[…]

Jean-François, sur sa lancée, soulève un questionnement concernant l’appellation de sa musique. En premier lieu, il fait référence à ce qui serait son ancienne étiquette (« ça s’est

appelé cosmic music ») puis se met à la recherche d’une remplaçante. Pourquoi ce terme

« cosmic music » ne convient plus à Jean-François ? Pourquoi recherche-t-il une nouvelle

65 Cette analogie en termes de positionnement et d’orientation me permet de rendre compte de l’inscription

des savoirs mis en œuvre pour évaluer notre représentativité. L’usage écrit de ce vocabulaire implique une bibliothèque sociologique. Ainsi, cette grammaire spatiale traverse l’œuvre de Pierre Bourdieu qui elle-même emprunte ses termes aux travaux d’Erving Goffman : « le goût, fonctionnant comme un sens de l’orientation sociale (sense of one’s place [l’expression est de Goffman]), oriente les occupants d’une place déterminée dans l’espace social vers les positions sociales ajustées à leur propriétés, vers les pratiques ou les biens qui conviennent aux occupants de cette position, qui leur « vont » » (Bourdieu 1979 : 544). Le péril sociologiste contenu dans cette analogie trouve une expression aboutie dans les graphiques de La distinction (Bourdieu 1979 : 392). La raison nécessaire à cette modélisation d’un espace de positionnement social prête à nos savoirs des critères qui ne sont pas les leurs. Nos façons de faire s’apprécient dans leur mouvement et leur déploiement. En inscrivant les catégories que nous usons sur une page, en les privant de leur air, celui qui est nécessaire à nos conversations, nous les privons de leur dimension expérimentale.

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appellation pour sa musique? En effet, non seulement nous disposons d’une étiquette originale, mais en plus (outre les connaissances supplémentaires que peuvent avoir Anne et Thomas et les précisions apportées au cours de cette conversation) Jean-François spécifie son contenu en se référant aux différents compositeurs l’incarnant : « Vangelis

Papathanassiou, y a eu Tangerine Dream, Klaus Schulze… ». Pour recouvrer la pertinence

du questionnement développé par mes interlocuteurs je proposerai une hypothèse à caractère historique. Cette disqualification de l’appellation « cosmic music » concerne son

actualité et témoigne des enjeux relatifs à l’investissement discursif de notre quotidien. En

d’autres termes, Jean-François considérerait l’appellation « cosmic music » comme obsolète et chercherait donc un nouveau nom à sa musique afin d’assurer une visibilité

nouvelle à sa pratique. L’évolution de cette discussion vers un questionnement d’ordre

généalogique semble valider cette hypothèse. Ainsi, en branchant la cosmic music sur la techno, (« ça pourrait être l’ancêtre, l’ancêtre de la techno ») Jean-François réactualise explicitement son inscription dans un quotidien. La confirmation apportée par son fils (« ouais sur certains trucs ») cautionne cette construction historique.

[…]

Jean-François : …probablement, parce que c’est une question de rythme, de percussion…

Thomas : …et puis c’est parce que c’est synthétique aussi… Jean-François : …ouais synthétique.

[…]

La négociation et la validation de ce branchement activent une problématique musicale. La production de cette continuité historique se discute dans la musique, dans sa forme et sa production. Les enjeux de ce nouvel étiquetage débordent ces expérimentations musicologiques. La réalisation d’une généalogie entre ces catégories permet à Jean- François de conférer une visibilité à l’objet de son écoute (sa musique) dans une diversité musicale contemporaine : Des jeunes et des musiques. Rock, Rap, Techno, « cosmic

music » dirait-il avec Anne-Marie Green (Green 1997). La réussite de son branchement,

assurée et créditée par son fils, lui permet de se recomposer une voix. Jean-François actualise les outils d’expérimentation de sa représentativité. Quelles réactions auraient ses

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interlocuteurs si le père de mon ami leur disait, comme il l’a fait lors de ce repas, qu’il écoute une musique qui « pourrait être l’ancêtre de la techno » ? En quoi ce changement de visibilité transformerait son expérience conversationnelle et la représentation de sa pratique ?

Jean-François figure l’expérience conversationnelle nécessaire à la reconnaissance et à l’évaluation de nos relations à la musique. Pour questionner l’arrière-plan d’accords mis en jeu par ces recherches en conversation, je nous intéresserai brièvement à un extrait de mon entretien avec Dominique enregistré le 4 novembre 2000 :

Dominique : [...] Et après j’écoute un peu la radio, mais j’ai du mal à trouver une radio où y a quelque chose qui me plaise. Si on écoute NRJ y’a trop de techno, si on écoute RFM y’a trop de vieux, de vieux clèch. Donc j’ai du mal à trouver une radio qui soit entre deux oui c’est vrai. C’est vrai, mais je suis un peu particulière peut être parce que, parce que y en a beaucoup de mon âge qui écoutent pas ce que j’écoute, qui sont plus classiques, qui vont adorer Johnny Hallyday ou qui vont adorer Patricia Kass, ou qui vont adorer, je sais plus comment il s’appelle, l’ancien de Vanessa Paradis je me rappelle plus son nom, [Moi : Gainsbourg…/non !] Non…non je sais plus, un chanteur style Fiori aussi tout ça j’aime pas donc. Donc c’est vrai que je suis un petit peu atypique. Déjà…que j’écoute un petit peu de hard-rock aussi ça surprend [rires] ça surprend un peu mais bon, j’aime bien, pas tout le temps, mais j’aime bien de temps en temps.

[...]

Dominique, en témoignant de sa difficulté à trouver une radio qui lui convienne, ouvre une parenthèse réflexive sur sa pratique musicale. Son désir de trouver un juste milieu entre « NRJ » et « RFM » l’amène ainsi à identifier et à évaluer sa façon de vivre la musique. Son positionnement médian se comprend comme une inadéquation avec les pratiques affiliées à ces stations. Son écoute est incompatible avec les écoutes impliquées par les programmes de ces radios. Sa position apparaît en négatif : elle est là où il n’y a pas « trop

de techno » ou « trop de vieux clèch’ ». Si son positionnement dans des musiques

l’informe sur l’originalité de sa pratique, sa représentativité s’évalue dans une catégorie d’âge : « mais je suis un peu particulière peut être parce que, parce que y en a beaucoup

de mon âge qui écoute pas ce que j’écoute ». Cette double catégorisation est nécessaire à la

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plus classiques » sans identifier leur âge et leur musique.

La mère de Stéphane ne fait pas de sociologie. Elle n’investit pas de problématiques littéraires, ne produit pas de chiffres et ne remplit pas de tableaux. Identifier son activité conversationnelle comme l’expression d’une proto sociologie, d’une sociologie spontanée ou même d’une sociologie indigène c’est établir une hiérarchie des savoirs et instituer un ordre du discours66. Si cette façon de faire vous évoque les pratiques servant la création et

la mise en chiffre de « sociotypes », il vous faut apprécier ce que ces catégorisations perdent en se coupant des situations où elles sont mises en jeu. Comme l’a dit Stanley Cavell pour la psychologie universitaire, on a parfois l’impression que la sociologie :

« à la différence d’autres pratiques que nous appelons sciences, nous en dit moins que ce que nous savons déjà. Comme si ce qui la distinguait de la physique, ou même de l’économie par exemple, n’était pas le manque de précision ou de capacité de prédiction, mais le fait de ne pas savoir comment faire usage de ce que nous savons

déjà sur les sujets dont elle traite. » (Cavell 1996 : 153-154)

Dominique me le fait remarquer, le hard-rock occupe une place particulière dans sa pratique. Il est lié à certains moments de son écoute (« j’aime bien, pas tout le temps, mais

j’aime bien de temps en temps. »). De fait, je ne peux comprendre – inclure et connaître –

sa pratique dans cette catégorie. Mon interlocutrice évalue sa représentativité en s’intéressant aux réactions suscitées par la différenciation et la nomination de ce qu’elle écoute. Si son usage de la catégorie hard-rock lui permet d’apprendre quelque chose sur sa façon de s’inscrire dans une communauté, je ne peux l’inscrire dans une communauté en fonction de cet usage. Que peut-on apprendre d’un monde qui parle de catégories musicales ? La stupeur que Jean-François attribue à ses interlocuteurs le renseigne sur son écoute de la cosmic music. L’identification en termes de surprise des réactions suscitées par son écoute du hard-rock informe Dominique sur son originalité. Les malentendus possibles - Jean-François pourrait trouver de la stupeur là où il y a de l’étonnement ou du

dégoût ; la mère de Stéphane de la surprise là où il y a de l’intérêt ou du mépris – révèlent

les formes de vie impliquées dans l’évaluation de notre représentativité. Les différences que nous cherchons (savez-vous distinguer l’intérêt de l’étonnement ?) supposent et

66 « Quel sujet parlant, quel sujet discourant, quel sujet d’expérience et de savoir voulez-vous minoriser du

moment que vous dites : « moi qui tiens ce discours je tiens un discours scientifique et je suis avant » ?. » (Foucault 1997 : 11).

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fondent des communautés de vie. Il nous faut supporter et accepter l’expression que nous prête ce monde de catégories musicales où l’on parle de catégories musicales. Citons Sandra Laugier :

« Ce qui est insupportable ce n’est pas l’inexprimable, l’impossibilité d’être expressif, c’est l’expression même. Le fantasme du privé transforme ou déguise en peur de l’inexpressivité notre peur symétrique d’être publics, expressifs. Comprendre que le langage est notre forme de vie, cela veut dire accepter sa condition, qui est d’être expressif […] l’expression est exposition à autrui, et accepter l’expression est accepter de compter pour l’autre. Supporter l’expression serait accepter de s’exposer à lui (ou elle), et reconnaître sa propre fragilité. Ainsi se définit la conversation : comme acceptation de notre condition langagière, qui implique l’exposition de soi à autrui. » (Laugier 1999c : 168-169)

Quels accords nous permettent de nous comprendre en fonction de nos catégories musicales ? Si nos catégories peuvent déterminer des régimes d’écoute (pour Jeannine et Jean-Pierre une symphonie ne s’écoute pas comme un concerto) nos pratiques assurent la pertinence de leur expressivité (est-il pertinent de différencier la cosmic music de la techno pour parler la musique de Jean-François sachant qu’il leur prête une écoute parente ?). Comment construire la représentativité de nos pratiques avec des catégories musicales ? Cette étape de notre investigation motive de façon réflexive nos expériences langagières. En effet, pourquoi ne pas composer avec Stéphane des catégories signifiant nos écoutes ? Des musiques pour se lever le matin, pour traverser une ville pluvieuse, pour chasser sa mélancolie, pour entretenir sa joie, pour écrire une thèse etc. Pourquoi ne pas créer des catégories engageant de manière explicite nos façons de vivre la musique ? Leur identification et leur compréhension, la possibilité d’y « classer » un morceau de musique par exemple, questionneraient nos relations partagées à la musique. « Imaginer un langage, cela veut dire imaginer une forme de vie » nous rappelle Sandra Laugier en citant Ludwig Wittgenstein (Laugier 1999a : 210)67. Avec modestie et précaution je rajouterai : imaginer

un langage c’est aussi imaginer sa communauté de vie : son « nous »68

. La recherche de ce

67 Tiré des Investigations Philosophiques, § 19, traduction divergente de la traduction française édité par

Gallimard (Wittgenstein 1961 : 121).

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Ce travail sur « nos mots » participe de la construction d’un « nous ». Non un « nous » agrégatif ou exclusif mais un « nous » anthropologique, un « nous » mettant en jeu un « vivre ensemble ». Se différenciant du « nous » de Raymond Firth (We the Tipokia) qui est objet d’un discours (un « nous » dont « on » parle) et du « nous royal » acteur du discours académique français qui lui est un « nous » d’autorité, le « nous » que nous expérimenterons ne se réalise que dans sa recherche.

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vocabulaire permettant de donner sens à une discussion sur le caractère représentatif de nos écoutes est aussi recherche de communauté.

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Quatrième chapitre

« Se vivre ensemble »

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