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Différences et pertinence :

Ces façons de distinguer ce que nous faisons en énonçant « c’est de la techno » n’épuise pas ce que nous pouvons faire en disant « c’est de la techno ». Placer, distribuer, affirmer ou instancier sont des façons de mettre en scène le mot « techno ». Les implications dramaturgiques de ces pratiques nous engage à revenir sur notre situation de parole et sur les différences que nous pouvons y trouver. La différenciation et la nomination de ces actes de parole dépendent de cet accord préalable : nous parlons la musique dans S.0. Il est donc nécessaire, pour ouvrir l’analyse de notre échange, de revenir sur ce que nous (Austin et moi) avons convenu pour nous. Il est temps de nous mettre en convention. J’ai souligné l’« évidence taxinomique » de la situation de parole S.0 : il serait bien aisé de considérer a priori que, dans notre monde (le vôtre comme le mien) et dans celui du père de Thomas, nous disposons d’assez de catégories musicales (de modèles)

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pour traiter tous les types d’éléments que nous pouvons trouver. J’ai ouvert, implicitement, la dramaturgie de notre échange : il serait bien aisé de réduire la réussite de cette énonciation à des critères de correspondance. Les notions d’ajustement et de charge

d’appariement, en distinguant des positionnements d’énonciation, dévoilent l’inscription dramaturgique de nos actes de parole. C’est pourquoi, nous privilégierons la notion

ordinaire de pertinence pour questionner la félicité de cet échange.

La complexification de S.0 servira cette mise en convention de notre situation de parole. A des fins pédagogiques Austin définit dans son article une nouvelle situation de parole, S.1, dont la complexité est sûrement plus familière, quoique encore en deçà de leur ordinaire de locuteur, aux amateurs de musique. Ce faisant, il fait apparaître de nouvelles positions discursives. Examinons cette nouvelle situation :

« nous supposerons désormais que, dans le monde dont il s’agit de parler, il se trouve des éléments de types qui ne s’apparient pas aux modèles que nous avons en réserve (au sens d’aucun de nos noms), bien qu’il puisse plus ou moins ressembler à un, ou plusieurs, de ces modèles ».(Austin 1994 : 127)

Dans cette situation l’élément est encore supposé appartenir à un seul type. Dans S.0, nos modèles originaux étant les catégories musicales, l’élément dont parlait Jean-François ne pouvait être que de la techno (ou une sorte de techno), du jazz (ou une sorte de jazz) ou du classique (ou une sorte de classique). Dans S.1, il pourra ressembler à aucun des modèles que nous avons (classique, techno, jazz etc.), ou pas plus à l’un qu’à l’autre ou ressembler sensiblement à un de nos modèles ou encore ressembler à deux de nos modèles, mais pas du tout aux autres et ainsi de suite. Dans cette situation, si le type de l’élément ressemble

suffisamment au sens de l’un de nos noms, ou davantage qu’aux sens de nos autres noms,

Jean-François peut employer ce nom et dire « c’est de la techno ».

L’énonciation « c’est de la techno » dans S.1, selon le même système de distinctions entre la charge d’appariement et la direction de l’ajustement, peut être nommée et différenciée de la façon suivante :

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dans S.1

dans S.0

Appeler Décrire Exemplifier Classer Placer ou ajuster Affirmer Instancier

Distribuer un rôle ou faire l’affaire

Ces quatre actes de parole se distinguent des précédents par leur « imprécision assumée » dont leur nom rend compte. Si Jean-François appelle cet élément « techno » ou si il le

décrit comme de la « techno » il est admis (lorsque on appelle ou on décrit) que le nom ne

s’ajuste pas exactement à l’élément parce que le sens ne s’apparie pas précisément au type de l’élément ou parce que le type de l’élément ne s’apparie pas précisément au sens. Dans ces cas de figure, un locuteur peut reprocher à Jean-François (sans pour autant le récuser)

d’appeler à tort l’élément donné « techno ». Il lui reprocherait en quelque sorte de

modifier le sens du mot techno, de considérer, sans raison, le modèle comme multiforme. Ce locuteur critiquerait ainsi le précédent litigieux introduit par Jean-François dans notre langage. De la même manière, ce locuteur pourrait lui reprocher de décrire de façon

inexacte l’élément donné (le type ne s’appariant pas précisément au sens). Il lui

reprocherait dans cette situation de faire violence aux faits, de négliger la spécificité de l’élément pour le réduire au modèle dont il dispose. La reconnaissance de cette imprécision et celle des possibles controverses auxquelles elle peut donner lieu ont pour conséquence, paradoxalement, de dédramatiser la prise de parole de Jean-François. Cette ouverture à la discussion Thomas la donne à voir et la saborde à sa manière (« Ouais enfin bon c’est… »). Notre partage des mêmes difficultés à parler la musique dévoile en effet ce qui est misé dans nos accords : ce sont les modalités de nos jugements qui sont en conversation. Pour plagier Ludwig Wittgenstein, nous nous accordons dans nos jugements.

Evidemment, certains des problèmes posés par la diversité de nos échantillons peuvent être, au final, résolus par une nouvelle législation linguistique. Devant la spécificité du disque de Marc Clément, Jean-François pourrait poser le type de son élément comme sens d’un nom complètement nouveau, par exemple sens du mot-T « cosmic music ». Cette possibilité est déjà présente dans S.0, mais elle est exclusive. Dans S.1, Jean-François pourrait considérer que ce nouveau type s’apparie assez bien avec un ou plusieurs de nos modèles. Dans cette situation, selon Austin, « notre nouvelle législation prendra alors la forme de classification et différenciation caractéristique de S1 » (Austin

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1994 : 131). Dans ce cas fictif, Jean-François n’assignerait pas seulement un nouveau nom, un nom spécifique au type, il adopterait également la convention selon laquelle « la cosmic

music est une sorte de techno ». Il créerait et donnerait à voir un réseau d’implication entre

des énoncés. Ce faisant, il conférerait un caractère explicite à la modification du mot « techno » en reconnaissant que « techno » est le nom d’un modèle multiforme, c’est à dire un nom générique45.

L’élément en question ne semble pas nécessiter de la part de Jean-François ce genre de législation linguistique. L’usage générique du terme techno peut, par contre, toujours être contesté et débattu (en l’occurrence par Thomas). L’adjectif que Jean-François va lui adjoindre nous permet de dépasser cette ouverture au débat. Son usage nous permet en effet de reconsidérer ce qui est engagé dans l’usage du mot « techno ». En précisant après une courte pause « … pure » le père de Thomas nous donne à voir sa position assertive : le lieu d’où il parle la techno. Cette adjonction ne sert pas la création d’un nouveau modèle - le modèle « techno pure » en l’occurrence. Elle engage une distinction située, une

précision. Qualifier la « techno » de « pure » c’est donner à entendre qu’elle peut ne pas

l’être. Cet usage révèle et suggère un panel de différences. Pour percevoir la pertinence de cette précision il est nécessaire de se demander où elle se joue. Où cette distinction est-elle impliquée ? Face à cette problématique, essayer de déterminer le caractère de cette « pureté » - « esthétique », « morale », « éthique », « originelle » – semble vain et artificiel. Les distinctions a priori dont je dispose tournent à vide. Elles ne peuvent servir mon accroche au monde. Je ne peux répondre aux questions dramaturgiques propres à cet échange : que veut-il dire et faire en introduisant cette distinction ? Jean-François tente-t-il un quitte ou double assertif ? C’est pourquoi, pour comprendre cet usage de l’adjectif « pure », je reviendrai sur la situation de parole dans laquelle il se veut pertinent, dans tout ce qu’elle a de physique et de contingente. C’est dans cet espace que cette différence s’inscrit et prend sens, c’est dans cette densité que Jean-François veut dire quelque chose.

45 Il est important de ne pas négliger les enjeux propres à la transition d’un vocable du statut de mot

spécifique à celui de mot générique. En effet, les critiques portant sur l’utilisation du terme « techno » comme terme générique sont courantes. L’actuelle prédominance de la catégorie « musiques électroniques » (au dépend de la catégorie « House Nation » par exemple) comme catégorie générique (dans les magasins de disques de la FNAC de Bordeaux par exemple) témoigne des enjeux contenus dans ces ajustements (cf . cinquième et sixième chapitre)

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III. De l’ordinaire : sûrement