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Faire son enquête :

L’aboutissement de notre longue séquence mérite une attention spécifique. L’installation de voix proposée par mon interlocuteur - celles des musiciens parfois revendicatives (« on veut pas être étiqueté de toute manière »), celles des gérants de salles de concert quelque peu méprisantes (« vous faites de la variété »), la sienne souvent déroutée (« merde ! », « c’est l’enfer ») – sert l’expression d’un constat singulier :

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Marc Touché : […] alors je me suis dit :

- là c’est un autre sujet

parce que j’étais embringué dans un truc où j’arrivais plus à définir enfin qui/ la légitimité de pourquoi je prenais tel ou tel groupe pour constituer une population d’enquête. Donc je me suis dit :

- c’est un autre sujet, passionnant mais c’est pas le mien. C’est pas la dessus que je

travaille.

Par contre j’aurai toujours ça à l’oreille parce que ça a à voir avec les formes d’ostracisme tout ça, ça a à voir /sur l’accès aux lieux de répétition, sur un tas de choses je retrouverai des choses là-dessus. […]

Le constat ouvrant cette séquence nous renvoie au monde du sociologue. Cette voix recouvre l’ensemble de voix simulées et les circonscrit dans un autre champ d’existence :

- « là c’est un autre sujet »

Marc Touché ne peut prendre sur lui les problèmes soulevés. Son énoncé écarte un ensemble de possibles. Il ne travaillera pas sur « ça ». Les situations rendant nécessaires la création de la catégorie musiques amplifiées constituent un sujet (un autre) mais ne s’imposent pas comme « son » sujet.

Reprenons le projet du sociologue : mon interlocuteur désirait enquêter sur les répétions des groupes amateurs. Pour constituer une population d’enquête il se servait alors de la catégorie rock. Les représentations textuelles (en vue d’obtenir des financements par exemple) ou conversationnelles (en vue de trouver des groupes de musiques) de son projet nécessitaient une référence au rock. La viabilité des comparaisons et des généralisations impliquées par son travail était alors liée à la viabilité de cette catégorie. La légitimité de cette rhétorique se trouvait assurée a priori par un ensemble de précédents littéraires. Avant de « se construire » la catégorie musiques amplifiées le sociologue cherchait donc des groupes de rock. Le redéploiement de son ethnographie, tel qu’il me l’expose, est lié aux problèmes rencontrés sur son terrain en s’adonnant à cette pratique : chercher des

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groupes de rock. La création de la catégorie musiques amplifiées résulte de son abandon.

L’installation de voix performée met à jour une problématique discursive en forme d’impasse. Le travail pédagogique de mon interlocuteur vise à me faire expérimenter la réflexivité qui s’en dégagera.

- « alors je me suis dit »

Marc Touché est renvoyé par ses interlocuteurs à la viabilité de son ethnographie. Peut-il les étiqueter contre leur gré pour réaliser une enquête sur les conditions de leur pratique ? Ce faisant ne se place-t-il pas dans la même situation que les gérants de salles de concert ? N’est-il pas responsable de la même « violence symbolique »? La problématique est professionnelle : comme le souligne mon interlocuteur elle met en cause une « légitimité ». Derrière les désaccords relatifs à l’étiquetage de groupes de musique, nous trouvons un questionnement sur les positionnements nécessaires à l’élaboration d’une recherche dans la vie musicale. La catégorie musiques amplifiées permet au sociologue d’y faire face. En la produisant sur son terrain et dans ses textes il est en mesure de désamorcer son implication. Il ne fait pas de sa situation dans la vie musicale une position neutre. La vocation pragmatique et politique de sa catégorie est explicite. Il ne se désengage pas, il modifie les termes de son positionnement en vue de travailler sur ce qui l’intéresse.

- […] C’est pas la dessus que je travaille

Marc Touché travaille sur les pratiques des musiciens amateurs : leur vie dans ce qu’elle a de matérielle, de sonore et d’ordinaire. C’est cela son sujet. Les problématiques écartées resteront à la périphérie de son travail, notamment les questions ayant trait aux formes d’ostracisme et à l’accès aux lieux de répétition. L’installation proposée par mon interlocuteur sert l’affirmation de son « identité » professionnelle. En se dégageant des questionnements concernant l’identification de productions musicales Marc Touché réussit à déplacer notre attention et à concentrer son discours sur ce qui l’intéresse. La catégorie

musiques amplifiées assure en amont son vouloir dire de sociologue. La morale suggérée

met à l’honneur le travail sur le monde et sur soi nécessaire à une prise de parole.

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- « c’est un autre sujet, passionnant mais c’est pas le mien »

Dans quelle mesure cet autre sujet passionnant évoqué par Marc Touché est le mien ? L’intérêt que je porte à sa catégorie musiques amplifiées me conduit naturellement à reconnaître la pertinence et la valeur des problèmes soulevés par mon interlocuteur. Les questions soulevées suggèrent les nombreuses entrées permettant l’élaboration d’un discours anthropologique sur nos usages partagés de catégories musicales. La découverte de ces possibles et leur rôle dans l’affirmation du devenir de cette investigation redoublent le commerce biographique activé. J’aurais pu reprendre à mon compte le sujet écarté par Marc Touché ou profiter des dérivés produits par son expérience de terrain. Ainsi, j’aurais pu travailler sur la vie de musiciens amateurs en concentrant mon propos et mes analyses sur leur usage de catégories musicales : comment conçoivent-ils leur biographie d’auditeur et leur création musicale ? Comment leurs catégories musicales sont-elles impliquées dans la construction de leur identité de groupe de musique et dans les relations qu’il entretiennent avec les salles de répétition, les salles de concert, les pouvoirs locaux, les disquaires, les critiques et leur voisinage ? D’un autre point de vue, j’aurais pu m’intéresser à la catégorie rock et aux enjeux qu’elle cristallise en suivant un groupe de musique qui s’en réclame. Des disquaires aux critiques, des musiciens aux politiques, comment est investie cette catégorie ? Quelle est la condition des réseaux dont elle permet l’activation ?

Ces sujets permettent un discours critique sur nos usages partagés de catégories musicales. Ils tirent leur viabilité et leur vraisemblance des arguments organisés par Marc Touché pour commenter la création de la catégorie musiques amplifiées. Il vous faut estimer la relation texte-monde expérimentée par ces projets de recherche. Ainsi, les questionnements suggérés me semblent prévenir l’implication discursive du chercheur : la construction de son ethnographie et la représentation de son activité professionnelle. Ces projets assurent en amont une cohérence du texte en limitant et en déterminant ses usages. Singulièrement, nous pouvons y trouver une nouvelle expression du principe

monographique nécessaire à une représentation anthropologique du monde. Il ne s’agit pas

de mettre en cause la cohérence narrative prêtée aux enquêtes suggérées mais de faire valoir l’économie critique et pédagogique nécessaire à la construction et à la conduite de ces projets de recherche (Marcus 2002). Cette problématique active une pragmatique du texte. Elle motive la forme de notre investigation.

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Pour illustrer ces questionnements didactiques, j’aimerais que nous considérions une suggestion d’enquête faite par mon interlocuteur en fin d’entretien :

Marc Touché : […] c’est la sociologie du risque, c’est à dire moi, maintenant, aujourd’hui, travailler sur les/ c’est à dire j’étais parti des goûts musicaux sur les pratiques musicales, tout ce qu’on fait mais ça amène à travailler sur la sociologie du risque, c’est ce qui me passionne le plus, et comment les gens gèrent ça devant le/ voilà, en sachant que dans l’étiquetage ça pourrait être un des trucs intéressants, en test, j’y pense à l’instant en regardant tes yeux, je me suis dit/ parce que je sais pas t’as eu un sourire puis je me suis/ j’ai pensé dans le travail que tu fais y’aurait un truc à faire, sorte de questionnaire dans la rue, avec les/ toutes/ les nomenclatures, tous les noms de musique, demander aux gens quelles sont les plus dangereuses les plus, les plus risqué, tu vois les plus à risque,

Moi : hum hum

Marc Touché : y’aurait un truc vachement intéressant sur le/ comment/ j’ai déjà une idée du…

Moi : …des réponses…

Marc Touché : …mais dedans il faut aussi mettre la fanfare faut mettre la batouque tous les, et puis après y’a/ tu fais un travail de mesure avec les acousticiens, de, et au cœur d’une fanfare ou d’une batouque y’a rien à envier à un groupe de hard-rock quoi c’est [j’acquiesce] enfin voilà. […]

La suggestion de Marc Touché tient de la performance critique. Il s’agit de provoquer par l’enquête l’expression de préjugés en vue de les invalider. Mon interlocuteur parle de « test ». Ce vocable de par sa grammaire évaluative me semble approprié. Son usage, de façon pertinente, fait lien avec les pratiques expérimentales de la biologie et des sciences dites de la nature. De fait, le dispositif suggéré par mon interlocuteur n’a rien à envier à ceux mis en place par les chercheurs en biologie étudiés par Bruno Latour et Stève Woolgar (Latour & Woolgar 1988).

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En utilisant cette séquence j’aimerais que nous questionnions la réalisation de ce test en prenant acte de sa singulière économie. Les cadrages précédant la proposition de mon interlocuteur suggèrent les déplacements nécessaires à la visibilité des problématiques et des hypothèses de ce projet. Nous suivons Marc Touché d’une sociologie des « goûts musicaux » et des pratiques musicales pour nous brancher sur une sociologie du risque, sociologie qui nous conduit par mon intermédiaire à revenir sur les questions liées à l’étiquetage de la musique. La bibliographie et les problématiques ainsi activées nous renseignent sur le champ d’action de ce test. Sa matière, objet d’un travail et d’une discussion sociologique, est produite à l’aide d’un support graphique et se lit sous forme chiffrée. L’enquêteur soumet un ensemble de personnes à un questionnaire en vue de produire une représentation statistique du rapport qu’elles entretiennent entre musique à risque et genres musicaux. De façon symétrique, les acousticiens soumettent un ensemble de musiques à leur instrument de mesure en vue de distinguer celles présentant un risque pour l’oreille humaine. L’articulation de ces donnés est servie par un tableau. Les catégories qu’il organise autorisent l’inscription et l’analyse croisées des statistiques et des mesures acoustiques.

La construction de ce test révèle la position discursive recherchée par Marc Touché. Le sociologue anticipe les résultats qu’il obtiendra et l’usage qu’il pourra en faire. La pertinence d’un travail avec les acousticiens repose sur la possibilité d’invalider l’interprétation construite sur les chiffres servant la signification des « représentations » de l’homme de la rue. L’usage de ce test doit se comprendre à l’intérieur du cadre préparant la suggestion faite par mon interlocuteur. En effet, ce travail critique lui permettrait de transformer le débat sur la prévention auditive et les pratiques musicales, notamment en reformulant la notion de risque à l’extérieur d’une problématique en termes de genres musicaux. L’amortissement de ce test est assuré dans sa construction. Cette suggestion se fait l’expression de l’économie critique nécessaire à l’élaboration et à l’existence d’une ethnographique.

- « dans le travail que tu fais y’aurait un truc à faire »

Cette façon de me renvoyer à mon travail questionne les virtualités qu’il offre et les attentes qui en résultent. La suggestion de mon interlocuteur ne s’intéresse pourtant pas à mes recherches. L’enquête proposée est une enquête clé en main : un test finalisé. Si elle

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implique des catégories musicales c’est pour élaborer un questionnement sur les représentations des musiques à risque et servir un discours sur la prévention auditive. Cette suggestion contient un enseignement. La leçon n’est pas dans son contenu mais dans les compétences montrées par mon interlocuteur pour imaginer et suggérer ce test. J’en prendrais acte en la formulant dans mes termes : la production d’une enquête est indissociable de la production d’une voix de chercheur. De la position de Marc Touché, nous pouvons apprécier les relations entre la présentation de recherches en cours et la représentation d’une vie de recherche28. « Etre un sociologue » et « être une anthropologue » c’est décider de faire de son quotidien conversationnel un laboratoire. C’est apprendre à se parler dans une bibliographie et à se lire dans son quotidien.

28 Les directeurs de recherche incarnent de façon suggestive cette conjugaison de projets. Ils font des sujets

de thèses et des carrières en devenir des étudiants sous leur direction une matière qu’ils travaillent en menant leur propre carrière et leur propre recherche.

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II. Des définitions à l’œuvre :