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Parler un monde parlé :

Nous sommes dans le bureau de mon interlocuteur. Nous nous faisons face. Le sociologue parle depuis plus d’une demi-heure. Je n’ai pas à poser de questions. Il assure seul l’enchaînement et la progression dramatique des thématiques abordées et aborde naturellement les circonstances ayant nécessitées la création de la catégorie musiques

amplifiées. En étudiant l’installation linguistique expérimentée spontanément par mon

interlocuteur, je tenterai de dégager et d’articuler les différents niveaux de réflexivité nécessaires à la compréhension de cette création catégorielle. Ce faisant je développerai un questionnement sur la condition langagière de la pratique ethnographique. L’extrait présenté est imposant. Je soutiendrai sa promotion en séquence en soulignant la cohérence de la pédagogie usée. Dans cet ordre d’idée, j’attirerai votre attention sur les multiples citations du parlé faites en parlant par mon interlocuteur :

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Marc Touché : […] parce que j’avais ce problème, alors j’y viens : c’est que, quand je faisais des enquêtes à des endroits, j’allais vers des groupes, on m’avait dit, donc on m’indiquait un lieu où y a des groupes, on me disait :

- ce sont des groupes de rock.

Je faisais les interviews et les gens ils me disaient :

- non, on fait pas du rock on fait notre musique et on en a marre qu’on dise que c’est

ça, nous on cherche, alors c’est vrai que ça ressemble un peu à ça, c’est un peu de ci un peu de ça.

Alors il me faisait bien la preuve que, effectivement, y’avait bien, y’avait plusieurs choses et que c’était pas rock au sens rollingstonien ou Clash, c’était hybride. Et ils me disaient, ben, ils me disaient en deux mots, ils me le disaient pas comme ça, ils me disaient :

- Mais quand on nous dit que c’est du rock ou si vous nous classez rock, c’est une violence symbolique quoi ! Parce que nous on veut pas, on veut pas être étiqueté de toute manière.

Alors bon, je l’ai rencontré comme ça et puis j’ai rencontré aussi, par contre qui disait :

- on fait du rock

et puis j’étudiais des salles de spectacles à côté, des salles de répétitions, où quand ses groupes là cherchaient à y donner un concert on leur disait :

- c’est de la variété ce que vous faites c’est pas du rock.

Alors là je me disais : - mais punaise…

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Kinks enfin des références de ma génération, une pop, pop music, mais on leur disait assez méchamment :

- vous faites de la variété

c’était insultant et eux, leur dire que c’était de la variété/ non justement, ils faisaient du rock ! Il faisaient pas de la variété, alors je me disais :

- merde !

/et puis j’avais par ailleurs des groupes que je trouvais très bien qui faisait du….le groupe s’appelle M.K.Z., Metal Karnage Zone, c’était une sorte de Motorhead français […] donc eux c’était….à l’époque ils devaient…à l’époque ils étaient métal, death métal plus, death quelque chose plus, enfin c’était/ mais eux ils se revendiquaient/ donc quand même ils disaient :

- on est rock.

Et pis, dans les salles de spectacles on les prenait pas, alors qu’ils avaient un excellent répertoire - ils avaient fait des festivals - on les prenait pas parce qu’en fait on expliquait que c’était pas du rock, c’était du hard-rock ou du trash, que c’était, c’était pas du rock au sens…..ça allait/ enfin pour la salle de spectacle, pour son image c’était pas ça quoi, et là je me suis dit :

- c’est l’enfer.

C’est l’enfer parce que y’a ceux vers qui je vais naturellement en pensant que c’est rock, mais ils me disent :

- on fait pas du rock y’a ceux dont on me dit : - là y’a des groupes de rock

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- on fait du rock mais on leur dit :

- c’est pas du rock c’est de la variété

[…]

- « parce que j’avais ce problème, alors j’y viens »

Cette présentation des questions motivant la création de la catégorie musiques amplifiées est prévue et attendue. En dramatisant leur introduction mon interlocuteur rappelle la trame biographique nécessaire à leur compréhension et le temps consacré à son déploiement. Plus d’une demi-heure de parole sera nécessaire pour aborder directement l’objet de cet entretien : la catégorie musiques amplifiées. Le segment « alors j’y viens » désigne mes attentes d’enquêteur. Il révèle l’existence d’un hors-champ textuel et analytique et prévient déjà mon travail de séquentialisation. En produisant cet extrait j’ai porté votre attention sur la spécificité de la pédagogie de Marc Touché. Dans cet ordre d’idée, j’ai souligné et distingué ses simulations du parler en les proposant à lire en italique. La distinction de ces énoncés est relatif à leur énonciation. En effet, il me faut noter les changements d’intonation nécessaires à la lecture de ce monologue polyphonique. Cette forme quasi- théâtrale de mise en scène du parlé me semble participer d’une représentation de l’enquête comme lieu et moyen d’un engagement discursif. Mon interlocuteur, en se faisant le ventriloque de son terrain, me donne à entendre les problématiques animant son ethnographie.

Dirigeons notre attention sur la forme et la vocation de cette pédagogie polyphonique. Cette installation de voix peut être appréhendée comme une alternative au discours indirect. La différence mérite d’être expérimentée. Ce que me dit Marc Touché :

- « on me disait : « ce sont des groupes de rock » ».

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- « on me disait que c’étaient des groupes de rock »

En parlant ainsi mon interlocuteur ne rapporte pas seulement des propos. Ce choix rhétorique lui permet de mettre en exergue des interlocuteurs et des énonciations. Il organise un ensemble de voix. Les segments « on me disait », « ils me disaient », « on leur

disait », « je me disais » révèlent le réseau dans lequel se déploie la dramaturgie de

l’enquête. Court-circuitons momentanément cette installation par un résumé sommaire des situations rencontrées par Marc Touché :

1- un informateur lui indique un lieu où se trouvent des groupes de rock. Un des groupes concernés récuse cette appellation ;

2- un groupe réclame l’appellation rock mais leur musique est considérée comme de la variété par les représentants de salles de spectacle ;

3- un groupe s’identifiant également comme un groupe de rock est considéré comme un groupe faisant du trash ou du hard-rock par les représentants de salles de spectacle.

Les problématiques développées dans ces trois situations ont trait à l’identification de productions musicales. Elles mettent en relation des collectifs et des lieux autour d’un ensemble de catégories. Considérons la théorie linguistique engagée dans la modélisation et la dramatisation de ces situations. En effet, l’identification d’une production musicale est conçue par mon interlocuteur en termes d’énonciation : comme acte de langage. Identifier sa musique, identifier la musique de l’autre constitue une action dont l’existence et la légitimité peuvent être niées ou contestées. Le sociologisme contenu dans cette approche des usages de catégories musicales doit être constaté. Il ne s’agit pas de critiquer le réductionnisme impliqué par cette conception des échanges linguistiques mais d’apprécier la façon dont cette installation de voix nous renseigne sur le potentiel de la catégorie

musiques amplifiées.

Dans le monde simulé spontanément par le sociologue, l’usage de catégories musicales se parle en terme d’étiquetage et constitue un acte qualifiant et distinctif. De fait, dans ce monde, les relations activées par les usages de catégories musicales sont décrites en termes de domination ou de violence. Considérons à nouveau la façon dont Marc Touché formule en « deux mots » les réactions qu’il a rencontrées chez ses interlocuteurs :

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Marc Touché : […] Et ils me disaient, ben, ils me disaient en deux mots, ils me le disaient pas comme ça, ils me disaient :

- Mais quand on nous dit que c’est du rock ou si vous nous classez rock, c’est une violence symbolique quoi ! Parce que nous on veut pas, on veut pas être étiqueté de toute manière. […]

La voix de Marc Touché incarne une résistance. Son intonation et sa syntaxe -« violence

symbolique quoi ! » - insuffle une vie et une réalité discursive à l’opposition qu’il a

rencontrée. Mon interlocuteur atteste verbalement d’un refus de se voir classer dans la catégorie « rock » : il se fait témoin et porte-parole. Le chercheur, avant de représenter cette voix rebelle, m’a prévenu du décalage introduit dans le registre discursif de ses interlocuteurs : « ils me le disaient pas comme ça ». La distorsion qu’il accuse me semble être liée à l’usage de l’expression « violence symbolique ». Son emploi par un sociologue français engendre naturellement une connexion sur les travaux de Pierre Bourdieu et une référence à leur projet critique26. En prêtant cette expression aux musiciens qu’il a rencontrés et en attirant mon attention sur l’incongruité de cette formulation, Marc Touché différencie puis produit de la continuité entre un parlé ordinaire et un parlé sociologique. Ce faisant, il reconnaît une compétence analytique à ses interlocuteurs et, dans un même élan, atteste de l’efficience de la sociologie pour parler du monde et de son vécu.

Cette occurrence de l’expression « violence symbolique » n’a rien d’incongrue. Sans l’avertissement de mon interlocuteur, je ne l’aurais peut-être pas distinguée et étudiée. Un chercheur est en droit d’attendre d’un autre chercheur qu’il comprenne (qu’il insère et manipule) dans son parlé des notions et des expressions référées à une bibliothèque. Cette compétence se fait naturelle. Les sociologues comme les anthropologues se parlent comme les produits d’un vécu et d’un lu. Ceci étant dit, la performance de Marc Touché mérite d’être appréciée. Il met en scène son enquête en assumant les voix de ses enquêtés. Il introduit dans la simulation de leur propos un vocabulaire évoquant une bibliographie concernant les rapports de pouvoirs propres aux échanges linguistiques et ce dans le but de me montrer les enjeux contenus dans les interactions verbales impliquant des catégories musicales. L’originalité de cette rhétorique met à jour les jeux indispensables à l’existence

26 De la même manière, l’expression étiquetage pourrait nous renvoyer également aux travaux de H. Becker,

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de la catégorie musiques amplifiées. En effet, l’environnement discursif dans lequel le potentiel de cette catégorie se réalise est autant conversationnel que textuel et aussi bien politique qu’analytique. En nous intéressant à la pédagogie du sociologue, la façon dont Marc Touché élabore et parle les situations ayant rendu la création des musiques amplifiées nécessaires, nous expérimentons les conditions d’énonciation d’une construction professionnelle. L’intrication réciproque de ses textes et conversations révèlent en effet les jeux de représentation nécessaires à Marc Touché pour vivre son activité. Dans ce monde de discours, qu’est-ce qu’une prise de parole pour un sociologue ?

L’installation de voix proposée par mon interlocuteur éclaire de façon remarquable le rapport singulier que le sociologue et l’ethnologue entretiennent avec l’identification et la représentation des groupes. Leur investissement du monde, de l’enquête au texte, engendre une forme particulière de perturbation linguistique. Dans quel monde parle le chercheur ? Celui qu’il a décrit ? Celui qu’il décrit ? Celui qu’il cherche à décrire ? Les romans de science-fiction de Philip K. Dick27 expérimentent pour la psychologie le scepticisme produit par la mise en abîme d’une discipline : des différents rôles qu’elle distribue aux objets qu’elle identifie. Dans cet esprit, en écho à l’expression « violence symbolique » utilisée par Marc Touché, je nous situerai dans l’ouvrage de Pierre Bourdieu

Ce que peut parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques (Bourdieu 1982). Plus

précisément j’activerai le quatrième chapitre de sa deuxième partie intitulé « Décrire et prescrire : les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique. » (Bourdieu 1982 : 149-161). Je vous encourage à vivre la réflexivité produite par Pierre Bourdieu et à considérer le monde ainsi réalisé de façon à y produire la catégorie musiques amplifiées.

Dans ce but nous ferons nôtre le vocabulaire du sociologue. La thèse inaugurale de cet article concerne l’action politique dans le monde social, ses possibilités et son effectivité. Ainsi, l’action spécifiquement politique est possible parce que :

1- les agents ont une connaissance du monde social ;

2- parce que l’on peut agir sur cette connaissance du monde social ;

3- parce que le fait d’agir sur cette connaissance transforme le monde social.

27 Sur les rapports entre le psychisme, les catégories psychologiques, le patient et le psychologue vous

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L’action politique est pensée par Pierre Bourdieu comme une action sur une connaissance, notamment mais pas exclusivement comme une action visant à transformer une façon de se représenter le monde social, et donc une façon de parler et de mettre en discussion ce

monde social. De ce point de vue, la subversion politique s’apparente à une subversion

cognitive. Une conversion de la vision du monde. Contre l’effet de connaissance du monde

social (effet de naturalisation des classements et des groupes) ce discours ouvre et libère de

nouvelles façons d’agir en permettant de discuter, de comparer ou d’évaluer des façons de vivre sur de nouveaux critères. Le travail d’énonciation réalisé par les agents du discours subversif sert la production d’un vocabulaire sensé et socialement reconnu permettant de parler ce qui était tacite (des dispositions pré-verbales et pré-réflexives). Le discours subversif est performatif et programmatique. Il vise à rendre possible et à faire advenir ce qu’il énonce.

La formalisation de cette thèse par Pierre Bourdieu provoque une mise en abîme du travail sociologique sur les groupes et un questionnement relatif à l’implication du sociologue dans le monde social. Pour conjurer le péril sceptique propre à cette mise en abîme, citons à voix haute notre sociologue :

« Les catégories selon lesquelles un groupe se pense et selon lesquelles il se représente sa propre réalité contribuent à la réalité de ce groupe. Ce qui signifie que toute l’histoire du mouvement ouvrier et des théories à travers lesquelles il a construit la réalité sociale est présente dans la réalité de ce mouvement considéré à un moment donné du temps. C’est dans ces luttes qui font l’histoire du monde social que se construisent les catégories de perception du monde social et du même coup les groupes construits selon ces catégories.

La description scientifique la plus strictement constative est toujours exposée à fonctionner comme prescription capable de contribuer à sa propre vérification en exerçant un effet de théorie propre à favoriser l’avènement de ce qu’elle annonce. » (Bourdieu 1982 : 158)

Le travail de Marc Touché répond de façon remarquable à cette conception sociologiste de l’action politique. Sa catégorie musiques amplifiées me semble constituer une expression aboutie de ce projet critique : offrir une réflexivité au travail catégoriel de la sociologie. Avec les mots de Bourdieu, la catégorie musiques amplifiées permet aux musiciens de délaisser les problématiques distinctives provoquées par l’étiquetage de leurs

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musiques pour se regrouper et formuler un ensemble de revendications concernant les conditions de leur pratique. Le travail sur les catégories musicales réalisé par Marc Touché sert l’action politique en dénaturalisant les groupes se formant dans le champ musical, notamment en court-circuitant leur production dans des genres musicaux et en réactivant des différences et donc des inégalités liées aux conditions techniques de production des musiques.

Peut-on sortir de cette « sociologisation » du monde et de ses termes ? La dimension programmatique et performative de la catégorie proposée par Marc Touché touche à son environnement. En effet, sa construction contribue à la définition des modalités de l’action politique dans le monde social. Le sociologue définit et homologue les règles du jeu : l’activité musicale s’organise avec des catégories musicales, pour agir il faut créer une catégorie musicale. Marc Touché détourne à son profit cette condition de l’action : avec la catégorie musiques amplifiées, il entend parler des musiques en questionnant les dispositifs impliqués dans leur création. Ce décalage lui permet de faire valoir le caractère sociologique de sa position et de ses actions. Cette construction réalise et organise un champ musical (comme lieu d’un discours sociologique) et prévient l’implication du sociologue. Par réflexivité Pierre Bourdieu entend « objectiver le sujet de l’objectivation » (Bourdieu 2001 : 103). Le principe tautologique à l’œuvre sert la réalisation du monde social de la sociologie. Pour reprendre les termes de Bourdieu, faire de la sociologie c’est expliquer le « social par le social, c’est à dire expliquer sociologiquement les choses sociales » (Bourdieu 2001 : 103). Pour Marc Touché, faire de la sociologie c’est agir sociologiquement dans un monde social.