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Matière biographique :

Je suis étudiant. Je prépare une thèse en anthropologie à Bordeaux. Mon interlocuteur est sociologue. Il travaille au CNRS et est attaché au Musée des Arts et Traditions Populaires de Paris. Je lui ai demandé s’il pouvait m’accorder un entretien sur sa catégorie musiques amplifiées et il a accepté. L’enregistrement de ce commerce biographique est daté du mardi 12 mars 2002. Nous sommes dans son bureau. Je m’installe à sa demande à la place de sa collègue alors absente, Claire Calogirou. Nous nous faisons face. La sobriété de notre cadre est assortie à sa vue plongeante sur le bois de Boulogne - un panorama absorbant. Mon interlocuteur n’a pas eu le temps de manger. Avant de me recevoir, il était en conversation avec un doctorant de l’EHESS de Toulouse. Il me prie de lui accorder quelques minutes pour qu’il puisse se restaurer, le temps pour lui de manger une pomme. Nous discutons sur un mode amical. Il me tutoie, et parfois nous nous tutoyons. J’installe tranquillement mon matériel, un lecteur/enregistreur mini-disc et son micro. Nous commentons brièvement le dispositif. Quand il me dit être prêt, je lance l’enregistreur :

[début de l’enregistrement]

Moi : [penché sur l’enregistreur] Donc voilà…ça marche. [me rasseyant

correctement]. Donc voilà. Donc je voulais - pour commencer un peu à jeter les

questions de départ un peu structurante - j’aimerais que vous me parliez un peu de votre carrière et surtout de vos débuts de sociologue.

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moi]

Marc Touché : [il inspire profondément] dans les grandes lignes euh…moi j’ai fait, je fais partie des gens qui, passé le bac, ont souhaité partir de chez eux très tôt, c’est à dire j’ai besoin, j’avais un besoin d’autonomie très fort, donc je n’ai pas poursuivi mes études tout de suite, et je suis rentré dans le monde du travail pendant, disons de….de 19 ans, à 23 ans […]

L’enregistreur enclenché il me faut prendre la parole pour la donner à mon interlocuteur. Mon intonation doit pouvoir engager cette reconfiguration de notre conversation. Je suis désormais l’enquêteur et il est mon enquêté. Ma prise de parole sera une prise de pouvoir. Il me faut régler notre commerce biographique.

- « Donc voilà […] Donc voilà »

Ma voix ne parvient pas à se poser. Je ne suis pas troublé par Marc Touché, je suis embarrassé par ce que je vais lui laisser entendre en parlant. En effet, en l’interrogeant sur ses usages de la catégorie musiques amplifiées et sur son travail sociologique, j’expose ma propre pratique à son attention. Je lui donne à voir et à évaluer ce qu’il ne me montrera pas du fait même de ma méthode d’investigation. Mon interlocuteur peut étudier ma pratique d’enquêteur : comment Nicolas mène-t-il ses entretiens ? Quelle voix emprunte-t-il pour le faire ? Comment construit-il et articule-t-il ses questions ? etc.

De façon quelque peu déloyale (sachant que j’aurais le dernier mot), je vais saboter spontanément la position que notre entretien m’attribue. Ainsi, je pose ma première question en la désamorçant de façon explicite. Je n’ai pas demandé :

- « Parlez-moi un peu de votre carrière et surtout de vos débuts de sociologue ? »

Mais, d’une voix mal placée, j’ai tourné mon interrogation sur un mode indirect :

- « Donc je voulais - pour commencer un peu à jeter les questions de départ un peu

structurante - j’aimerais que vous me parliez un peu de votre carrière et surtout de vos débuts de sociologue. »

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En exprimant et en désarmant mon désir de l’entendre parler (« je voulais », « j’aimerais ») je conteste les prérogatives propres à ma position. Je désavoue ma direction en demandant la permission de poser ma question. De même en explicitant sa vocation (« pour commencer un peu à jeter les questions de départ un peu structurante ») je désamorce par l’explicitation son effet tout en le limitant (« un peu », « un peu », « un

peu ») et rend compte de façon quelque peu redondante de ses usages. A posteriori ces

précautions préliminaires semblent faire office de contrat. Il s’agit d’afficher le caractère conventionnel de cette situation d’interlocution : j’ouvre notre conversation sur un questionnement biographique formulé en termes de « carrière ».

Coupons court à cette collaboration. Dans un manuel notre entretien serait identifié comme un « entretien biographique », et catégorisé comme une des formes de « l’enquête qualitative » telle que l’« observation participante » (sic). Ce modèle d’interview sert la construction d’un objet singulier, les récits de vie, et la constitution d’un genre anthropologique et sociologique consacré : la biographie24. Marc Touché peut me raconter sa vie de recherche. De même, il connaît les modèles d’analyse à disposition pour traiter ce type d’entretien. Il peut l’investir à son aise et définir le cadre nécessaire à son expression en se prévenant, si besoin est, de mes futures interprétations. Je peux écrire sur la vie de recherche de Marc Touché. La biographie ou l’autobiographie sont des genres reconnus de la littérature historique s’intéressant aux sciences25. Les possibilités rhétoriques offertes par cette nominalisation de l’histoire expliquent en partie leur succès. L’écriture d’une vie de recherche permet d’incarner la science et son historicité. De façon caractéristique, cette humanisation de l’histoire des idées et des méthodes profite d’une « dialectique moderne » (Latour 1997). L’homme et la science, la recherche et son contexte, works and life : ces couples servent une dramaturgie de l’implication - de l’éloge de l’engagement au plaidoyer pour la neutralité. Dans cette grande tradition, je produirai mon propre duo : le sociologue et les musiques amplifiées.

L’entretien biographique motive l’expression d’un ensemble d’approches théoriques concurrentes et sert la formulation de problématiques interdisciplinaires (Le

24 Pour exemple cf. la collection Terre humaine dirigé par Jean Malaurie, Pocket/Plon. 25 Pour les sciences humaines cf. Bertrand 2002, Dosse 1997.

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Grand & Pineau 1993). Celles-ci concernent à la fois l’historicité de cette prise de parole située et le rapport au social qu’elle expérimente par son adresse. La réflexivité composée par les chercheurs sur ces questions biographiques mérite d’être considérée. Comment et avec quelle matière faire une vie de recherche ? Les entretiens qu’ils s’accordent et publient participent par exemple de cette forme d’investissement et de construction de l’histoire que sont l’élaboration et la représentation d’une vie de recherche. Les curriculum

vitae assument pour leur part leur dimension proprement pragmatique : leurs publications

et leur mise à jour sont indissociables de la conduite et du devenir d’une carrière (Martin 2004). Je ne transformerai pas mon entretien avec Marc Touché en récit de vie. En privilégiant une analyse sur séquence, je nous couperai (non sans regret) de la progression de sa narration. En nous intéressant à ses façons de me parler des implications de la catégorie musiques amplifiées dans son travail sociologique, nous travaillerons cette matière singulière constituée par l’élaboration d’une recherche et la représentation d’une vie. Revenons à ma question désamorcée. Après avoir regardé en silence le bois de Boulogne, Marc Touché va se retourner vers moi et me parler sans discontinuer pendant plus de 134 minutes. Il débutera sa narration à sa sortie du baccalauréat, avant qu’il n’entreprenne des études de sociologie. La forme chronologique qu’il imprime à son récit détermine l’enchaînement des thématiques abordées. Elle sert de trame au développement d’une réflexion sur son activité professionnelle.