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Parler de « goûts musicaux » :

Comment insérer ce vocable - « goûts musicaux » - dans notre quotidien et figurer ses relations avec un ensemble de pratiques et d’énoncés ? S’il existe différents « goûts musicaux », comment s’intéresser à leur diversité ? Les questions soulevées par l’utilisation de cette notion mettent en cause son implication vocale dans une enquête. Il nous faut redécouvrir l’incongruité propre à son emploi. A la question « quels sont

vos goûts musicaux ? » que répondre ? Quelles possibilités avons-nous à disposition pour

signifier « nos » « goûts musicaux » ? Ces questions s’intéressent à l’inscription de cette catégorie. Elles nous invitent à revenir sur ce que nous acceptons en choisissant nos mots. Que pouvons-nous faire de nos vies en parlant ensemble de « goûts musicaux » ?

Je n’ai pas utilisé cette expression dans mes entretiens. Elle est rarement employée par mes interlocuteurs. Toutefois, et pour rester en conversation avec les ouvrages s’intéressant à nos façons de vivre la musique, je l’utiliserai ponctuellement en la figeant dans son pluriel : « goûts musicaux ». Cette expression nous permettra de désigner de façon générique des projets de recherche singuliers. Expérimentons leur coïncidence :

Travaux dirigés #1 : « lui acheter un disque »

Vous décidez de lui acheter un disque. Interrogez-vous de façon préliminaire sur ce qu’il écoute d'ordinaire et sur ce que vous pourriez lui offrir à écouter. Réunissez un ensemble de connaissances et de souvenirs concernant la pratique quotidienne de votre proche et son actualité : quels disques possède-t-il ? Quand est-ce qu’il les écoute et comment ? De quoi parle-t-il en ce moment ? etc.

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Rendez-vous dans le magasin de disque le plus proche. Circulez dans les rayons en mobilisant l’ensemble de ces informations. Achetez lui un disque.

De bien des façons, nous avons besoin de nous situer et de situer nos contemporains dans leurs relations à la musique. Cette recherche est nécessaire à notre cohabitation : de la possibilité de passer un disque pendant un dîner entre amis à nos discussions sur le dernier album de David Bowie. La pluralité des pratiques suggérées et des questions soulevées m’incite à spécifier une nouvelle fois l’usage de cette notion. Ainsi, cette catégorie nous permettra de nous référer ponctuellement à un ensemble de projets interrogeant la connaissance et l’expression de nos façons de vivre la musique.

Pierre Bourdieu a focalisé l’attention des sociologues sur les jeux distinctifs contenus dans les interactions verbales motivées par ce type de recherche. Ainsi, lors d’un débat tenu en septembre 1983 avec Roger Chartier, celui-ci exprimait de vive voix ses réserves quant à l’appréciation des dires recueillis par la sociologie lorsqu’elle s’intéresse à ce que les gens lisent ou écoutent :

« En fait, évidemment, la plus élémentaire interrogation de l’interrogation sociologique apprend que les déclarations concernant ce que les gens disent lire sont très peu sûres en raison de ce que j’appelle l’effet de légitimité : dès qu’on demande à quelqu’un ce qu’il lit, il entend : qu’est-ce que je lis en fait de littérature légitime ? Quand on lui demande : aimez-vous la musique, il entend : aimez-vous la musique classique, avouable. Et ce qu’il répond, ce n’est pas ce qu’il écoute vraiment ou lit vraiment, mais ce qui lui paraît légitime dans ce qu’il lui arrive d’avoir lu ou d’avoir entendu. Par exemple, en matière de musique il dira : « j’aime beaucoup les valses de Strauss. » Donc les déclarations sont extrêmement suspectes, et je pense que les historiens seraient d’accord pour dire que les témoignages biographiques ou autres dans lesquels les gens déclarent leurs lectures, c’est-à-dire leur itinéraire spirituel, doivent être traités avec suspicion. » (Bourdieu in Chartier 2003 : 284)

Les jeux de dénégations que cette sociologie critique génère et étudie en recourant au social évoquent les jeux de dénégations que la psychanalyse génère et étudie en ayant notamment recours au sexuel. Il en est de même pour le scepticisme qu’elle nourrit et les dénonciations qu’elle motive. Reconnaissons-le, depuis La distinction, nous avons culpabilisé notre ordinaire d’amateur. Cette sociologie, contre toute attente, mine notre

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expression au quotidien (Hennion, Maisonneuve, Gomart 2000 : 69). Selon Pierre Bourdieu, on ne peut accepter littéralement ce que nous disons sur ce que nous écoutons. Mais le faisons-nous ordinairement ? Cette mise en garde du sociologue concerne bien évidemment ses pairs. Elle participe d’une rupture discursive entre le monde du chercheur et celui de ses interlocuteurs. Pour en finir avec les termes de ce « grand partage », nous remercierons de façon définitive les « idiots culturels » que la sociologie oppose à son grès. L’enjeu de notre retour sur nos façons de nous mettre en conversation est de mettre à jour de façon réflexive la diversité des ressources mobilisées pour mettre en commun nos « goûts musicaux ». Si ces conversations sur l’objet de nos écoutes sont des lieux de positionnement et de distinction, une attention pour les différences mises en jeu nous permettra de repérer et de situer ce que nous faisons ensemble.

- « Qu’est-ce que vous écoutez comme musique ? »

Cette question introduit mes entretiens. Son usage nous permet ordinairement de nous renseigner sur ce qu’une personne aime comme musique. Elle nous permet également, à moindre coût, d’entretenir ou même d’engager la conversation avec un étranger. Ces deux possibles sont investis d’une autorité indigène. Sa reconnaissance met en cause la contextualisation de cette investigation anthropologique. Cette ouverture prépare un espace discursif à définir de par l’imprécision relative des termes qu’elle implique et les possibilités de réponse qu’elle suggère. Nous avons - vous comme moi - expérimenté à différentes reprises cette question dans notre quotidien. Nous l’avons posée, et nous y avons été confronté. Cette investigation sur nos façons de parler ensemble de musique avec des catégories musicales trouve ses applications pratiques dans cette expérience partagée. Le court-circuit qu’elle provoque dans notre ordinaire n’est que provisoire. J’aimerais qu’à son terme nous trouvions des façons pertinentes de répondre à cette question parfois embarrassante.

Travaux dirigés #2 : « engager la conversation »

En soirée. Pour parler musique avec votre voisin. Demandez-lui ce qu’il écoute. Attendez sa réponse. Si votre interlocuteur se fait laconique provoquez le gentiment en donnant des exemples de ce qu’il pourrait écouter. S’il se fait trop sûr de lui, demandez-lui ce qu’il a écouté le matin même.

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La possibilité et la réalisation de cette connaissance des « goûts musicaux » font problème. Ainsi, en critiquant l’usage de la question « quels sont vos goûts musicaux ? » j’aimerais nous intéresser aux possibilités de réponse qu’elle détermine : il n’existe pas d’énoncés associés de façon conventionnelle à cette question, aucune catégorie ne permet de signifier ses « goûts musicaux ». Ce manque questionne la matière de nos savoirs. Si les « goûts musicaux » suggèrent un ensemble de projets de recherche ordinaires et nécessaires, la reconnaissance et l’expression de ce qui est recherché demeurent problématiques. Ainsi, et bien évidemment, les productions verbales provoquées par une question comme « qu’est-ce que vous écoutez comme musique ? » n’incarnent pas des « goûts musicaux ». Les savoirs que nous établissons sur nos dires ne se limitent pas à leur contenu informationnel explicite. Les situations donnant lieu à des réponses sont toutes aussi importantes que leurs contenus.