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Accord et formes de vie :

Ce sentiment d’étrangeté laissé par l’incursion de l’adjectif « pure » entache la réussite de cette assertion sans la mettre en cause. Si nous (Anne, Thomas et moi) ne distinguons pas, sur le moment, ce que Jean-François veut dire par « pure », nous nous devons, faute de le remettre en question, accepter ce fait : « c’est de la techno ». La poursuite de notre conversation nécessite cette adhésion. L’assurance intonative de Jean- François autorise cette avance.

Cet accord tacite ne peut résister à la mise en convention de notre situation de parole. Les questions qui émergent de l’extraction et de l’analyse de ces quelques tours de parole interrogent inlassablement ce que nous avons accepté en silence. Pour couper court à ce péril sceptique et retrouver mon accroche au monde, j’aimerais revenir une dernière fois sur ce que fait Jean-François lorsqu’il dit « c’est de la techno ». Au regard de notre travail de différenciation on peut dire qu’il ajuste un nom (« techno ») à l’élément dont il dispose. Nous pouvons dire dans S.0 qu’il identifie ce dont il parle comme de la « techno » (identifier-a, « le bon couvercle pour le bon pot ») ou qu’il affirme que ce dont il parle est de la « techno » ou bien dans S.1 qu’il décrit ce dont il parle comme de la « techno » ou encore qu’il appelle ce dont il parle « techno ».

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L’usage de l’adjectif « pure » nous dévoile ce qui doit être considéré comme acquis : en l’occurrence le modèle « techno ». En insistant sur l’emploi compétent et pertinent de cette catégorie, il signifie ce qui va de soi et, de ce point de vue, ce que nous pouvons mettre en cause. Nous pouvons donc dire que la charge d’appariement repose sur le type de l’élément. Deux désignations de son énonciation sont alors possibles : soit Jean- François affirme que ce dont il parle est de la « techno », soit il décrit ce dont il parle comme de la « Techno ». En composant son énoncé comme un truisme Jean-François dévoile son ambition : couper court à toute conversation. Son travail intonatif et l’emploi de l’adjectif « pure » participent de cette entreprise de banalisation de son assertion. L’affirmation sert de manière plus appropriée la mise en place de cette fiction (comme prétention à être). En effet, le flottement reconnue de la description, son imprécision possible et les controverses auxquelles elle peut donner lieu, ouvrent virtuellement un foyer de conversation plus fécond que l’affirmation. La mise en discussion de cette dernière implique un jeu de position plus marqué et potentiellement nuisible à la quiétude de l’interaction. De ce point de vue, composé laborieusement il est vrai, je proposerai une désignation de l’énonciation de Jean-François : il affirme que ce dont il parle est de la « techno ». Il est paradoxal de constater que cette interprétation (puisque le discours anthropologique doit faire place à l’indétermination) n’appelle pas nécessairement l’adhésion de Jean-François. La distinction et la nomination de son acte de parole n’engagent pas son intention mais son expression. L’accord linguistique n’est pas « intersubjectif » il engage des communautés de formes de vie.

Mais de quoi parle Jean-François ? Nous sommes d’accord sur ce fait : le disque de Marc Clément est, de manière physique et thématique, au centre de notre échange : il est exhibé, désigné et mis en discussion. Nos prises de parole, dont l’affirmation de Jean- François, ont pour source et pour référent cet objet. Vous noterez que je n’ai, à aucun moment, distingué notre élément. A des fins pratiques, j’ai considéré a priori le pronom démonstratif « c’ » utilisé par le père de Thomas comme une expression déictique : il désigne quelque chose. Le jeu complexe de désignations et de reprises précédent l’usage de ce pronom démonstratif rend toutefois l’appréhension de son occurrence beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Nous devons admettre, à la suite d’Erving Goffman, que les anaphores et les expressions déictiques tendent à se confondre lorsqu’on étudie nos interactions et nos façons de parler (Goffman 1987 : 205-271). Si une anaphore présuppose

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son antécédent, son antécédent n’est pas ce à quoi elle réfère. Elle aide à découvrir ce qu’est cette référence. De même l’usage d’expressions déictiques dépasse le simple étiquetage linguistique de données contextuelles. Saisir une expression déictique, ou rechercher le référent de l’anaphore, c’est considérer les présupposés et les informations d’arrière-plan mobilisés en interaction. Pour reprendre la terminologie d’Erving Goffman, la pertinence d’une expression déictique implique la reconnaissance d’un texte antérieur. En étudiant le jeu de désignation se développant autour du disque de Marc Clément, nous chercherons l’accord nécessaire à la reconnaissance de l’accroche au monde de cette prise de parole.

Anne ouvre l’échange en désignant à plusieurs reprises le disque que Jean-François a en main. Elle utilise pour cela le pronom démonstratif « ça » : « Ah oui ça. Oui. Il a

acheté ça… ». L’air léger de condescendance qu’elle prête à sa voix contribue à donner à

sa désignation un caractère dépréciateur. L’étude de cet échange m’a conduit à reconnaître le caractère éprouvé de cette ligne de conduite : un jeu sur l’incongruité. Jean-François réagit avec vivacité à cette provocation implicite et ludique. La présence normale de ce disque est alors défendue par la banalisation de son acte d’achat. Ce faisant, Jean-François ramène la conversation à ce qu’il tient entre les mains : un disque, qu’il a écouté et qu’il a acheté, actes pour le moins ordinaires avec un tel objet. C’est à ce moment que Thomas fait référence à Marc Clément (« Tu connais Marc Clément ? »). Notre attention portée par Jean-François sur l’objet (un disque compact) est alors déplacée vers une personne. L’intervention de mon ami complique le travail de banalisation entrepris par son père. Il s’agit maintenant de parler musique en passant par les musiciens. Ce déplacement de la conversation est quelque peu corrompu par Thomas lorsqu’il reprend son questionnement de manière amusée et entendue (« tu connais pas ? ») à la suite de ma réponse négative. Ce faisant, il mine délibérément le terrain qu’il a proposé à son père. Jean-François se doit maintenant d’assurer au disque de Marc Clément une reconnaissance et une visibilité dans « notre musique », un environnement au partage discutable comme le soulignent les questions de mon ami.

Jean-François, en disant « c’est de la techno,…pure », refuse la position périlleuse proposée par son fils. En effet, le pronom démonstratif qu’il utilise ne peut être remplacé par le sujet « Marc Clément ». La référence, pour être comprise, appelle un nouveau travail de décentrement. Ce constat peut être débattu. Il engage mon statut et ma compétence de

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locuteur indigène47. L’autorité qui découle de la revendication de cette position ne répond pas, j’en conviens, aux critères académiques. Elle entraîne cependant la mise en cause de votre statut de locuteur et la possible formulation d’un « nous » externe au texte48 : de la conversation à la lecture, cette recherche se construit sur une approche sceptique de l’accord. Jean-François ne répond sûrement pas à la question « qui est Marc Clément ? », qui pourrait être impliquée par la question de Thomas « tu connais Marc Clément ? ». Il propose un nouveau point de vue pour discuter le disque qu’il a entre les mains, un nouvel

environnement. L’introduction du terme techno nous permet d’appréhender l’espace de

conversation dans lequel Jean-François dit quelque chose. De même l’usage de ce mot nous engage à situer l’accroche du pronom démonstratif « c’ ». Pour citer le célèbre disciple d’Austin, Stanley Cavell, qui se fait également notre maître :

« Le langage ne pourrait fonctionner comme il le fait sans un accord mutuel et partagé sur ce qui est nommé ou montré. Or cette possibilité repose sur le fait que nous partageons le sens de ce qui est remarquable, ou sur le fait que notre attention se trouve attirée dans des directions semblables par des occurrences semblables ; et notre accord repose sur ces choses tout comme il implique absolument que nous possédions des capacités semblables de sentir et d’agir. Cet accord dépend en outre de notre capacité de sentir quelle prétention sera en jeu dans certains contextes, et d’une connaissance de ce qu’est cet enjeu. » (Cavell 1996 : 317)

En nous parlant de son disque avec des catégories musicales Jean-François fait appel à notre sens du remarquable. Comme s’il désignait une couleur il s’en remet à la familiarité d’un jeu de langage. Une forme de vie que nous partageons : utiliser une catégorie musicale pour parler musique. L’élément désigné, les critères qui justifient l’appariement de son type au terme « techno » n’ont pas besoin d’être explicités. La prétention qu’il fait sienne par son affirmation est aussi revendication. Il fait « nôtre » sa façon de parler le disque qu’il a introduit dans la conversation. Ma position ne me permet

47 Il ne s’agit pas de se dire indigène, ou pas seulement. Le terme indigène constitue une problématique et

non un état.

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En effet, votre accord n’est pas acquis. Vous pouvez disposez et mettre en discussion des exemples de situations (des souvenirs) où l’énoncé « c’est de la techno » aurait le même air de famille que « c’est un

artiste engagé », un énoncé impliquant une caractérisation de la personne en question. Dans cet ordre d’idée,

il est intéressant de penser aux énoncés du type « il est techno » ou de manière plus courante « il est plutôt [assez, très, etc.] techno » qui engagent le terme « techno » comme un adjectif, et désignent à la fois les préférences musicales d’une personne et son style de vie (sa façon de se vêtir, ses habitudes de sortie, etc.).

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pas de mettre en cause cette revendication. A la différence de Thomas, et très sûrement d’Anne, je ne connaissais pas le disque en question et je ne le connais toujours pas. Je ne peux qu’accepter son assertion, acte pour le moins ordinaire puisqu’il s’agit d’une affirmation. Quelle expression dès lors donner à mon scepticisme anthropologique ? Comment justifier devant Jean-François ces pages d’analyses ? Je me retrouve sans surprise à mon point de départ. Mes doutes quant à la compétence du père de Thomas, mes interrogations sur l’incongruité de sa prise de parole ne trouvent aucune légitimité dans ce travail linguistique. Il me faut accepter mes présupposés déçus et me recomposer une face. « c’est de la techno,…pure » poursuivons ensemble.

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Epilogue :