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Entendre la différence :

Pour donner voix à la différence introduite par Jean-François j’immergerai mon point de vue analytique dans l’épaisseur intonative de notre échange. Notre conversation, bien que prévue et provoquée, se nourrit d’elle-même. Le relâchement du contrôle de nos voix motive sa poursuite naturelle. De temps à autre, le chat familial (« Momo »), en risquant quelques incursions sur la table, nous rappelle en minaudant la présence de l’enregistreur. Il semble bien être le seul à s’y intéresser. Les voix de mes interlocuteurs m’apparaissent affranchie de la pose intonative caractérisant l’embarras de l’enquête. Ma figuration de jeune anthropologue a trouvé, au fil de la conversation, dans mon amitié avec Thomas et dans l’écart générationnel que nous avons avec ses parents, sa légitimité relationnelle.

Il vous faut mettre un peu de vin dans ces tours de parole. Nous sommes à la fin du repas. La maîtrise de nos voix en est quelque peu altérée. Les modulations sont plus détendues et mélodiques. Les graves et les aiguës sont plus riches. Ecoutez :

[…]

Anne : Ah oui ça. Oui. Il a acheté ça…

Jean-François : Ben j’l’ai écouté un jour, j’ai eu envie de l’acheter

Thomas : [pour moi, recouvert par la voix de Jean-François] Tu connais Marc Clément ?

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Moi : Non

Thomas : [avec un petit rire] tu connais pas ? Jean-François : c’est de la techno,… pure Thomas : Ouais enfin bon c’est…

Anne : pure ?

[pause de quelques secondes autour du disque et reprise de la conversation…] […]

Un air de dérision, que je n’ose suivre, engage nos prises de parole. Thomas, en m’impliquant dans la conversation, me donne à voir la fiction qui se met en place autour de cette tonalité. Le petit rire accompagnant sa question (« tu connais pas ? ») me rend compte de l’évidence de ma réponse négative et me détourne de mon incompétence pour me faire observer - en prenant pour point de vue notre ordinaire amical - le jeu familial qui s’organise autour de ce disque. Sa fausse question, qui relève plutôt de l’appel, dédramatise dès lors ma non-appartenance à la ligne de conduite suivie par sa cellule familiale. En m’impliquant ainsi dans l’échange, il me signifie les termes de la connivence qui l’unit, dans cette interaction, à ses parents.

Le petit air de condescendance donné par Anne à son ouverture (souligné par la répétition du pronom démonstratif « ça ») et le faux air d’indignation que lui oppose Jean- François m’apparaissent de ce point de vue comme participant d’un jeu prévisible et attendu. La bonhomie énergique du père de Thomas - la façon dont il gonfle son intonation en la portant sur les graves - semble servir une stratégie définie : banaliser son achat du disque de Marc Clément (« Ben je l’ai écouté un jour j’ai eu envie de l’acheter »). Ce travail intonatif, contre l’air de dérision entretenu par ses proches, suggère une pratique aux possibles multiples. Rien dans son approche de la musique n’exclue ce disque. Son appropriation est probable et de ce fait naturelle. Les développements ultérieurs de la discussion vers son intérêt pour le rap français me semblent conforter cette interprétation. L’isolement de Marc Clément dans sa discothèque n’est qu’apparent. Il fait « tout simplement » partie des disques qu’il a écouté un jour et a acheté.

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L’énoncé « c’est de la techno,…pure » joue un rôle décisif dans la ratification de cette figuration. Contre la question « coup de coude » de Thomas (« tu connais pas ? »), sa concision et son efficacité confortent la position assertive revendiquée par Jean-François. Le registre intonatif utilisé caractérise cet énoncé en truisme : une assertion aussi familière (dans sa bouche et pour nos oreilles) que « c’est un chat » par exemple. La précision introduite après quelques secondes de silence vacant (« ,…pure »), ne trouble pas ce travail intonatif. Le terme est énoncé sur le même ton que le mot techno, avec la même désinvolture assurée. La voix de Jean-François maintient sa position de locution dans le domaine du naturel : ce que nous devons accepter.

L’introduction de la distinction « pure » n’a donc pas pour dessein de détourner notre attention du terme techno. Le père de Thomas ne cherche pas à provoquer notre étonnement. Il ne veut pas mettre en discussion cet adjectif. Son assertion, au final, n’appelle aucun échange confirmatif, aucune explication. Cet emploi de l’adjectif « pure » ne constitue donc pas pour lui un risque, un quitte ou double assertif. Il a pour fonction de souligner l’usage légitime, compétent et pertinent du terme techno. Ce que veut dire Jean- François est simple : il parle et écoute un disque de techno. Pas un ersatz de techno, pas un

succédané de techno, de la vraie techno, de la techno « pure »46. Cette adjonction est le dénouement redondant d’un travail de normalisation de l’incongruité. Jean-François en soulignant l’usage pertinent du terme techno revendique une façon de parler musique. Une façon de parler musique comme une façon de se positionner dans le monde. Pour citer une nouvelle fois Austin :

« Il n’y a pas de raison que le monde ne contienne pas les mots, à tous les sens de ce terme excepté celui de l’affirmation elle-même effectivement faite sur le monde en une

occasion donnée. » (Austin 1994 : 97) (je souligne)

Cet usage du terme « pure » produit irrésistiblement de l’étrangeté. Le jeu de Thomas et Anne sur l’incongruité (autour de sa désignation implicite et de sa réfutation attendue) ne peut résister à son emploi. L’intervention avortée de mon ami (« ouais enfin

46 Sur la fonction de ces mots ajusteurs « pure », « vraie » cf. les analyses d’Austin dans Sense and Sensibilia

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bon c’est… »), la question discrète de sa mère (« pure ? ») et mon propre scepticisme

anthropologique sont les traces de cet éclatement de notre collocation locutive. La définition de notre situation de parole n’est plus acquise. L’adjectif « pure » n’y trouvant pas de manière évidente sa pertinence, nous sommes obligés de réévaluer l’ensemble de l’échange. Sa dramaturgie dès lors semble nous échapper. Le partage de notre conversation est ouvert de façon irréversible au scepticisme. Le doute s’installe. Il sera nécessaire, comme d’ordinaire, de l’accepter. Notre conversation absorbe rapidement cette irruption de l’étrangeté. Pour retrouver l’ordinaire nous éludons ce trouble en nous en remettant à l’inadvertance. Nous nous reposons sur ce qui reste à venir, ce que le flux de notre conversation nous apportera. Paradoxalement c’est moi, le jeune anthropologue, qui vais servir ce retour à la quiétude conversationnelle. Après avoir regardé en silence le disque de Marc Clément, je décide de questionner Jean-François sur les raisons de son achat. En assumant mon statut d’enquêteur je recadre notre situation de parole.