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Sceptique comme d’ordinaire :

Chercher les « goûts musicaux » de son prochain est un projet de connaissance ordinaire. Son échelle est humaine. Les questions liées à la possibilité et à la forme de cette connaissance mettent en cause la condition indigène de notre investigation. Pour incarner cette implication, je produirai l’extrait d’un entretien réalisé le 16 novembre 2000 avec un de mes amis : Thomas. J’aimerais revenir sur sa façon d’exprimer sa difficulté à composer une connaissance sur nos relations à la musique. Ainsi, alors que je le questionnais sur des amis communs, il m’a signifié son incapacité à comprendre :

[…]

Moi : qu’est ce que tu penses de ce qu’écoutent Thomas, ou Cyril ?

Thomas : Cyril j’arrive pas, j’comprends pas trop ce qu’il écoute. Cyril…il est bizarre quoi, enfin bon il écoute, il écoute… du rap, il écoute pas mal de rap quand même…[soucieux] à la fois j’ai l’impression qu’il écoute moins de rap qu’avant et qu’il, bon y’a Dj Shadow ça il aime beaucoup j’ai l’impression, des trucs plus, j’ai l’impression que [il se relâche], je me demande si, si y a pas un côté mode quoi, […]

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Cyril est signifié dans la « bizarrerie », dans le non-familier. Thomas ne « comprend pas

trop ce qu’il écoute », il n’arrive pas à donner sens à sa pratique. Cette impossibilité ne

résulte pas d’une incapacité à dire. En effet, mon ami est capable d’identifier (de nommer) ce qu’écoute Cyril et de mettre en scène son évolution (« j’ai l’impression qu’il écoute

moins de rap qu’avant »). Son incompréhension met à jour, en négatif, la singularité du

projet de connaissance entrepris. Cette recherche ne concerne pas seulement la musique aimée par Cyril (cette musique Thomas en connaît une partie : le « rap », « Dj Shadow »), c’est la faculté à appréhender la cohérence qu’il donne à sa pratique qui est ici en jeu, la possibilité de reconnaître la logique et la légitimité de cette relation à la musique.

[…]

Thomas : mais y a des trucs un peu, j’trouve qu’est un peu ridicule quoi, je pense qu’il joue là dessus quand il écoute Wu Tang Clan et Billie Holiday il est là :

- [jouant l’enthousiasme] putain c’est super Billie Holiday !

qu’il retrouve des vieux trucs, enfin c’est assez con ce que je dis parce que bon, moi aussi quoi mais bon, je sais pas, j’y arrive p/ au départ j’croyais que c’était vraiment un mec qui écoutait que du rap et tout qu’était vachement branché rap, et en fait je me suis rendu compte qu’il écoutait des choses/ ouais bon c’est peut-être que, peut-être que je dis des conneries, qu’il écoute des choses différentes, mais j’arrive pas à faire le lien entre les différentes choses qu’il écoute quoi, en tout cas. […]

Thomas, tout en me répondant, se rend compte progressivement de l’inconséquence de sa critique. Sa propre pratique est descriptible dans les mêmes termes que celle de Cyril : tout comme lui, il est capable de réunir et de reconnaître dans son écoute une importante diversité musicale. Toutefois, malgré cette proximité patente, il ne parvient pas à le comprendre. Il n’arrive pas à trouver une cohérence dans cette pratique et éprouve un sentiment de bizarrerie devant la cohabitation des musiques écoutées. L’impossibilité de faire un « lien entre les différentes choses qu’il écoute » serait-elle à l’origine de cette impression ? Est-ce que son inaptitude à appréhender une cohérence dans les disques écoutés par Cyril révèle l’incommunicabilité de leur façon de vivre la musique ? Cette difficulté à conférer un sens à cette écoute nous renseigne sur la recherche de nos « goûts musicaux » : au-delà de leur disparité, c’est la possibilité de reconnaître leur différence qui est en jeu. Cette première découverte sur la reconnaissance de nos relations à la musique

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est aussi une découverte sur notre relation à l’autre et son ouverture à l’incommensurable. Si Thomas peut nommer et organiser les musiques écoutées par Cyril, il ne parvient pas à conférer une familiarité à l’organisation de ces « données », il ne parvient pas à leur prêter une logique. L’impression de bizarrerie que lui laisse l’écoute de Cyril le confine dans un monde émotionnel et musical étranger : la rationalité et la communauté se perdent dans un même scepticisme.

L’incapacité de Thomas à reconnaître la cohérence et donc la différence des « goûts musicaux » de Cyril, l’« impression » d’étrangeté laissée par cette impossibilité nous rappellent un des écueils possibles de cette recherche. Cette impossibilité à connaître, ou plutôt cette crainte de ne pouvoir connaître, met à jour la condition de notre ordinaire, ce que Stanley Cavell identifie comme un scepticisme. Pour citer Sandra Laugier :

« Le scepticisme naît non des limites de la connaissance, mais plutôt des limites de nos capacités naturelles, de notre condition – celle, pour reprendre un jeu de mots de Cavell de notre parler ensemble, con-dition. » (Laugier 1999c : 172)

Cette vérité du scepticisme, que le philosophe américain nous invite à reconnaître comme constitutive de notre ordinaire, met à jour une tension au cœur de nos façons de vivre et de parler ensemble : une difficulté à reconnaître et à accepter le poids de l’expression, une difficulté à être sujet d’un langage commun. En effet, ce scepticisme n’est pas la découverte ou la révélation d’une limite de nos capacités cognitives - qu’une investigation philosophique ou anthropologique pourrait dès lors dépasser. Il n’est pas épistémologique au sens d’une impossibilité de savoir. Ce scepticisme éclaire l’étrangeté de notre rapport à autrui : comment donnons-nous « voix » à l’autre et comment cette « voix » met en cause « notre » conversation ? Le sentiment d’incompréhension exprimé par Thomas et la rupture qu’il découvre interroge sa relation à Cyril (sont-ils amis ?). Cette tension au cœur de nos rapports et de notre « parler ensemble » me semble servir de champ d’investigation privilégié pour une anthropologie de l’ordinaire (Chauvier 2003a). En effet, les problèmes et les questions posés par les chercheurs du « là-bas » rencontrent un écho familier dans l’épaisseur de « l’ici » du chercheur indigène sans pour autant faire appel à une rhétorique « exotisante ». Les problèmes épistémologiques classiques - la traduction, l’interprétation, la description et la comparaison par exemple – trouvent une expression dans le scepticisme traversant notre ordinaire et nos façons de vivre ensemble. Les questionnements

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anthropologiques sur « l’autre » s’appréhendent comme une interrogation sur notre « parler ensemble », une problématique concernant la reconnaissance de notre conversation.