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Distinguer la différence :

Dans l’extrait de conversation qui nous intéresse, l’élément nous est donné, du moins pour Thomas et son père. Ils connaissent tous deux le disque en question et essayent de me faire partager leur conversation. Par son énoncé, Jean-François engage un nom (« techno ») dont le sens s’apparie au type de son élément. Il ajuste un nom à un élément. Cette production est annoncée et consacrée par l’énoncé « c’est de la techno ». On peut toutefois imaginer une situation où cet ajustement entre le nom et l’élément est effectué dans l’autre sens : nous disposons du nom, « techno », et il nous faut trouver un élément dont le type s’apparie au sens de ce nom (choisir entre plusieurs disques par exemple). Il nous faut ajuster un élément au nom. Comme le souligne Austin, ces deux situations sont aussi différentes qu’ajuster une vis à un écrou diffère d’ajuster un écrou à une vis. La direction d’ajustement révèle deux types de positionnement relatifs au terme « techno ».

Austin explicite la notion d’appariement en soulignant ses liens avec l’ajustement : « on ajuste l’élément au nom ou le nom à l’élément parce que le type de l’élément et le

sens s’apparient » (Austin 1994 : 122). Toutefois apparier le sens du nom au type de

l’élément diffère d’apparier le type de l’élément au sens du nom. La charge d’appariement ne repose pas sur le même membre de l’assertion. Dans le premier cas (apparier le sens au type) c’est le sens du nom qui porte la charge. Si Jean-François se trompe en énonçant « c’est de la techno », son erreur porte sur ce qu’il dit sur la « techno ». Est-ce qu’en disant « c’est de la « techno » » il ne fait pas, en quelque sorte, du tort au langage (à l’usage du

43 La traduction française nous conduit à délaisser la grammaire vestimentaire de ces termes, pour obtenir des

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terme techno) ? Alors qu’à l’inverse, dans notre second cas (apparier le type au sens), si Jean-François se trompe, son erreur porte sur ce qu’il dit sur le type de l’élément. Est-ce qu’en disant « c’est de la techno » il ne fait pas, en quelque sorte, du tort aux faits ? La charge d’appariement nous informe sur ce que nous mettons en jeu lors de notre énonciation et ce sur quoi nous nous appuyons. Ces deux jeux (instruments) de différenciation, la charge d’appariement et la direction d’ajustement, sont à l’origine des quatre actes de parole distingués par Austin. Examinons leurs différences et leurs ressemblances.

Je distinguerai pour commencer les deux formes d’identification (identifer-a et identifier-f). Pour cela, je composerai deux situations fictives :

1- Jean-François me tend le disque de Marc Clément et me demande : « tu sais ce

que c’est ça comme musique ? » (on me donne un élément et on me demande de

l’identifier). Je réponds « c’est de la techno ».

2- Jean-François me tend plusieurs disques dont celui de Marc Clément et me demande : « dans ces disques lequel est un disque de techno? » (on me donne plusieurs éléments et on me demande d’identifier celui s’appariant à la « techno »). Je lui rends le disque de Marc Clément et dit « celui-là44, c’est de la techno »

Dans la première situation je dois trouver un modèle qui s’apparie au type de l’élément, « le bon couvercle pour le bon pot » comme dit Austin. Dans la seconde, j’essaye de trouver un élément qui s’apparie avec le modèle, un élément à qui je peux « distribuer » le rôle de « techno ». Ainsi, lorsque je place (identifier-a), le type d’élément va de soi, l’expression (« c’ ») accroche au monde, et la question serait de savoir si le sens du mot-T (« techno ») s’y apparie vraiment (« est-ce que ce n’est pas du rap ? », « je ne suis pas sûr

que ça soit vraiment de la techno » etc.). En distribuant à l’inverse, on considère que le

sens du mot-T va de soi, et la question serait de savoir si le type d’élément est vraiment

44 Pour rendre l’énoncé plus familier et plus apte à la transcription écrite j’ai préféré insérer « celui-là ». En

effet, en l’absence d’indication sur la position physique des locuteurs et leur jeu avec les objets, il est nécessaire d’alourdir l’énoncé. Evidemment, j’aurais pu décrire mon action : je tend le disque à mon ami, en tapotant sur son couvercle et en disant « c’est de la Techno », la description de mes gestes permettant ici de rendre l’effet de redondance déictique caractérisant « celui-là, c’est ». Force est de constaté que cet effet est là pour souligner ce qui est misé lors de mon énonciation : non pas la « Techno » mais l’élément, où comme nous le verrons lorsque j’instancie, le type de l’élément.

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celui qui s’y apparie. (« Cet élément-ci est-il bien de la techno ? », « Ne serait ce pas

plutôt cet élément-là qui est de la techno ? », etc.). Il est important de réaliser, et c’est aussi

le dessein de cette rhétorique, que la différence entre ces deux actes de parole « est

fonction principalement de la différence entre les situations de parole où respectivement les effectuer » (Austin 1994 : 132). Différencier ces actes de parole c’est mettre à jour la

diversité des situations et des positions où nous sommes amenés à engager une catégorie musicale pour parler la musique.

Dans cet ordre d’idée, l’assertion « c’est de la techno » peut être énoncée en

instanciant. Instancier c’est proposer un échantillon comme un exemplaire d’un modèle.

- Je discute musique avec Jean-François. Je lui parle de « techno ». Intéressé il me demande si j’ai un disque à lui proposer pour qu’il puisse s’initier à cette musique. Je regarde dans ma discothèque et lui tend le disque de Marc Clément en lui disant : « celui-là, c’est de la techno ».

En instanciant comme en distribuant (identification-f) j’ajuste l’élément au nom donné : je

dispose du terme « techno » et il me faut lui ajuster un disque par exemple. Cependant, à la différence de ce que je fais en distribuant, en instanciant (comme en plaçant d’ailleurs) je considère que le type d’élément va de soi, la charge d’appariement repose sur la « techno ». De fait, se tromper en instanciant c’est faire violence au langage, c’est maltraiter le mot « techno ». En d’autres termes, pour instancier, il faut trouver un échantillon auquel le modèle s’apparie alors que pour distribuer, il faut trouver un échantillon qui s’apparie au modèle et que pour placer, il faut trouver un modèle qui s’apparie à l’échantillon. D’où la remarque faite par Austin :

« Quand nous instancions et quand nous distribuons le rôle, nous ajustons l’élément au nom, mais c’est essentiellement le type que nous instancions, et essentiellement l’élément à qui nous distribuons le rôle. » (Austin 1994 : 127)

En affirmant comme en plaçant (identification-a) on ajuste les noms aux éléments :

on dispose d’un élément (cet élément-ci par exemple) et il nous faut trouver un nom qui s’y ajuste.

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- Je discute avec Jean-François qui me soutient avec véhémence que le disque de Marc Clément est un disque de jazz. Fatigué devant un tel manque de discernement j’essaye de mettre fin à la conversation en lui répondant : « c’est

de la techno ».

A la différence de ce que je fais en plaçant, en affirmant (comme en distribuant d’ailleurs) je considère que le sens du nom (« techno ») va de soi. La charge d’appariement repose sur le type de l’élément. La question étant : est-ce que le type de l’élément s’apparie au sens du mot-T ? Est-ce que cet élément correspond bien à ma conception de la techno ? En d’autres termes, pour affirmer, il faut trouver un modèle auquel l’échantillon s’apparie, alors que pour placer, il faut trouver un modèle qui s’apparie à l’échantillon et que pour distribuer il faut trouver un échantillon auquel le modèle s’apparie. D’où la spécification du philosophe :

« L’intérêt du placement réside dans le fait de relier le nom au type en passant par le sens alors que pour l’affirmation, il réside dans le fait de relier le sens à l’élément en passant par le type. On peut dire que c’est essentiellement le type que nous identifions, mais que c’est essentiellement l’élément dont nous affirmons quelque chose. » (Austin 1994 :127)