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Coïncidences biographiques et professionnalisation :

Ma rencontre avec Marc Touché est le fruit d’une coïncidence heureuse. Un

branchement19 familial réussi sur ma biographie balbutiante d’anthropologue. J’aimerais revenir sur cette rencontre avec le sociologue. Son histoire n’a pourtant rien d’une anecdote de terrain et, de fait, n’a aucune prétention quant à sa pertinence didactique. La mise en scène de ce branchement servira de laboratoire à mes questionnements biographique et professionnel.

Ma rencontre avec Marc Touché est le fait d’un vieil ami de mes parents : Bob. L’évocation de ce prénom a la particularité pour la moins troublante de me rappeler à leur génération. Il me renvoie dans les années 70, une époque que je n’ai pas vécue. Il me ramène à Saint Germain en Laye, une ville que je n’ai pas habitée. Les occurrences de ce Bob, il faut le savoir, animent considérablement les commerces biographiques

19 « En recourant à la métaphore électrique ou informatique du branchement, c’est-à-dire à celle d’une

dérivation de signifiés particularistes par rapport à un réseau de signifiants planétaires, on parvient à se démarquer de l’approche qui consiste à voir dans notre monde globalisé le produit d’un mélange de cultures vues elles-mêmes comme des univers étanches, et à mettre au centre de la réflexion l’idée de la triangulation, c’est-à-dire de recours à un élément tiers pour fonder sa propre identité. En utilisant la métaphore du branchement, on peut également montrer, à l’encontre des tenants de la thèse de la globalisation contemporaine, que celle-ci, loin d’être nouvelle, prend en réalité la suite de dispositifs de globalisations antérieurs. » (Amselle 2001 : 7-8) Mes usages du terme « branchement » empruntée à Jean-Loup Amselle me permet de permuter de façon dynamique d’analyses discursives à des analyses conversationnelles. Ce terme me permet de distinguer certains usages de catégories musicales et fait lien avec les problèmes propres à l’identification et à la nomination des actes de langages (cf. second chapitre) et avec la critique philosophique de la notion d’action qu’elle contient (quelles sont les conditions de félicité d’un branchement ? ) (Austin 1970). Enfin, les commerces biographiques que cette notion et l’analogie qu’elle détermine me permettent de distinguer et de décrire s’inspire de l’Actor Network Theory (ANT) servant la pragmatique du goût élaborée et expérimentée par Antoine Hennion (Hennion, Gomart Maisonneuve 2000 : 169-177).

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habituellement menés dans ma famille. Les rares anecdotes produites par mon père sur son parcours musical attestent de la compétence de son ami en matière de musique. Son influence sur son écoute m’est connue. Bob lui a notamment fait découvrir les Pink Floyd dans les années 70 - groupe sur-représenté bien que singulièrement isolé dans nos 33 tours familiaux. Les Pink Floyd par Bob, une généalogie musicale que j’ai faite mienne en m’appropriant notre discothèque familiale. Un point de convergence biographique assurant la félicité de nos conversations sur la musique.

Les souvenirs d’enfance attachés à ce prénom - des cheveux longs, un fourgon rouge, des cigarettes roulées, la pochette d’un 45 tours de son groupe Compartiment

Fumeur, une cave où il répétait avec ses amis – participent de ma représentation de

l’activité musicale des années 70. Les discussions familiales occasionnées par sa pratique actuelle favorisent quelque peu ce genre de fiction historique. A cinquante ans, Bob continue de jouer régulièrement de la guitare électrique avec les Compartiment Fumeur. Son parcours met en jeu plus de trente années de vie musicale. Sa mise en conversation questionne inévitablement l’évolution et la cohabitation historique de nos façons de vivre la musique. Mes études en anthropologie et mon travail sur la musique sont pour mes parents les éléments principaux de mon actualité. Leur occurrence dans une discussion amicale est éminemment prévisible. Leur pertinence lors d’un échange avec Bob est évidente. Ma venue sur le tapis de leur conversation s’est fait - je l’imagine – au détour de leur travail de retrouvailles. Après s’être perdus de vue pendant quelques années, mes parents et Bob se devaient de mettre à jour le texte partagé servant de trame à leur échange. Des souvenirs communs aux enfants qui n’en sont plus : une forme d’actualisation de leur connexion biographique.

La discussion de ma biographie de jeune chercheur a suscité chez Bob un écho inattendu. Il connaissait en effet une personne travaillant également sur l’activité musicale : Marc Touché, sociologue au CNRS, attaché au Centre d’Ethnologie Française et au Musée National des Arts et Traditions Populaires. A la fois son ami, un de ses informateurs et ponctuellement son photographe, ils ont travaillé ensemble à la réalisation d’une exposition sur l’histoire des groupes amateurs de Saint Germain en Laye. Il a donc proposé à mes parents de me confier son numéro de téléphone, s’engageant lui-même à avertir le chercheur avant que je ne prenne contact. Par filiation, je profite du réseau amical de Bob pour accrocher le réseau du sociologue. Bob, musique, Saint Germain en Laye,

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histoire, recherche : les termes de ce branchement me sont familiers.

A l’époque, l’intérêt de cette opportunité (rencontrer un chercheur travaillant sur l’activité musicale) s’imposait à moi comme à mon entourage. Assumant et revendiquant mon statut de jeune chercheur auprès de mes proches, je tentais alors de m’informer sur ce qui se dit et se fait sur la musique dans le milieu universitaire français. J’avais pour ambition d’ouvrir ma bibliogénéalogie20 à des projets, des programmes et des pratiques. Je cherchais à inscrire des façons de faire et des biographies dans l’ensemble de textes que je réunissais sur la musique. Au vue de la singularité des réseaux rencontrés et de la complexité des questionnements professionnels révélés, j’ai considéré a posteriori cette prospection comme participant pleinement de mon investigation sur nos façons de parler musique. Ce retour sur mon travail de professionnalisation (en l’occurrence incorporer des projets de vie dans une activité critique de lecture) me conduisit alors à développer une réflexion sur l’implication de la recherche dans la vie musicale (Chauvier 2004).

C’est ainsi, après avoir réuni quelques informations sur le sociologue (notamment à partir d’un article paru dans l’hebdomadaire Télérama21) que j’ai téléphoné à Marc Touché un après-midi de février. Je l’ai dérangé pendant qu’il interviewait un musicien, un trompettiste si mes souvenirs sont bons. J’étais naturellement ravi de surprendre un sociologue professionnel en train d’enquêter et, nécessairement, embarrassé de l’avoir interrompu pendant son travail. Evidemment je me suis empressé d’introduire notre référence partagé : « Bob ». Mon temps de parole était dès lors assuré. Le sociologue s’attendait à mon appel. Ne pouvant mettre fin à son interview il me proposa de le rappeler le soir même à son domicile. Cette occurrence, même sommaire, de mes relations familiales et amicales dans l’activité quotidienne de Marc Touché conféra à notre rencontre quelque chose de marginal. Cet ami commun, Bob, révélait ce que nous retranchons de nos représentations de chercheurs. Notre première discussion, d’environ une heure, a porté sur le travail que j’effectuais alors sur les « goûts musicaux » et les catégories musicales dans le cadre d’un DEA d’anthropologie22. L’intérêt manifeste de Marc Touché pour mes recherches a considérablement animé notre échange. Il me dit avoir lui-même créé une

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Bibliogénéalogie : ensemble de textes participant de la construction et de la représentation d’une biographie de lecteur.

21 Télérama n°2632 – 21 juin 2000 pp. 28-30.

22 Histoires de goûts. Une historiographie indigène de la musique. 2001. Université Victor Segalen.

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catégorie musicale pour son usage personnel : les musiques électro-amplifiées, qu’il utilise plus couramment sous la forme musiques amplifiées. Cette catégorie, comme nous le verrons, sert son travail historique et ethnologique sur l’activité des groupes de musique amateurs, notamment leur répétition. Ses occurrences débordent incontestablement le cadre de ce travail scientifique. Vous comme moi pouvons la rencontrer sur des affiches de festivals ou associée au nom d’une salle de concert et de répétition.

De part son travail sur les pratiques musicales et son utilisation de la catégorie

musiques amplifiées, Marc Touché se trouvait doublement accroché par mes recherches. A posteriori la découverte de ce chercheur m’apparaît des plus inespérée. Mes parents m’ont

permis de rencontrer un sociologue qui enquête sur la musique, qui est le créateur d’une catégorie musicale et qui s’intéresse à mes travaux. Vous comprendrez que j’estime cette coïncidence biographique heureuse. Bob, musique, Saint Germain en Laye, histoire,

recherche, enquête, catégories musicales les termes de ce branchement sur le réseau de

Marc Touché me sont décidément des plus familiers.