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Pratiques amicales :

Le Cyril mis en cause par Thomas m’a un soir pris à part pour mettre en discussion mes recherches. Avant de formuler ce qu’il me faut accepter comme une critique pertinente, mon ami va préalablement s’excuser et disqualifier son point de vue : il a peut-être un peu trop bu pour me parler de mon travail. Je sais bien qu’il n’en est rien. La gêne qu’il exprime n’est pas imputable à son état mais à ce qu’il va me dire sur ma pratique en dépit de la connaissance fragmentaire qu’il en a. Mon ami n’a jamais lu mes recherches. Il sait toutefois que je m’intéresse aux catégories musicales et que j’ai réalisé un mémoire de maîtrise sur les rayons de disques de la FNAC et du Virgin Megastore de Bordeaux ainsi qu’un mémoire de DEA sur un sujet connexe. De même il sait qu’une partie de mon activité consiste à réaliser des entretiens avec des amis communs et leurs proches (leurs parents et grand-parents par exemple) ou à faire des enregistrements expérimentaux (notamment de soirées entre amis). Ces connaissances, il me faut l’admettre, suffisent à sa critique.

Ses remarques concernent la sélection de mes interlocuteurs et font suite à mes propositions d’interview. Cyril me reproche de choisir des personnes non qualifiées pour étudier les catégories musicales : lui et nos amis communs. Il ne met pas en cause notre représentativité. Il ne m’accuse pas de privilégier le point de vue d’une « petite bourgeoisie provinciale » par exemple. Il souligne le manque d’acuité et de pertinence de nos perspectives sur l’actualité musicale. Pour signifier sa critique, il me donne des exemples de personnes aptes, de par leur position et leur pratique, à me faire comprendre cette difficulté à penser la « production musicale » dans sa diversité. Il fait notamment référence à Martial : une de ses connaissances (interviewé dans le cadre de mon enquête sur les magasins de disques56

). Martial était vendeur à la FNAC et est actuellement copropriétaire

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d’un magasin de disques « indépendant » où il travaille. Sa discothèque personnelle est imposante et, si ce n’est pas à proprement parler un collectionneur, il est de façon permanente à la recherche de disques. Selon Cyril cette biographie et ce positionnement lui permettent de collecter ou de produire des catégories aptes à saisir l’actualité musicale. Ainsi, aux critères de représentativité générés par la sociologie et l’ethnologie auxquels j’ai renoncés au profit d’un questionnement indigène, Cyril oppose symétriquement des critères de précision et d’acuité. Mon ami, en toute sympathie, me rappelle aux ajustements nécessaires à la reconnaissance d’un travail pertinent sur nos usages partagés de catégories musicales.

Cyril désigne un « référent privilégié » pour évaluer la précision de nos usages : la production musicale, la musique en train de se faire. Pour se repérer dans le flot de disques disponibles chaque mois, il faut pouvoir différencier ses sources et les connexions s’établissant entre elles : d’où l’intérêt d’une référence aux scènes locales et aux labels par exemple pour élaborer des catégories musicales. Il est pourtant aisé d’imaginer d’autres points de vue nécessitant et légitimant des critères de précision et de pertinence différents : tout autres. La construction de cette investigation vise à faire émerger dans notre monde de lecteur cette matière singulière que nous parlons avec des différences et que nous saisissons avec nos catégories. La discussion de l’assertion de Jean-François, « c’est de la

techno,… pure » nous a permis de reconsidérer la notion de correspondance et de lui

substituer des instruments aptes à mettre à jour l’« intrication réciproque » de nos mots et de notre monde. En étudiant nos usages de catégories musicales en fonction de leur pertinence et de leur félicité nous questionnerons la mise57

propre à nos prises de parole sur nos façons de vivre la musique. En situant notre investigation dans nos discussions, je nous intéresserai à l’ensemble d’accords nécessaire à notre « parler ensemble ».

Cette investigation s’inscrit dans le proche et l’intime. A l’usage de catégories socioprofessionnelles et ethniques j’ai préféré une problématique de la catégorisation et de l’usage de catégories. De ce point de vue les critères égocentriques servant la sélection de mes interlocuteurs se comprennent comme des alternatives aux pratiques sociologique et anthropologique servant la construction de populations d’enquête. Ainsi, cette investigation se développe dans mon environnement linguistique. Elle implique deux amis

57 Je détournerai le terme de mise de façon à en faire une référence aux travaux d’Erving Goffman, et

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proches : Thomas et Stéphane. L’expression d’un « moi ethnographique » est indissociable de ce jeu de relation sommaire. Relations amicales, Thomas, Stéphane et moi, et leur implication (« l’ami de ») dans des relations familiales : la famille de Thomas, ses parents, Jean-François et Anne, et ses grands-parents Jean-Pierre et Jeannine ainsi que la famille de Stéphane : son frère Alain, sa mère Dominique et sa grand-mère Monique. Mes analyses s’inscrivent dans ces réseaux amicaux et familiaux. Le « je » revendiqué dans ce texte anthropologique est un « je » relationnel et impliqué. Ainsi, les entretiens réalisés avec Thomas et Stéphane font appel à un temps partagé : la « chronique » de notre amitié. La rencontre avec les membres de leur famille se fonde sur cette « chronique ». La présence de Thomas lors de ces entretiens et l’implication de Stéphane dans leur organisation58

m’inscrivent dans des rapports partagés. Dans cette perspective, j’identifierai mes différents interlocuteurs en me référant à leur relation avec mes amis : « le père de Thomas », « la grand-mère de Stéphane », etc. la réciproque apparaissant évidente : Nicolas « l’ami de Thomas », « l’ami de Stéphane ». Les liens mis en lumière ne m’autorisent aucune autorité interprétative. La brutalité de ce travail participe d’une rupture réflexive dans notre ordinaire et sert l’émergence d’une didactique indigène. Ces extraits de conversation avec Monique, Dominique, Alain, Jeannine, Jean-Pierre, Anne, Jean-François, Stéphane et Thomas en appellent à vos relations quotidiennes. Ces prénoms qui pourraient ne pas être les leurs se lisent comme autant d’entrées dans votre monde de locuteur.

58 Stéphane a par exemple organisé mes entretiens sur une même journée, le samedi 4 novembre de l’année

2000, à Biarritz (où sa famille habite) chez sa grand-mère, Monique. En accord avec elle, j’ai donc réalisé ces différentes interviews dans le courant de l’après-midi, dans un premier temps avec elle donc, puis avec sa fille Dominique (la mère de Stéphane) et enfin avec son petit-fils Alain (le frère cadet de Stéphane).

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II. Recherche en cours :

En posant une question incongrue à Stéphane, j’ai remarqué l’existence possible d’une continuité entre les distinctions concernant nos écoutes et celles concernant leur objet. Dans un élan critique, j’ai investi un environnement littéraire dans lequel j’ai distingué des problématiques graphiques associant l’identification et l’organisation d’une diversité musicale et l’identification et l’organisation de communautés de vie. De cette bibliothèque, je suis revenu sur nos conversations comme sur un des moyens et un des espaces disponibles pour constituer une connaissance sur nos relations à la musique. Ayant pris acte de la condition ordinaire du projet de recherche formulé, j’ai présenté succinctement les interlocuteurs participant de notre réflexion. C’est ainsi, qu’en séquentialisant, transcrivant et analysant quelques-uns des échanges suscités par ma question sur ce que nous écoutons, je nous intéresserai aux pratiques langagières impliquées dans la mise en commun de nos musiques.