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Situation de parole S.0 : incongruité ethnographique

En isolant arbitrairement la prise de parole de Jean-François, « c’est de la techno », j’ai consommé notre rupture avec l’ordinaire. Ce faisant, j’aimerais que nous considérions les problèmes inhérents à son interprétation en questionnant sa description et sa contextualisation. Pour cela, je positionnerai cet énoncé dans la « situation de parole » composée par J. L. Austin. Situation qu’il nomme « Situation zéro ». Examinons cette modélisation :

- « Dans S.0, le monde se compose de toute sorte d’éléments différents, chacun d’un seul type bien déterminé ».

- « Chaque type est totalement et également différent de chacun des autres types, et chaque élément est totalement et également distinct de chacun des autres éléments. » - « Plusieurs éléments peuvent être du même type mais aucun élément n’appartient à

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plus d’un type35 ».

- « Elément et type ne sont (pour parler de façon nécessairement approximative) appréhendés que par l'observation. » (Austin 1994 : 114)36

Dans cette situation de parole S.0, Austin produit seulement des énoncés de forme P : « E est un T ». Il emploie l’expression « est un » comme une expression invariable. On peut, dans P, insérer un nombre indéfini de vocables à la place de « E » ou « T », chacun des vocables étant soit un mot-E soit un mot-T. Pour illustrer cette modélisation, je proposerai une version adaptée du schéma proposé par le philosophe (Austin 1994 : 118) :

« E » « est un » « T » Mot-E lien assertif Mot-T

lien conventionnel lien conventionnel (référence) (sens)

élément/ type lien naturel sens

(échantillon) (appariement) (modèle)

schéma 1.

Je manipulerai cette situation de façon à y produire notre énoncé épuré, « c’est de la

techno ». Avec le philosophe, nous considérerons nos éléments comme des échantillons.

En l’occurrence le pronom « c’ » désigne notre échantillon. Jean-François fait référence au spécimen dont il dispose et sur lequel il dit quelque chose. Je reviendrai, par la suite, sur le statut du pronom démonstratif employé par le père de Thomas. Notre énoncé étant

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« ou pour le dire autrement, [un élément est censé] ne posséder qu’une seule caractéristique, ou encore ne pouvoir être évalué que dans une seule dimension » (Austin 1994 : 127).

36 Pour incarner cette modélisation du monde et la situation de parole qu’elle tend à définir, je citerai

également la parenthèse adjointe : « Approximativement, le monde pourrait constituer en une multitude de taches de couleur informes, sans ordre, toutes du même rouge pur, ou du même bleu pur, ou du même jaune pur. Ne seraient-elles pas alors semblables parce que colorées, et peut-être partagent-elles d’autres caractéristiques générales ? Cette possibilité doit pourtant être exclue – peut-être étant donné que, chaque élément de notre monde étant identique à tous les autres sous ces autres aspects, il n’y a alors rien à en dire ; ou peut-être par modifications et perfectionnements, chaque élément étant soit une tache rouge pur soit un bruit de hauteur, d’intensité bien définies, etc., soit une odeur, etc. ; mais, de toute façon, cette possibilité sera exclue parce que nous décidons que notre langue ne dispose pas de moyens permettant de traiter ces caractéristiques supplémentaires. » (Austin 1994 : 114).

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artificiellement isolé, je le considérerai provisoirement comme une expression déictique. Les sens auxquels il s’agit d’apparier les types d’éléments peuvent être appréhendés comme des modèles chacun muni de noms conventionnellement reconnus (Mot-T). Dans notre situation, nos modèles sont les catégories musicales (un corpus reconnu de modèles). En l’occurrence notre type d’élément ne peut être (dans S.0) que de la techno (ou une sorte de techno), du jazz (ou une sorte de jazz) ou du classique (ou une sorte de classique) etc.

S.0 est une fiction axiomatique. Toutes conjectures quant à la position assertive de Jean-François (le lieu d’où il parle pour rester nécessairement vague) ne pouvant être fondées, nous devons nous accorder provisoirement sur un donné commun : nous parlons la musique dans S.0. Cette situation linguistique, dans laquelle nous nous trouvons rarement (et donc parfois) lorsque nous parlons, est assez claire pour nous permettre de discuter la différenciation et la description de certains usages simples et familiers de catégories musicales. Il est important de souligner l’« évidence taxinomique » de S.0. En effet, l’appariement entre types d’éléments et modèles est exclusif : si plusieurs éléments peuvent être de la techno, un élément ne peut être à la fois de la techno et du rap. Il est soit l’un, soit l’autre, ou aucun des deux. Nous verrons par la suite en quoi la possible et nécessaire complexification de cette situation de parole permet de dégager de nouveaux actes de langages et, de fait, de générer de nouvelles pistes d’interprétation sur l’activité en cours, la position des locuteurs et la mise interactionnelle engagée. Cependant, et de façon à nous immerger progressivement dans nos usages du langage, il s’agit pour l’instant d’accepter cette modélisation de notre situation de parole. Les pistes dramaturgiques ouvertes par Austin nous permettront par la suite de la mettre en convention.

Nous supposerons donc que Jean-François parle la musique dans S.0, position axiomatique absurde, position pourtant envisageable puisque nous ne pouvons investir son environnement musical tel qu’il l’exprime lors de son assertion. Pour plagier Sandra Laugier présentant la thèse dite de l’indétermination de la traduction de W. O. Quine, l’ontologie de mon voisin est tout aussi inscrutable que celle de l’indigène le plus éloigné (Laugier 1999b : 56). L’incongruité anthropologique de ce travail de modélisation mérite d’être soulignée. En effet, en réduisant de façon formelle notre monde et son langage nous renonçons aux conventions à disposition pour décrire l’interaction verbale nous réunissant Anne, Jean-François, Thomas, et moi. En brisant de cette façon le contrat ethnographique reliant ce texte au monde j’ouvre sa lecture à un péril sceptique. L’hyper constructivisme

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proposé, en libérant l’ordre des possibles, semble nous affranchir de l’ordinaire. De ce point de vue, et les précautions d’Austin nous y incitent, il nous faut considérer de façon critique la séduction propre à un projet de réforme de nos usages linguistiques. Pour développer ce point et souligner les enjeux cognitifs propres à la modélisation de cette situation de parole, je vous proposerai un détour critique. Nous questionnerons ensemble les projets taxinomiques animant l’histoire de l’ethnomusicologie. Ce travail nous permettra de formuler un projet d’étude attentif aux théories linguistiques importés dans nos façons de collecter et de mettre en ordre notre monde de musique..