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I – Rond-point du chœur de Saint-Médulphe de Saint-Myon

B. Craplet ne dit rien des chapiteaux de cette église mais il s’agit bien d’un ensemble roman. Pourtant, si les chapiteaux du côté sud du rond-point ne semblent pas poser de problème

d’authenticité, ceux du côté nord paraissent avoir été refaits.

Comme à Maringues, un seul chapiteau (Sr2) (fig. 120) montre des personnages : deux minotaures et un diable entre deux personnages. Cette dernière scène est orientée vers le

déambulatoire, alors que les minotaures sont du côté de l’autel. Il semble que, là aussi, le rond-point ait servi à garder le souvenir d’un évènement : un pacte avec le diable ou une soumission. Mais aucune inscription ne nous renseigne sur le sujet : idée du concepteur ou évènement historique ? B. Phalip cite ce chapiteau comme « la seule figure moralisatrice de l’édifice » et montre en photo cette face avec la légende suivante : « le démon tenant les réprouvés liés par le péché »421.

La scène montre deux personnages, l’un barbu, l’autre imberbe, placés sur les angles de la corbeille. Au centre un diable unit leurs mains ; il est disposé frontalement, ailé, son corps et son visage marqués de striures figurant certainement des rides, ses cheveux implantés au niveau des sourcils et dressés à la verticale, des pattes d’animal. Il semble sourire, les lèvres entrouvertes, et ses ailes passent derrière la tête des deux personnages, les englobant dans un même ensemble.

Cette scène est séparée de celle des minotaures, de chaque côté, par un arbre ressemblant aux caulicoles souvent rencontrés, mais plus simples. Ils ne sont pas placés au centre de la corbeille, mais directement derrière les deux personnages précités. En effet, les deux personnages de la face nord sont des hybrides et leurs corps animaux débordent largement sur les faces latérales : ils ont une tête humaine munies d’oreilles animales et de cornes énormes, auxquels s’ajoutent un corps animal avec une queue se terminant par un énorme fruit ressemblant à une pomme de pin ; l’un est imberbe l’autre barbu et ce dernier ne possède pas d’oreilles. Ils tiennent d’une main leur queue, de l’autre la tige d’une plante placée entre eux.

L’association entre les deux scènes ne doit certainement rien au hasard et le fait, qu’à chaque fois, l’un des personnages est barbu et l’autre non incite à faire un parallèle entre les deux images. Mais pour trouver la clef de lecture et les raisons de cette juxtaposition, il faut d’abord examiner ce que signifient ces hybrides dans une église.

1 - Les minotaures

Il s’agit ici de minotaures : à la différence des centaures qui sont formés d’un corps d’équidé et d’un buste et d’une tête humains, les minotaures sont formés à partir du taureau. Et si, comme ici, les pattes ou les détails de la partie animale n’offrent pas de détails significatifs, les énormes cornes suffisent à caractériser cet hybride. Cette identification peut être affirmée car deux exemples régionaux sont accompagnés d’inscriptions qui les identifient formellement : un chapiteau de l’église Saint- André de Besse-en-Chandesse (fig. 121) et un autre dans le déambulatoire de Saint-Etienne de Maringues (fig. 122). Sur le premier, déformé sans doute par l’ignorance du sculpteur, on lit :

MINORTA VRS ; sur le deuxième MEDIO TAURI. Le personnage est donc bien à moitié taureau.

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Le Minotaure, dans la mythologie grecque, est un être hybride né des amours de Pasiphaé, femme de Minos et d’un taureau envoyé par Poséidon. L’histoire est trop connue pour que l’on y revienne ici. Rappelons simplement que cet être était considéré comme dangereux et fut enfermé dans le labyrinthe, où il fut finalement tué par Thésée grâce à l’aide d’Ariane.

La première remarque qui s’impose est que le Minotaure grec a une tête de taureau et un corps d’homme, alors que le minotaure chrétien, sur ces trois chapiteaux, a au contraire une tête d’homme et un corps animal ; ou plus exactement deux corps, puisque composé d’un homme sans les jambes et d’un taureau sans la tête. Quant à l’identification du corps avec celui d’un taureau, elle n’est pas toujours évidente car les sabots sont souvent peu identifiables, soit à cause de la médiocrité de la sculpture, soit à cause de l’astragale du chapiteau en fort relief, qui avec l’effet de perspective masque le bas des pattes. C’est sans doute pour cette raison que l’on a affublé les têtes d’homme de cornes et d’oreilles. Cela permet de les rendre plus identifiables et il y a donc ici une volonté d’éviter qu’ils soient confondus avec les centaures. Une autre remarque s’impose : alors que le Minotaure de la mythologie est indissociable du labyrinthe, ici il n’y est jamais fait allusion. Dans presque tous les exemplaires de la région, il est présenté tenant la tige d’une plante ou d’un arbre.

Le thème du labyrinthe semble avoir évolué séparément. Il a, en fait, traversé les siècles sans grand changement : un dessin géométrique composé de méandres. À Chartres, Auxerre, Reims, Amiens, etc…ils sont inscrits dans le sol des cathédrales et témoignent qu’ils ont bien été utilisés comme symbole chrétien. C’est à Orléansville (ancien Castellum Tingitanum romain et la plus ancienne basilique chrétienne d’Afrique du nord, en Algérie) que l’on trouve le plus ancien labyrinthe chrétien connu (IVe siècle)422. Il est orné en son centre d’un carré où s’entrecroisent les mots SANCTA

ECCLESIA. Le parcours du labyrinthe conduit donc à l’Église Sainte, c’est-à-dire la Jérusalem céleste.

Parmi les labyrinthes connus, notons celui de Saint-Savin de Plaisance (Italie)423, daté du XIe

siècle qui comporte une inscription particulièrement intéressante pour nous : d’une part la date est assez proche des églises romanes qui nous intéressent, d’autre part cette inscription est très explicite :

HUNC MUNDUM TIPICE LABERINTHUS DENOTAT ISTE INTRANDI LARGUS, RECEDENTI SET NIMIS ARTUS SIC MUNDO CAPTUS, VICIORUM MOLE GRAVATUS VIX VALET AD VITE DOCTRINAM QUISQUE REDIRE.

Que l’on peut traduire ainsi : « Ce labyrinthe représente symboliquement le monde présent. Il est large (facile) pour celui qui y entre, mais bien compliqué (difficile) pour celui qui veut en sortir (s’en détacher). Ainsi, celui qui est prisonnier du monde, agréablement alourdi par les vices, a beaucoup de peine à revenir à la sagesse chrétienne de la vie. »On ne pouvait rêver d’explication plus claire : le labyrinthe représente la vie sur terre, avec ses détours, ses dangers, ses égarements.

Michèle Dancourt, dans son étude sur le mythe de Dédale et Icare424 arrive aux mêmes

conclusions : « les vicissitudes de la vie humaine constitue un labyrinthe dont l’homo viator ne peut trouver l’issue qu’à la lumière de la grâce divine » ou encore « le vol d’Icare spiritualisé est assimilé à l’envol de l’âme vers les cieux », le labyrinthe c’est le chemin vers Jérusalem, et les architectes vont être comparés à Dédale425. Mais dans toutes les identifications mouvantes de l’interprétation

chrétienne qu’elle cite, elle ne parle pas du Minotaure, c’est Dédale qui est enfermé dans le labyrinthe.

422 CABROL 1928, Tome 8, col. 975. 423Ibid. col. 978.

424 DANCOURT 2002. 425Ibid. p. 29-32.

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Si l’on revient aux inscriptions citées précédemment, le Minotaure serait donc l’homme enfermé dans le monde présent : pour en sortir il faut trouver le chemin et tout se termine par la mort et le monde futur. Le chrétien, lors de son séjour sur terre, est affublé d’un corps animal, et c’est sans doute la conception chrétienne de l’homme, composé d’un corps et d’une âme, qui a dicté cette inversion des éléments par rapport au personnage mythologique : en effet, la tête est le siège traditionnel de l’esprit, la partie noble, qui doit donc être placée en haut, près du ciel ; alors que la partie animale ne peut qu’être matérielle, donc terrestre, donc en bas, ayant rapport avec les vices comme le précise le texte. À ce propos, Jacques Voisenet426 cite Grégoire de Nysse427 qui explique

qu’avoir une tête d’animal, c’est « Ne pas garder le chef de l’univers, qui est le Christ, par la foi ». Et avoir un corps animal, c’est devenir animal par son comportement.

Un autre problème est, sur les chapiteaux, la signification de son geste : il tient d’une main un arbre, de l’autre sa queue qui se termine en fruit. L’arbre serait-il une évocation du paradis, but à atteindre, qui figure au centre des labyrinthes ? Ou bien plutôt, en pensant à ce que l’on a dit

précédemment, se cramponnent-ils à la terre, à la vie terrestre ? Un exemple dans l’église de Veyrières (Cantal) reprend la même disposition, mais la plante centrale est issue d’un entrelacs qui peut faire allusion au labyrinthe (fig. 123)428.

Citons encore le labyrinthe miniature esquissé sur un mur de San Michele Maggione de Pavi (Italie) où le minotaure représenté au centre a une tête humaine et un corps animal comme sur les chapiteaux cités.

2 - Les deux scènes

Ce détour par le Minotaure et son labyrinthe nous permet d’émettre une hypothèse pour le chapiteau de Saint-Myon. D’une part, sur terre l’homme est comme le Minotaure, enfermé dans le monde terrestre (le labyrinthe), accroché à la vie terrestre (tient le végétal), il est comme un animal (corps de péché qui l’entrave). D’autre part, sur terre, il est soumis au diable (qui le maintient par la main) et lié aux autres hommes (mains rejointes dans celles du diables) dans sa condition. Comme on l’avait pressenti, les deux scènes se complètent et s’expliquent mutuellement : si l’homme est dans cette condition c’est parce que le diable est le maître du monde terrestre et soumet les hommes, les rendant semblables à des animaux par le péché.

Pourquoi a-t-on, à chaque fois, un homme barbu et un imberbe ? Sans doute pour renforcer le parallèle entre les deux scènes et mettre en évidence que les deux personnages sont les mêmes. En général, c’est un vieux et un jeune : y a-t-il une idée de durée, de génération ? Là aussi la réponse reste pour le moment problématique. Un minotaure est sans oreilles : le sculpteur les a-t-il oubliées ? Il est bien difficile d’en décider.

3 Ŕ Les chapiteaux à feuillage (fig. 124-125)

Deux chapiteaux (Sr1 et Sr3) sont formés sur les modèles habituels : caulicole au centre et grandes feuilles dans les angles. Les feuilles sont finement sculptées. Par contre, les trois autres (Nr1, Nr2 et Nr) sont ornés de feuilles lisses (Nr1) ou de motifs qui semblent bien peu romans, faisant penser à des restaurations.

426 VOISENET 2000, p. 23.

427De perfecta christiani forma, P.L. 46, 256-257. 428 MOULIER 2012, p.151.

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