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Cette première couronne de chapiteaux autour du rond-point se referme à l’ouest par quatre chapiteaux disposés autour des piliers clôturant le chœur. Au sud un chapiteau à feuillage (StrS) fait face aux porteurs de moutons (StdN) alors que deux personnages hybrides, à moitié végétaux (StrE), font face au rond-point. Au nord, un homme encordé encadré par deux démons (NtrN) fait face aux oiseaux hybrides à moitié végétaux, alors que des aigles font face au rond-point (NtrE).

1 - Personnages-végétaux (StrE) (fig.137)

Orienté vers l’est, en regard direct sur le rond-point, mais invisible de la nef, ce chapiteau montre deux personnages torse nu, un homme et une femme, dont les jambes ont été remplacées par des tiges produisant des feuillages qu’ils tiennent avec leurs mains, symétriquement de chaque côté. Entre eux, au niveau du dé, un visage humain crache des feuillages qui, disposés symétriquement, l’encadrent à la façon des pétales d’une fleur dont il serait le centre.

Les deux personnages portent une sorte de pagne composé de feuilles qui sépare les deux parties de leur corps. Pour la femme, il est composé d’une large feuille tripartite attachée autour du torse par un fin lien ; pour l’homme, une ceinture plus large maintient trois feuilles dont la médiane est légèrement plus longue. Les tiges remplaçant les jambes sont courbes et se relèvent sur les faces latérales où elles se divisent et produisent les feuillages. Pour la femme, ce sont quatre feuilles ; pour l’homme, trois feuilles et un fruit dont la pointe semble viser son cou, disposition symétrique de celle de la femme pour laquelle c’est une feuille qui vient s’inscrite dans le creux de son cou.

Dans la Bible, l’image de l’arbre ou de la plante (en particulier la vigne) produisant des feuilles et des fruits est souvent employée pour parler de l’homme qui croit spirituellement et produit les fruits des bonnes œuvres. Dans les évangiles il est surtout question d’arbres ou de vigne. Dans les épîtres de saint Paul c’est l’image des fruits qui est la plus employée. Ces textes font penser que, dans la représentation d’arbres ou de plantes, il y a peut-être des sous-entendus incitant à voir en eux une expression de la vie spirituelle de l’homme.

Mais ici, la plante et l’homme sont mélangés, et l’hybridation semble vouloir montrer que l’homme, à moitié végétal, ferait partie de la nature. On peut alors penser à l’idée de la nature vivante, une sorte de personnification de la nature. Cette idée est bien présente dans les textes contemporains et en particulier ceux d’Alain de Lille (1114-1203)463, où la nature, considérée comme une personne, est

qualifiée de « vicaire de Dieu », dans le sens où c’est elle qui prolonge et poursuit l’œuvre créatrice de Dieu. Témoin ce curieux poème464 où il décrit allégoriquement comment Nature fabrique un homme

en utilisant les quatre éléments et demande à Philosophie, aidée des sept arts libéraux, d’aller chercher l’âme auprès de Dieu. L’idée était déjà présente chez des auteurs de l’école de Chartres au début du XIIe siècle, par exemple Thierry de Chartres ou Guillaume de Conches465.

463RAYNAUD DE LAGE 1951, p. 62-63. 464HILKA 1928, p. 49.

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Une troisième piste est à examiner : les antécédents romains de monstres végétaux et de personnages végétalisés bien étudiés par Gilles Sauron466 selon lequel la nature oublieuse des lois

naturelles sert à exprimer des idées de désordre et de chaos.

Récemment, Jean-Claude Bonne467 a repris ces diverses pistes en les classant, justement à

propos de la sculpture romane d’Auvergne. Il parle à propos des hybrides de « couplage

mythologisant » ou de « nature mythologisée » dans un programme « cosmo-théologique » ou d’une « revitalisation plastique et symbolique » de l’antique et cite Hugues de Saint-Victor à propos de « la force commune d’origine divine, inhérent à la nature cosmique et terrestre qui fait de cette nature une totalité organique, féconde et vivante »468.

Comme d’habitude, les commentaires divergent et montrent la polysémie des images. L’homme et la femme sont ici à moitié végétaux, ils participent donc d’une double nature : homme à l’image de Dieu et végétal à l’image de la terre. Alors que dans les hybridations animales (on le verra à propos du centaure), l’idée de péché liée à la nature animale est plus évidente, l’hybridation avec le végétal semble plutôt renvoyer à une idée de croissance, de production de vie comme on l’a vu avec Hugues de Saint-Victor. Qu’ils représentent l’appartenance de l’homme à la nature ou une idée de nature vivante, le côté négatif du péché n’est pas présent ici. Le masque inscrit entre les deux personnages renforce bien cette idée de création de la nature créatrice qui, rapportée à l’homme doit sans doute être comprise sur le plan spirituel.

En effet, c’est la partie homme qui est en haut et comprend la tête siège de l’esprit (on peut se rappeler que c’est cette idée qui a incité à inverser les éléments dans la représentation du minotaure), alors que la partie végétale est en bas, au niveau du sol, de la terre. Le geste des mains soutenant les jambes végétales incite à comprendre que l’homme doit prendre en main sa moitié terrestre, la soutenir et éventuellement la faire fructifier. Mais la partie humaine (le torse) est nue. En général un

personnage nu représente l’âme ou l’esprit. Peut-on en déduire que cet esprit est encombré par son corps terrestre ? On aurait alors une réminiscence de l’idée platonicienne de l’esprit emprisonné dans le corps lors de sa descente sur terre, idée souvent reprise par les chrétiens : Pierre Courcelle469 donne

de nombreux exemples qui montrent que, partant d’une polémique contre les commentaires d’Origène sur le verset du Psaume CXLI, 8 : « Fais sortir mon âme de prison », les auteurs successifs vont utiliser cette phrase pour expliquer que le corps est une prison pour l’âme. Il cite de nombreux auteurs, par exemple Grégoire le Grand (la prison qui entoure l’âme est la corruption de la chair). Montre ensuite que la métaphore platonicienne est parvenue au Moyen Âge : Fulbert de Chartres au XIe siècle (d’après Virgile, quatre passions fondamentales nous détiennent dans la prison du corps), un

moine de Moissac également au XIe siècle (il imagine l’âme reprochant à son corps de l’emprisonner),

au XIIe siècle Alain de Lille (imagine que le corps terreux demande à l’homme pourquoi il le chérit),

l’Elucidarium d’Honorius parle du palais des cieux et de la prison du monde, etc.470

Cette idée expliquerait aussi le fait que l’on ait un homme et une femme alors que, pour représenter une allégorie de la terre, la femme suffirait. J.-C. Bonne distingue « la majorité des figurations romanes du végétal qui est encore à comprendre en termes de symbolisme spirituel » et celles qui « relève d’une conception qui recourt à un certain mythologisme, souvent végétal, pour

466 SAURON 2000. 467 BONNE 2015, p. 96-97. 468Ibid. p. 109. 469 COURCELLE 1966, p. 428-443. 470 Ibid. p. 436-439.

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rendre sensible ce fond vital de la création auquel l’homme se sent étroitement lié »471. On ne peut

qu’être d’accord sur le fait que l’homme appartient à la nature et que ces images le mettent en évidence, mais ce constat doit sans doute induire une idée plus religieuse puisqu’elle est en bonne place dans les églises. J.-C. Bonne le pressent mais n’ose pas apparemment franchir le pas.

Dans les sculptures romanes de la région, cette iconographie revient souvent (fig. 138). Citons les deux chapiteaux de Saint-Julien de Brioude (43), l’un avec deux hommes, l’autre avec deux femmes, disposés face à face; ceux de Saint-Marcellin de Chanteuges (43) également, un avec deux hommes et l’autre avec deux femmes sur deux chapiteaux de la nef se suivant ; Saint-Jacques-le- Majeur de Lanobre (15) ; Saint-Laurent d’Auzon (63) ; Saint-Julien de Chauriat 63), etc. La plupart de ces figures sont, comme à Saint-Nectaire, des hommes ou des femmes dont les jambes ont été remplacées par du végétal mais, à Saint-Marcellin de Chanteuges, les deux hommes sont nus et presque complets : seuls leurs pieds sont végétaux. Commencent-ils à pousser ou au contraire sont-ils presque sortis de leur condition terrestre. ? Une jambe au sol et une jambe pliée (comme s’ils se levaient) leur donnent une allure dynamique, on a alors tendance à opter pour la deuxième solution.

On peut dire, pour conclure provisoirement, que le masque central serait une image de la force créatrice de la nature qui produit sans cesse des végétaux, de la vie ; que les hommes appartiennent à cette nature ; mais du point de vue spirituel ils doivent assumer cette partie naturelle de leur être et tendre à s’en extraire. Les images héritées de l’iconographie romaine permettent un langage plus poétique et en même temps plus direct : la partie basse du corps est plus difficile à spiritualiser, à contrôler, parce que plus proche des instincts naturels, alors que la tête contient l’esprit plus proche de Dieu. On aurait donc simplement l’idée fondamentale de la condition humaine vue par les religieux et exprimée avec les moyens plastiques traditionnels issus de l’Antiquité.

2 - Feuillages (StrS) (fig. 139)

Adossé au même pilier, mais orienté vers le sud, c’est-à-dire faisant face aux porteurs de moutons, ce chapiteau montre un magnifique agencement de feuilles d’acanthe alternativement rondes et pointues. Les grandes feuilles pointues forment les angles de la corbeille, alors que les feuilles rondes, placées au centre des faces, laissent voir une deuxième rangée de feuilles plus petites. Aucun élément particulier ne nous incite à voir dans ces feuillages une intention particulière.

3 - Pécheur entre deux démons (NtrN) (fig. 140)

Disposé symétriquement par rapport au précédent, ce chapiteau ouvre le déambulatoire du côté nord. Il fait face aux oiseaux végétaux.

Sur la face principale, un homme nu, seulement vêtu d’un tissu autour de hanches, est agenouillé les jambes rabattues sur les côtés et liées par une corde. Cette corde traverse toute la scène de façon symétrique : terminée à chaque bout par une tête d’animal placée aux extrémités droite et gauche du chapiteau, elle vient entourer les mollets de l’homme sur les faces latérales, et serrer son cou au centre de la face principale. L’homme, qui a déjà les jambes écartées par la corde, a les bras maintenus écartés par les deux démons qui le maintiennent par les poignets : position on ne peut plus inconfortable ! Ces démons sont ailés et portent le pagne traditionnel fait de franges, mais leurs cheveux longs les font ressembler à des femmes. De plus, ils sont en position dynamique : jambes en position de marche, ailes levées et cheveux au vent. L’un a la bouche entr’ouverte, l’autre tire la langue.

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La corde terminée par deux têtes animales fait penser à un serpent qui renvoie à l’idée de péché. On décrypte alors le sujet comme le péché liant, maintenant au sol et étranglant l’homme. Cette lecture parait s’imposer si l’on pense à tous les commentaires faisant de la corde une image du péché : par exemple saint Augustin, dans son commentaire sur le psaume 130472 dit : « « Malheur à ceux qui

traînent leurs péchés comme une longue chaîne » (Isa. V, 18). De même, en effet, que pour faire une corde on joint filasse à filasse, et qu’on tord au lieu de la tirer en ligne droite, de même ajouter l’une à l’autre les actions perverses et qui sont des péchés, aller de faute en faute et enrouler péché sur péché, c’est en composer une longue chaîne […] ». Ou bien de nouveau dans son commentaire sur le psaume 139 473 : « Le crime ajouté au crime est une corde qui se prolonge, et le pécheur […] n’est plus occupé

qu’à l’étendre et à l’allonger ; en sorte qu’à la fin le voilà pieds et mains liées et jeté dans les ténèbres extérieurs ». Cette dernière citation semble être l’exact sujet de ce chapiteau. L’idée est devenue traditionnelle et on trouve le même commentaire chez les auteurs plus contemporains ; citons comme exemple Hildebert de Lavardin (ý vers 1133) 474 qui, à propos du texte d’Isaïe (V, 18) : « Malheur à

vous qui tirez l’iniquité avec les cordes de la vanité, et le péché comme les traits d’un chariot », explique : « Ils tirent l’iniquité avec les cordes de la vanité, ajoutant péché à péché, comme s’ils composaient une longue corde avec lesquels sont liées leurs mains et leurs pieds […] ». Puis il prolonge son raisonnement par association d’idée et explique que c’est la raison pour laquelle

Archotophel (à cause de David) et Judas (à cause de Jésus) sont morts par pendaison, liés par les liens de leurs propres péchés.

Mais puisque la corde, comme image du péché est si connue, pourquoi lui a-t-on ajouté les têtes sur le chapiteau ? Pour suggérer que la corde est vivante ? Dans quel but ? Sans doute pour la distinguer de la corde ordinaire que l’on trouve par exemple dans le « singe cordé », pour qu’il n’y ait pas

d’ambiguïté : ici la corde c’est le péché, sa ressemblance avec un serpent est explicite. 4 - Aigle (NtrE) (fig. 141)

Ce chapiteau, adossé au même pilier, mais orienté vers l’est, faisant donc face au portement de croix, reprend le schéma du chapiteau Nd3 : un aigle sur chaque face, les ailes largement déployées pour l’aigle central et une tête de profil pour les deux autres. La seule différence est, qu’ici, les aigles latéraux penchent la tête vers leur poitrine, comme s’ils regardaient vers le bas.