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Rompre avec les représentations et réorganiser le registre identitaire : le défi des

Partie III : Discussion

3- Les espaces sociaux : fondement de la modélisation des pratiques du Rivage

3.2 Rompre avec les représentations et réorganiser le registre identitaire : le défi des

L’analyse des résultats a su dégager les caractéristiques des pratiques alternatives en santé mentale de la ressource Le Rivage. Dans cette présente section, nous amenons les théories d’auteurs pour mettre en lumière les processus de transformation identitaire qui se produisent chez les individus et chez les collectifs dans les espaces sociaux que crée Le Rivage.

Cette section se déploie comme suit : dans un premier temps, nous voyons comment les pratiques du Rivage permettent la conscientisation vis-à-vis des désignations et autres systèmes d’oppressions et de stigmatisation pour ensuite tendre vers l’émancipation. Cette émancipation n’est pas instantanée. Des mécanismes internes à la personne s’opèrent et permettent une transformation identitaire, venant à son tour modifier les interactions que la personne aura. Dans un deuxième temps, sur les mécanismes internes, nous présentons l’apport à la compréhension de ceux-ci par les discours de Goffman et de Larose-Hébert. Nous terminons en reprenant le concept de subjectivation où, avec la reprise de pouvoir permise, la personne reprend du pouvoir et se pose comme acteur et auteur conscient du choix et de l’action qu’elle pose.

Comme dit antérieurement, les permanentes du Rivage perçoivent leur travail comme un accompagnement des personnes dans l’acquisition d’habiletés ou dans la réalisation de leurs projets. La réflexion et le dialogue engagés avec la personne favorisent l’émancipation de cette dernière en fragilisant les barrières qui s’étaient érigées et qui limitaient la personne dans ses actes et dans ses élans. Les permanentes, souvent de manière informelle, redonnent une identité positive à la personne et lui rappellent ses capacités. Ceci amène une rupture avec la perception initiale de soi. Voici un exemple apporté par une permanente :

Il y en a un qui s’est comme nommé et la première chose qu’il m’a dit c’est sa panoplie de diagnostics et qu’il était inapte au travail et blablabla. Là, je suis : « Wô, tu es sûrement d’autres choses que ça toi dans la vie. […] C’est tellement intégré. Lui il est TPL, hyperactif, inapte. (E5)

Sur la présentation de soi en société, Goffman dira :

Quand une personne se présente aux autres, elle projette, en partie sciemment et en partie involontairement, une définition de la situation dont l’idée qu’elle se fait d’elle-même constitue un élément important. Lorsque survient un événement dont l’expression est incompatible avec l’impression produite, il en découle d’importantes conséquences qui se manifestent simultanément à trois niveaux différents de la

réalité sociale, chacun, à un point de vue différent et à un ordre de réalité différent. (Goffman, 1973, Tome 1, p. 229)

Goffman parle de « rupture de représentation » (Tome 1, p. 230) pour nommer ce rapport dialectique où s’affrontent deux représentations incompatibles de soi. Il poursuit en avisant que les ruptures générées ont des conséquences au niveau de la personnalité, au niveau de l’interaction et au niveau de la structure sociale. Bien que souvent, l’acteur tente d’éviter les ruptures de représentation, comme nous l’avons vu avec les pratiques du Rivage, elles peuvent aussi s’avérer bénéfiques.

Néanmoins, rappelons que la prégnance de la désignation exercée par les mécanismes administratifs de certaines institutions enferme la personne dans une compréhension limitée d’elle-même. La désignation administrative « d’inapte au travail » (E5) par exemple viendra marquer l’imaginaire de la personne pour lui renvoyer l’image que seuls les individus qui occupent un poste formel et salarié sont ceux qui travaillent réellement.

Larose-Hébert (2017), elle, apportera le concept critique de mouvement identitaire pour parler comment une personne vient à se conformer et à s’éloigner de soi pour répondre à l’image que le réseau public, par exemple, attend d’elle. Une transformation de l’identité de la personne s’opère au fur et à mesure de ses interactions avec l’institution, ses acteurs et les pratiques en place. Ces interactions, dit-elle, inscrivent une « transposition de l’extérieur à l’intérieur de soi » où « l’individu est donc intégré à ces dynamiques sans qu’il en prenne nécessairement conscience et c’est ce mouvement de va-et-vient qui opère la transformation de son identité » (Larose-Hébert, 2017, p. 243). L’injonction externe s’impose à la personne par la désignation et par la façon dont les autres entrent en relation avec elle. Cette mise en scène de soi façonnée par les autres vient à enfermer les acteurs dans une compréhension étriquée de la réalité, de l’ordre et des rôles sociaux maintenus par les diagnostics et désignations. Chaque joueur acceptant de jouer son rôle, l’ordre social est maintenu.

Toutefois, à nos yeux, ce phénomène de mouvement identitaire, que Larose-Hébert énonce, opère de manière inverse à travers les pratiques de subjectivation politique et de mise en lien non stigmatisée déployées au sein du Rivage. À travers ces pratiques, dirons-nous, la personne reprend contact avec son identité de soi et délaisse ce que Larose-Hébert (2017, p. 243) appelle

sa carrière d’usager de services en santé mentale. Elle apprend à s’inscrire et s’expérimenter dans des identités citoyennes de participation au Rivage ou, mieux encore, dans la communauté. Avec les pratiques mises en place dans la ressource que nous avons énumérées tout au long des chapitres dédiés à l’analyse, on peut percevoir en filigrane que ces pratiques se veulent des pratiques de conscientisation des individus et des collectifs.

Larose-Hébert (2017) conçoit la conscientisation comme étant de nature politique et s’orientant vers la transformation sociale. Elle considère que la réflexion, l’action et le dialogue peuvent affranchir les personnes de l’oppression vécue et créer des sujets susceptibles de se collectiviser autour d’un but commun.

Ces buts communs se retrouvent dans les collectifs présents au Rivage tels que les comités, le CA et les activités et projets collectifs mis en place par les membres et autres acteurs du Rivage. Plus spécifiquement pour les membres, comme nous avons vu dans la section traitant de la gestion participative, avec les nouveaux rôles qu’ils détiennent, se lient un droit de penser et de parler, un pouvoir et une reconnaissance relevant du processus de subjectivation. De sujets, ils deviennent acteurs et auteurs possédant la légitimité de poser un acte. Un membre, E6, fait part de cette observation :

[La Ressource] donne les rênes pour essayer d’avoir une idée, ou de faire quelque chose. Depuis que je suis ici, on me demande ce que je pense, ou ce que je vois. [...] Quand je suis arrivé ici, je ne savais pas ce qui était offert [et] je leur dis : « Vous

êtes en train de me demander ce que je pense ? » Je croyais plus qu’ils allaient me donner [quelque chose] ou me demander de faire [quelque chose]. (E6)

Par le dialogue réel, les permanentes de la ressource s’inscrivent dans un rapport non hiérarchisé avec la personne et l’accompagnent dans un processus qui favorise « le mouvement d’appropriation de l’acte » (Mendel, 1992 ; Parazelli et Ruelland, 2017) ; acte qui, par ailleurs, émane du choix conscient et délibéré de la personne. Un changement de posture se réalise. En effet, E6 s’attendait à ce qu’on lui donne ou demande de faire quelque chose. Or, au lieu de lui présenter une offre de services en santé mentale, on s’intéresse à ce qu’il aimerait voir, aux idées qu’il pourrait offrir pour améliorer ce qui est en place au Rivage. Il est mis devant le fait que dans cette ressource, il détient un pouvoir, il détient « les rênes » et il peut poser une action pour, avec les autres acteurs, orienter la ressource et participer de manière active aux projets de celle- ci. Le Rivage crée des espaces où ont lieu des pratiques de rupture des représentations et des

pratiques de reconnaissance des identités plurielles des personnes. Ces pratiques sont inhérentes à l’actepouvoir. L’actepouvoir, devient un moteur, un acte émancipatoire ancrant la personne dans une identité plus affirmée d’elle-même et dans le développement et l’actualisation de ses capacités.

En somme, nous voyons que Le Rivage invite les personnes avec une problématique de santé mentale à s’extirper de la marginalisation et des catégorisations auxquelles elles sont reléguées et à se défaire de l’identité de victimes à reconstruire ou celle d’individus déviants à contenir. Chemin faisant, la honte de soi fait place à une dignité retrouvée ; une reconnaissance de soi- même et de sa capacité d’affirmation identitaire de nouveaux rôles connotés positivement.

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