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La pratique du débat : l’exemple d’un acte fondateur du sujet dans la lutte à la

Partie II : Analyse des résultats

3- De l’émergence de la parole à la participation citoyenne : un parcours politique

3.2 La pratique du débat : l’exemple d’un acte fondateur du sujet dans la lutte à la

Le débat poursuit un double objectif : une ouverture sur le monde de l’autre, tout en défendant aussi sa propre vision. Mais comment débattre sur une question qui est de l’ordre de procédures administratives gouvernementales ? Peut-on débattre sur une obligation ? Sur les contraintes gouvernementales imposées ? Bien que ceci ait une fonction administrative légitimée, il n’en demeure pas moins que ces mesures gouvernementales participent à nommer d’une façon réductrice et souvent stigmatisante les personnes. Cette nomination, par ailleurs, n’est point anodine puisqu’elle indique un rôle à jouer et situe la place occupée (ou permise d’occuper) dans la société. Voyons, au travers un exemple, comment Le Rivage met en place des pratiques de reprises de pouvoir et permet une reconnaissance identitaire positive auprès de ses membres.

Les propos qui suivent de E4, une permanente, illustrent les questionnements ressortis lors d’une mise en débat entourant une situation vécue par un membre, dans ce cas-ci une demande provenant de l’aide sociale. Ce débat a amené le groupe – tant les membres que les permanentes – à réfléchir sur les structures de pouvoir dans lesquelles ils évoluent :

On nous demande, par exemple, aussi banalement que ça, de signer une feuille d’attestation de présence. […] Que le directeur signe que la personne était bien là. Fait que c’est comme « OK, on peut signer » parce qu’on ne voudrait pas que les membres perdent le privilège. Mais là : « Minute, attend. » On réfléchit et on essaie d’impliquer les membres le plus possible dans ces réflexions-là. De dire : « Qu’est-ce que l’on fait avec ça ? À la longue, qu’est-ce que ça peut créer et véhiculer comme message ? Que ça prend un directeur pour attester parce que la parole des membres n’est pas valable ? » Là, on essaie de trouver des stratégies. La dernière fois, on a dit : « Ça pourrait être un membre qui signe, ou la personne pourrait appeler d’ici, pourrait parler à son agent, peu importe. » Puis trouver des stratégies pour ne pas maintenir. […] On a fait une lettre et finalement, la personne ne se présente plus. […] Mais on s’était préparé, tout le monde ensemble, avec les membres, à faire une contre-proposition. (E4)

Le débat qui est né a suscité une réflexion et des dialogues autour des inégalités de pouvoir à partir d’une non-action, celle de ne pas signer sur-le-champ. Les personnes ont fait une prise de conscience sur les mécanismes qui s’enclenchent et qui transforment, à la longue, les imaginaires. L’action de signer, pourtant routinière, n’en est pas moins banale lorsque l’on se penche vraiment sur le sens de l’action. Signer le papier, symboliquement, c’est véhiculer un message, c’est contribuer au maintien d’un rapport de pouvoir asymétrique. Nous saisissons donc toute la portée émancipatrice que représente alors l’appropriation d’un certain pouvoir par le groupe en proposant des stratégies : le groupe exerce un contre-pouvoir. Le nous, sujet collectif, s’en trouve aussi renforcé par la cohésion qu’aura créé le partage du vécu et des réflexions. La mise en débat telle qu’illustrée constitue à la fois une pratique de construction du sujet collectif, une pratique conscientisante et une pratique émancipatrice.

En considérant l’œuvre de Goffman entourant les interactions sociales, nous pouvons réaliser les effets délétères des procédures et nominations des institutions qui enferment la personne dans une identité et un rôle social limitant ses possibilités d’action. Goffman dira :

Le traitement accordé à quelqu’un et qu’il accorde aux autres est typiquement réglé par des normes sociales, d’où il s’ensuit que les délinéations impliquées par ces rapports le sont également. Donc, l’individu engagé dans le

maintien d’une règle a tendance à se soumettre à un ensemble spécifique de définitions de lui-même octroyées et agies. […] Acceptant cette

délinéation de lui-même, il doit alors s’assurer que les façons dont il traite

les autres et dont les autres le traitent s’accordent à la règle et lui permettent d’être ce qu’il se sent être. (Goffman, 1973, Tome 2, p. 320)

Goffman renchérit en soulignant qu’« en fait, tout comportement, pour autant qu’il est perçu par les autres, a une fonction indicative, faite de promesses et de menaces tacites, qui confirme ou infirme que l’individu connaît sa place et y reste » (Goffman, 1973, Tome 2, p. 321). Ces propos de Goffman éclairent sur les mécanismes auto-intégrés du maintien dans un rôle et dans une identité. L’identité imposée modifie les rapports dans les interactions, et ce, au quotidien. La performativité de l’identité de malade, de fou ou de BS qui s’ensuit stigmatise l’individu et prescrit également à autrui une façon d’entrer en contact avec lui, une manière de l’aborder. En d’autres mots, les nominations (ou

désignations), particulièrement celles provenant d’instances administratives, instituent une forme d’ordre social où l’individu porteur de cette désignation et ceux évoluant autour doivent se comporter pour maintenir cet ordre social. L’enjeu de la pratique de réflexion politique du Rivage avec ses membres, en lien avec la demande de l’aide sociale, est donc de briser le statu quo perpétré par les désignations et d’insérer les composantes de conscientisation, d’émancipation et d’empowerment individuel et collectif. Ces éléments amèneront une première « rupture des représentations 25» (Goffman, 1973, Tome 1, p.230) et ouvriront sur une autre manière pour ces personnes de se percevoir et de se définir.

Par ailleurs, la scène que E4 décrit est ni plus ni moins qu’une lutte collective contre la stigmatisation structurelle. En outre, la « contre-proposition » de groupe mentionnée par E3, devient une sorte de rébellion, d’« infraction à une règle » (Goffman, 1973, Tome 2, p. 320) que, dans les termes de Gorz (1975, dans Zin, 2009, p.63), nous pouvons nommer comme fondatrice du sujet pour aller à l’encontre de ce que la société et ces structures leur permettent d’être et de devenir. Pour nous, il s’agit d’un exemple d’espace permettant d’expérimenter une rupture de représentation. La reprise de pouvoir et le renforcement des capacités d’agir permis par cette mise en action s’opposent à l’identité minorée attribuée. Nous ajoutons que la contestation et la dissidence sont des formes de participation citoyenne et politique, bien qu’elles soient socialement moins encouragées puisqu’elles s’éloignent de la normativité associée au concept de la participation citoyenne. Même si la finalité n’a pas été celle prévue, le groupe a eu un espace de plus pour réfléchir et prendre conscience des phénomènes d’oppression cachés. De plus, les échanges ont alors mis en lumière l’ordre social qui est entretenu par une entente réciproque : d’un côté, celui qui nomme et dicte une conduite et de l’autre, celui qui accepte cette nomination et joue le rôle. Enfin, ce moment fut un espace pour interagir, solidifier les liens et développer des stratégies pour identifier et tenter de contrer les phénomènes d’oppression ressentis au quotidien. Aussi, de percevoir que,

25 Nous reviendrons au concept de « rupture de représentation » de Goffman dans la partie III portant sur la discussion. Il s’agit ici pour le lecteur de comprendre que cet espace de délibération a permis un ajout dans les compréhensions des identités, amenant les participants à se percevoir et à se comprendre différemment.

malheureusement, une forme de tolérance et d’acceptation se développe dans le social par conformisme.

En somme, retenons que l’apprentissage à la formulation d’un argumentaire, la participation à des débats et la contre-proposition sont autant de pratiques qui permettent aux personnes de revendiquer leurs droits et la reconnaissance de ceux-ci. Le sujet, individuel ou collectif, se construit au travers de ces processus de réflexivité et de prise de parole qui lui permettent de s’approprier une identité positive et ressentie comme valable. Cette lutte pour la reconnaissance que le groupe s’octroie aide les personnes avec une problématique de santé mentale et autres personnes marginalisées à s’extirper d’une désignation imposée par les instances administratives. Bref, une pratique d’accompagnement des membres dans un processus de déstigmatisation.

Analysons maintenant une autre illustration du modèle de pratiques du Rivage, mais cette fois présentant la mise en œuvre d’un espace public de réflexivité politique au sein de la communauté de Richmond.

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