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Réfléchir avec qui et pour quelles finalités ?

Partie II : Analyse des résultats

2- La réflexion pour préparer l’espace à l’échange communicationnel

2.2 Réfléchir avec qui et pour quelles finalités ?

La réflexion dans les pratiques peut engager une hétérogénéité d’acteurs. Mais qui sont ces acteurs et quel est leur rôle dans le processus de réflexion collective ? La plupart des écrits sur le sujet de la réflexivité font souvent référence à la pratique réflexive comprise alors comme un outil à la formation et à l’usage des cliniciens, professionnels ou enseignants (Couturier, 2000 ; Perrenoud, 2001 ; Le Goff, 2014 ; Mercure et Rivard, 2016). De là découlent pour notre analyse d’autres questionnements. La première est de savoir qui est habilité et légitimé à participer aux processus de réflexion. Est-ce à croire que seuls les professionnels et futurs professionnels en ont la capacité ? La deuxième : considérant la modification des rapports sociaux qu’entraînent les pratiques d’intervention sociale, est-ce que d’entreprendre un processus de réflexions collectives avec les destinataires de l’intervention peut participer à améliorer les pratiques ? Ce

processus réflexif et collectif peut-il devenir une pratique créant des citoyens usagers engagés ? Voilà des questions qui seront traitées dans la prochaine section.

2.2.1 La légitimité de la réflexion par les principaux concernés : une démarche démocratique vers une redéfinition du citoyen actif

La personne touchée par une problématique de santé mentale est souvent prise en charge et ses opinions ou réflexions sont considérées comme moins valables ou de moindre importance. L’entourage et parfois les travailleuses sociales ou autres intervenantes agissent pour la personne ou à sa place. En somme, il s’installe une sorte d’attitude paternaliste et infantilisante à l’égard de la personne.

Le discours de E2, permanente au Rivage, témoigne de cette réalité et rend compte des méfaits de l’infantilisation et de la non-inclusion des personnes dans les processus décisionnels :

Beaucoup, beaucoup, beaucoup de travail à modifier les façons de penser parce que les gens marginalisés, les gens que l’on a vulnérabilisés au fur et à mesure de leurs années d’existences se sont souvent fait dire qu’ils ne pouvaient pas participer d’une façon autre que d’écouter ce que les gens leur disaient puis d’obéir à ce que les gens leur disaient. Donc, d’arriver dans un milieu où ils ont le droit d’avoir leur opinion, ils ont le droit de participer. En fait, on favorise le fait qu’ils participent. Davantage que le fait de se faire

entertainer24  ici. D’avoir une posture. (E2)

Cet extrait montre que la participation des personnes avec une problématique de santé mentale et autres « gens marginalisés » constitue aux yeux du Rivage tout un défi. Dépossédées de leur droit de réfléchir, elles sont seulement invitées à une participation dépendante, voire à se laisser divertir. Elles n’ont pas à remettre en question ce que des gens en position d’autorité leur suggèrent de faire.

Par ailleurs, ce qui ressort de troublant de cet extrait, c’est le processus graduel de perte de pouvoir qu’il met à jour. Lorsque E2 nous parle des « gens marginalisés, les gens que l’on a vulnérabilisés au fur et à mesure de leurs années d’existences », elle nous informe que les pratiques actuellement en place dans le champ de la santé mentale viennent, en quelque sorte, prescrire une conduite et font le passage d’individus marginalisés à des

24 Anglicisme. Se faire divertir, vu ici comme simplement participer passivement aux activités, c’est-à-dire, en excluant la participation à l’élaboration de ces activités.

individus vulnérabilisés. Autrement dit, enlever la capacité des personnes à réfléchir, à s’exprimer et à agir par elles-mêmes et selon leur convenance entraîne un processus de vulnérabilisation. Elles en viennent, ni plus ni moins, à adopter un comportement, une conduite socialement acceptable ou à fonctionner en société, mais se retrouvent, en fait, étrangères à elles-mêmes. Pire encore, à trop compter sur les autres pour les encadrer ou pour recevoir des services, elles risquent de devenir dépendantes de ces mêmes services. Au bout du compte, l’effet obtenu est contraire à ce que les travailleuses sociales et autres intervenantes sociales tentent de faire, c’est-à-dire de rendre la personne autonome et capable de prendre des décisions.

Or, ce que l’on comprend des propos de E2, c’est le contraire qui se passe entre les murs du Rivage : un espace est libéré pour inviter la personne à réfléchir, à partager ses idées, à nommer ses besoins, à adopter une posture d’affirmation. C’est ce que l’on comprend dans le discours d’un membre du Rivage :

Depuis que je suis ici, on me demande ce que je pense, ou ce que je vois. […] Quand je suis arrivé ici, je ne savais pas ce qui était offert […] Alors, je leur ai dit : « Vous êtes en train de me demander ce que je pense ? » […] Mais ils m’ont dit : « Nous te demandons ce que tu veux, ou ce que tu veux voir

ou ce que tu veux faire ». (E6)

Le rôle des permanentes est donc de questionner les membres afin de mieux les connaître. Ainsi, elles sont plus en mesure d’accompagner les membres dans leur réflexion sur leur vie, mais aussi sur l’orientation à donner à la ressource. Les permanentes redonnent aux membres pouvoir sur leur vie et sur leur environnement. Redonner ainsi le pouvoir apporte des changements au niveau de la compréhension de soi. En effet, demander l’opinion à une personne lui renvoie l’information qu’elle a les capacités non seulement d’énoncer cette opinion, mais que celle-ci est considérée comme recevable, valable et légitime. Un pouvoir lui est remis et cela participe à sa transformation personnelle, au développement d’une identité positive qui instaure un changement de posture : elle n’est plus un usager passif des services, mais un membre actif de l’organisme qui participe avec l’équipe de la permanence à la construction d’activités et de projets. Par ailleurs, cela contribue également à affaiblir ou rompre la frontière, parfois symbolique, qui classe les permanentes, intervenantes ou autres figures

d’autorité comme seuls experts capables de penser l’intervention et de définir les actions. De surcroît, les travaux de Morin et de ses collaboratrices (Morin, Demoulin, et Lagueux, 2017 ; Morin et Lambert 2017) insistent sur l’importance d’inclure les personnes usagères dans la réflexion et la mise en place des pratiques et ce, dans divers milieux et contextes. L’inclusion des personnes ayant une problématique de santé mentale dans les prises de décision et l’orientation à donner à l’organisation n’est pas unique à cette ressource, mais les entrevues et les moments d’observations ont révélé que la participation active des membres dans la réflexion, la prise de décision et l’action est au premier plan au Rivage. Ainsi, les membres se retrouvent dans tous les comités de la ressource, qu’ils soient permanents (conseils d’administration, comité vie associative, etc.) ou ad hoc (comité fête de Noël, comité AGA, etc.). Pour ce faire, les permanentes accompagnent le groupe dans le processus réflexif. Les décisions prises collectivement sont soumises à l’aune des valeurs que la ressource s’est dotées, et ce, dans un désir de maintenir la cohérence entre le discours et les actions. Ce faisant, les membres ne réfléchissent non plus seulement sur le résultat de l’action : ils s’engagent dans un processus de métaréflexion, autrement dit, de réflexivité, où ils prennent le temps d’analyser les possibles conséquences de la décision (le futur) tout en considérant aussi les valeurs établies (le passé et le présent). Bref, pour préserver le sens de l’action à venir, la réflexion avec les principaux intéressés par cette action s’impose.

En somme, ce qu’il faut retenir, c’est que les membres qui fréquentent la ressource ne sont pas pris en charge par les permanentes. Ils ne sont pas infantilisés et leurs apports aux réflexions concernant les orientations de la ressource sont encouragés et considérés. La réflexion collective est fortement encouragée afin de dépasser sa propre pensée, pour créer une pensée autre qui émerge d’un savoir développé collectivement. Ainsi, Le Rivage se veut un espace où les membres adoptent une autre posture, rendant alors possible l’expérimentation d’autres formes de rapports et d’interactions. Les changements qu’apportent ces nouvelles formes de rapports et d’interactions se font sentir au niveau de la structure identitaire et de la compréhension de soi et s’avèrent alors être un levier pour l’intervention. Parallèlement, une ouverture sur le dialogue et l’apprentissage de la démocratie s’implante et rend alors possible le mieux vivre-ensemble et la création de

communautés plus solidaires. Nous voyons les espaces de réflexivité avec les membres mis en place par le Rivage comme un élément clé pour amorcer un processus de subjectivation. Néanmoins, pour que ce processus se poursuive, la prise de parole doit aussi être engagée. Nous verrons, dans le chapitre 3, la place de la parole dans les pratiques de la ressource et comment cette parole participe au processus de subjectivation individuelle et collective.

Synthèse : une réflexivité partagée

Un deuxième aspect de la modélisation des pratiques du Rivage sous une lecture d’actions de transformation des espaces sociaux est celui d’une réflexivité qui pose les membres de la ressource comme sujets et acteurs avec les permanentes. Non seulement deviennent-ils acteurs, mais aussi, par la réflexion suscitée, ils deviennent auteurs de nouvelles narrations d’eux-mêmes, de nouvelles activités et de nouveaux environnements. Ils participent à la mise en forme des actions du Rivage, dans la ressource comme en dehors. Un changement de posture s’opère, renouvelle les rapports d’interactions et modifie la compréhension identitaire de soi. Le modèle que nous tentons d’illustrer par notre analyse des pratiques du Rivage, tant pour les intervenantes que pour les personnes bénéficiant de l’intervention, engage à un mouvement émancipatoire et à une appropriation de pouvoir dans la réflexion et dans l’action. Nous reviendrons d’ailleurs sur cet enjeu d’appropriation du pouvoir, élément majeur dans le champ du rétablissement en santé mentale.

Enfin, nous concluons que le modèle qui se présente à nous contribue, par les pratiques réflexives qui y sont déployées, à la création d’espaces sociaux et politiques vécus, c’est- à-dire expérimentés au travers d’interactions entre les différents acteurs autour d’enjeux communs. Abordons maintenant la troisième composante de notre modélisation, c’est-à- dire le déverrouillage de la parole.

3- De l’émergence de la parole à la participation citoyenne : un parcours

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