• Aucun résultat trouvé

Des revendications d’autonomie comme défense de la continuité de vie et de l’identité.

N. B : En gras, ce qui n’est pas explicitement posé en termes de compétences dans le discours A travers ces énoncés, il est possible de repérer la référence privilégiée aux savoir-faire et

4. Enjeux croisés d’autonomie.

4.2. Sens et formes de l’autonomie des vieux.

4.2.1. Des revendications d’autonomie comme défense de la continuité de vie et de l’identité.

Autonomie et ordre du quotidien.

Le moment de l’évaluation de la dépendance constitue pour la personne âgée un temps lourd d’enjeux identitaires. A travers les échanges, face à l’expertise professionnelle qui engage un processus de cotation de la dépendance, la personne tente de « défendre » assez souvent une autre vision de ce qu’elle est, en continuité de ce que furent ses capacités et ses habitudes d’avant. Il s’agit pour elle de ne pas être réduite à un statut « disqualifiant » de personne ayant besoin de l’aide d’un tiers mais aussi et plus encore d’obtenir la reconnaissance et la validation des manières d’être et de faire, sur lesquelles elle a appuyé toute son existence. La revendication d’autonomie qui s’exprime alors peut se comprendre tout autant comme difficulté à reconnaître la situation de dépendance dans laquelle elle se trouve –déni disent les professionnels- que comme refus d’accepter que ce recours nécessaire à des tiers professionnels ou familiaux soit synonyme de disqualification de ses modes de penser et d’agir. La nécessité de « faire autrement » dans le quotidien, avec l’aide d’un tiers est susceptible d’entraîner des modifications importantes de l’organisation du quotidien : horaires de lever, de coucher, organisation du ménage… « - Elles venaient faire le ménage et s’occuper de votre mari ? Mme C. : Oui, elles s’occupaient de la maison. D’ailleurs j’ai plus rien retrouvé ! Si, ça y est, mais tout placé à différentes façons, alors le temps de tout retrouver ! » (Madame Chabrand, 38) ».

Or cette structuration du quotidien n’est pas aléatoire chez les personnes âgées mais correspond à une organisation ritualisée qui met en jeu des échelles de sens et de valeur ainsi que des principes fondateurs de l’existence. Faire sa toilette au lavabo avant de déjeuner par exemple renvoie à des principes d’économie et au souci de réduire au maximum le temps consacré à soi-même, centraux dans la vie de certains milieux. L’ordre dans lequel s’effectuent les tâches ménagères (poussière avant aspirateur ou inversement) n’est pas seulement le signe d’une certaine maniaquerie mais une manifestation externe de conceptions ordonnées de la propreté. Par ailleurs ces ordonnancements du quotidien renvoient généralement aux périodes de socialisation primaires et aux habitudes acquises dans le milieu familial d’origine : « Mme G : … Avant je me levais à 6 heures du matin, au début qu’on était à la retraite, je faisais tout mon ménage, mon repassage tout ça. Et puis après je prenais un car, j’allais en ville pendant que mon mari il restait là, il faisait du jardin tout ça. Maintenant, il y a quelqu’un qui faut qui vienne m’aider à me lever parce que toute seule je peux pas. C’est une aide ménagère… enfin, ils appellent ça une… aide soignante. Elle vient, elle me lève, elle me fait mon déjeuner, elle me donne mes médicaments… et puis… le lundi j’en ai une qui reste trois heures, le mardi y’en a une autre qui vient une heure pour me lever et elle s’en va à 8 heures, à 9 heures y’en vient une autre jusqu’à 11 heures, le mercredi y’en a une autre qui vient me lever et après y’a plus personne, le jeudi c’est pareil y’en a une qui vient me lever et elle reste deux heures et le vendredi j’ai une heure et le samedi et dimanche y’a personne. » (Madame Garcia).

Des préceptes de vie en ont résulté, généralement maintenus tout au long de l’existence, lorsque les personnes n’ont pas changé de milieu. Ainsi ,il n’est pas rare d’entendre des personnes de plus de 80 ans se référer aux manières de faire de leurs parents et reprendre à leur compte, comme règle indiscutable du groupe familial auquel elles se sentent encore appartenir malgré leur grand âge, des préceptes de vie, qui ont soutenu leur identité : « Chez nous, le travail a toujours passé avant la rigolade » ou encore « on reconnaît la ménagère à son intérieur ». Les principes d’économie qui ont guidé l’existence de certaines personnes s’appliquent dans le quotidien, de même que les logiques d’honneur, qui amènent, pour rester fidèles, à ce qu’on est, à renoncer à solliciter une aide ou à en réduire la portée. La revendication d’autonomie repose sur la réaffirmation de son identité et sur la défense d’une continuité de vie, que rien ne doit menacer : « - Et vous ne pensez pas que c’est un droit qu’on aide les personnes âgées quand ils sont malades, et qu’avec la vieillesse… (elle me coupe). Mme C. : Ben oui mais à ce moment là quand on nous donne quelque chose, qu’on nous envoie pas la facture alors ! Voyez, on me donne 24 euros, j’en paye 99. Voilà. - Donc vous préférez rester en retrait de tout ça ? - Mme C. : Moi je suis pas mendiante. Vous savez, j’ai besoin de manger, j’ai un jardin, je bêche mon jardin, je vis sur mon jardin. Tout ce qu’on a fait, on l’a travaillé, on l’a eu à la force de nos poignets. - Vous êtes dans la même idée tout au long de votre vie finalement. Ça ne change pas aujourd’hui parce que vous êtes une personne âgée ? Mme C. : Ben non, non. Peut être que si je me trouvais dans l’état de mon mari, les enfants demanderaient quelque chose je sais pas. Mais moi… Qu’on m’envoie des aides, mais à ce moment là qu’on m’envoie pas la facture. Qu’est ce que vous feriez vous ? Hein ? Vous allez pas changer quand vous serez vieux non ? »(…)Vous savez moi j’ai toujours fait toutes mes affaires, toutes les affaires de mes gosses. Tricoter, coudre, bêcher… J’ai tout fait moi-même. Oui, j’ai toujours fait moi-même. On a dépensé le minimum de choses, pour pouvoir profiter déjà d’avoir notre maison et puis profiter de la vie, sans rien demander à personne. Et quand on veut on y arrive. Moi ce qui m’horripile maintenant, c’est que… la moindre chose… paf à la poubelle. Ça, ça m’horripile ! Non moi… Est-ce que ça vient de mon éducation qu’on a eu, mes parents étaient très… ils nous privaient pas, mais ils gaspillaient pas. La soupe ou n’importe quoi, et ben il fallait finir ce qui avait dans l’assiette. Maintenant, on mange deux cuillérées, et hop à la poubelle. Et après on entend dire « on y arrive plus, on y arrive plus, la vie est chère ». Moi ça m’horripile. Je suis sure qu’on regarderait dans tous les ménages, tous les gens qui se plaignent, faut regarder ce qu’ils jettent à la poubelle. Ne serait ce que l’alimentation. Vous verriez la surprise… Alors moi vous savez, je laisse dire, mais je fais moi à ma façon. » (Madame Christin).

Les réagencements introduits par la présence de professionnels à domicile bousculent un ordre matériel qui a également une dimension d’ordre moral. Le mécontentement de cette femme qui s’exprime au moment de la réévaluation du plan d’aide APA exprime le caractère inacceptable de certains réagencements de l’ordre du quotidien, en ce qu’ils viennent remettre en cause une vision du monde et in fine la représentation que la personne se fait d’elle-même : « Je fais tout. Ça fonctionne pas comme ça. Elles viennent elles servent à rien. Moi ma vaisselle, le soir je vais pas attendre qu’elles viennent à 8h du soir ou le lendemain matin. Alors je la fais toute seule. Vous me voyez laisser ma vaisselle toute la nuit ? Y’a rien de logique, je vous le dit ». (Mme Truche, journal d’observation évaluation APA).

Les attentes qui s’expriment le plus souvent témoignent d’une autonomie conservée en ce qui concerne l’ordonnancement du monde, dans lequel les personnes évoluent. Et c’est sur ce chapitre que les revendications sont les plus fortes. Les aides professionnelles sont attendues comme support du maintien d’une existence conforme aux principes anciens, comme prolongement de soi.

L’aide à domicile comme prolongement de soi.

Car, les incapacités qui amènent les personnes à devoir accepter l’aide d’un tiers n’entraînent pas pour autant un « désengagement » vis-à-vis du quotidien. Au contraire, l’organisation du quotidien devient parfois le dernier domaine, sur lequel elles aspirent à exercer un pouvoir et une maîtrise qui leur échappent par ailleurs. Il est alors essentiel que cet univers intime puisse être encore ordonné

selon leurs habitudes, et conformément à ces principes qui ont guidé toute leur vie. L’intervention des aides à domicile est espérée comme un support auxiliaire qui permettrait dans l’idéal de continuer à exister conformément à ses habitudes et en fonction de ce qui est essentiel pour soi : « Mme C. : Oui, 3 fois 2 heures. Elle, Gisèle, elle demandait pas, elle prenait l’aspirateur, passer la… la serpillère, nettoyer, ranger la vaisselle dans le lave vaisselle parce que j’ai le lave vaisselle. Bon, j’ai beaucoup d’aide au point de vue appareils. J’ai le lave vaisselle, j’ai la machine à laver évidemment. J’ai tout ce qu’il me faut pour soulager. Et puis elles viennent pour le ménage, faire les vitres, passer l’aspirateur dans la chambre, c’est une moquette. *…+ Mme C. : Ben… Si j’ai besoin d’aller au jardin chercher une salade, elles n’ont pas le droit de faire ça. C’est juste le ménage. - Si vous leur demandez, elles le font pas ? Mme C. : Ben elles le font mais elles ont pas le droit. Elles savent bien vous le dire ! Alors l’autre jour, enfin tout à fait au début que mon fils était là, je lui dis, nettoyez moi l’escalier jusqu’à en haut. « Oh vous savez ça, c’est chez votre fils… ». Elles sont pas censées savoir que j’ai mon fils à la maison, et les escaliers c’est chez moi. Vous voyez c’est tout des petits trucs. Bon après je les laisse faire ce qu’elles veulent faire et puis c’est tout. Je vais pas me battre hein. Moi tant que je peux le faire, je le fais. » (Madame Chabrand).

Les attentes à l’égard des aides à domicile ou les insatisfactions qui s ‘expriment paraissent assez fréquemment liées à ce besoin fondamental de trouver, dans l’aidant professionnel, comme un prolongement de soi : « - Donc toutes ces interventions, ces aides de l’APA, de l’ADMR ça a un impact sur votre vie quotidienne, ça vous aide ? Mme G : Ben ça nous aide quand même, mais y’en aurait un peu plus ça serait… les heures seraient mieux réparties, ça serait mieux. Et puis le travail, il est bâclé. Il est bâclé. Je vous dis, elles balaient... Y’en a une sur les quatre qui fait bien, c’est celle qui vient deux heures le mardi. Alors elle, elle peut pas tout faire, mais le travail qu’elle fait elle le fait à fond. Tandis que les autres, elles vous passent le chiffon n’importe comment sur les murs, sur les meubles. Le lit… elles me font le lit, elles le couvrent et puis elles mettent le dessus du lit, il est jamais bordé. Bon ce matin elle est restée trois heures donc elle me l’a fait comme il faut, mais autrement, elles montent la couverture, elles montent le dessus de lit et voilà, c’est fait. » (Madame Garcia).

L’intervention de l’aide à domicile n’est pas pensée comme devant se limiter aux actes traditionnellement reconnus par les évaluateurs comme incontournables de la vie quotidienne. La définition des domaines d’intervention de l’aide à domicile est un enjeu fort de l’autonomie des personnes qui revendiquent de pouvoir poursuivre leur existence en fonction de priorités qui sont les leurs, même si elles ne correspondent pas aux règles de l’intervention professionnelle : « Mme C. : Non. Il faudrait quelqu’un de plus. J’aimerais bien avoir quelqu’un qui vienne m’aider à faire mon jardin au printemps mais je sais pas si y’a quelqu’un. Je sais pas si on peut le mettre dans le plan de l’ADMR. Quelqu’un qui jardine. Simplement, même pas retourner la terre, parce qu’on a un mini tracteur, mon fils me passe le mini tracteur. Des petits trucs où je peux pas me baisser, parce que je me mets à genoux » (Madame Christin).

Au-delà, la revendication d’autonomie des personnes s’exprime en termes de pouvoir et de commandement. Avoir une aide à domicile est aussi un moyen de dicter « ses lois » à un autrui en position de soumission.

Une revendication de pouvoir sur autrui.

Pour certaines personnes, l’enjeu essentiel dans la dépendance consiste à pouvoir continuer à diriger sa vie, en fonction de ses priorités. La non soumission aux cadres normatifs exprimés par les évaluateurs du dispositif APA, les professionnels de proximité, ou leurs responsables se présente comme preuve du maintien des capacités, et comme non résignation à une posture de « dépendant soumis » : « mais ici dans la maison, c’est moi qui commande, l’infirmière hein chut… » (Mr Gardon). Non seulement les personnes manifestent une forte détermination à ne pas se laisser dicter leur conduite de l’extérieur, mais plus encore elles affichent une volonté farouche d’exercer un pouvoir

sur les intervenantes. Le comportement est clairement alors celui d’employeur, fournisseur de travail et qui encadrent leur personnel : « ça s'est fait tout doucement, on avait six heures, après c'était un peu trop on n'arrivait plus à leur donner du travail, on a demandé à réduire à quatre heures. On est arrivé maintenant à une aide à domicile, toujours la même, qui a pris l'habitude de la maison, c'est un peu comme une bonne vous voyez. Et cette personne-là maintenant on n'a pas besoin de lui dire quoi que ce soit, elle prend des initiatives, elle vient le mercredi. Elle était là hier, elle a dit aujourd'hui je change les lits, voilà. » (Mr et Mme David).

L’affirmation d’autonomie des personnes âgées repose sur l’asservissement des intervenantes à domicile. Tout se passe comme si cette posture de pouvoir et de commandement avait également pour fonction de compenser le statut « socialement disqualifié » de « personne dépendante », auquel ne se résolvent pas la plupart des personnes. L’autorité professionnelle de l’évaluateur ne suffit pas à faire fléchir cette revendication d’autonomie. Elle s’exprime à travers la définition du plan d’aide mais aussi à travers la volonté de rester maître du jeu en « testant » l’aide à domicile :

« 2 heures par semaine, ça vous suffirait ? ».

« Oui, deux heures puisque jusque là j’étais à 0 donc on peut commencer à 2h. Pour aussi sonder la personne qui vient. Je suis pas difficile, mais j’aimerais un peu voir comment ça se passe avec la personne qui viendrait m’aider. Comme une sorte de période d’essai, autant pour la personne que pour moi »(…)

« Vous préférez, me semble-t-il, fonctionner avec les CESU ? ».

« Oui, parce que c’est faire d’une pierre deux coups. Je peux rémunérer des proches : eux ils m’apportent l’aide que j’ai besoin, et moi en retour je leur permets de se constituer un petit pécule » (Mme Rochas, observation en situation d’évaluation APA, 38).

La préférence des personnes pour le CESU, souvent exprimée, repose sur cette aspiration à demeurer en situation de gestion autonome de la relation avec l’intervenante et également de commandement pour ce qui est de l’organisation de son travail. Plus encore, la relation d’employeur direct permet à la personne de rester active et autonome au sein d’un système d’échanges, dans lequel elle n’est plus seulement en situation de demandeur mais peut aussi endosser un rôle de pourvoyeur, en l’occurrence ici de soutien financier.

A l’extrême, il peut s’agir d’exercer un pouvoir sur autrui à travers la surveillance de son travail : « Mme S : Voilà, moi j’aime bien faire quelque chose bien ! Je l’ai suivie et je lui ai dit « Tu nettoies la table ici et à l’intérieur jamais »(. ..)L’autre jour j’ai dit « Je vais te dire quelque chose (à la femme de ménage du jeudi), tu sais maintenant je suis contente de toi. Tu fais le ménage bien comme il faut. « C’est vrai ? ». J’ai dit « Oui ». Parce que les enfants quand ils vont à l’école, qu’est-ce qu’elle dit la maîtresse : « si vous faîtes bien le devoir, proprement, je vous donne un bonbon ». « Et moi vous me donnez un bonbon ». « Non je ne te donne pas un bonbon, je te fais un compliment. Alors l’enfant qui est un peu intelligent, plus que toi hein, il tient le cahier proprement et la maitresse elle lui dit « c’est très bien, voilà le bonbon ». Et toi c’est pareil : maintenant je suis contente de toi, je te fais plein de compliment. Ca te fait plaisir ? Bah alors tu vois ! » (Madame Sidonie).

On assiste alors à un processus d’infantilisation de l’intervenante au détriment de laquelle s’exerce le maintien d’un statut valorisé de la personne dépendante.

L’exercice de l’autonomie des personnes dépendantes est inscrit le plus souvent dans une revendication forte de préservation d’un monde intime, qui résulte d’une construction très ancienne, et qui constitue un rempart contre les désorganisations introduites par les pertes de capacités et les deuils. Il s’accompagne aussi d’un enjeu de conservation de soi, de son image, de son statut et de son identité. Ces deux dimensions amènent alors les personnes âgées à résister de toutes les manières à ce qu’elles perçoivent comme atteintes de leur corporéité, de leur intimité et de leur identité. Et

c’est parfois au détriment du respect des postures et des identités professionnelles que se développent, en ce sens, des jeux de pouvoirs et ces rapports de force avec les intervenantes.

4.2.2. Comment être aidé à domicile et se diriger soi-même ? La prestation, entre évidence et rejet

Outline

Documents relatifs