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PARTIE II : Non recours et non adhésion

12 Mme Garche

3. Non recours et non adhésion : formes d’expression et fondements.

3.2. Le changement d’intervenant : explication du non-recours à l’intégralité des heures préconisées et possible motif de non adhésion aux relations de service.

3.2.2. Perturbations des attentes.

Une seconde raison, liée à la précédente, se profile. Le changement d’intervenant perturbe également parce qu’il rompt la continuité du service rendu que l’on croyait acquise. Sur ce plan, des personnes âgées et des tiers aidants manifestent leur mécontentement de ne pas être mieux informés, ni davantage avertis ou concertés. Le changement souvent brusque et inattendu rappelle – ou fait découvrir – que la continuité du service rendu ou en tout cas la stabilité de l’intervenant n’est pas garantie. On perçoit chez bon nombre d’enquêtés une déception au sens où ils pouvaient imaginer, à tort ou à raison, une continuité du service rendu, comme on peut l’attendre (idéalement) des services publics avec des agents affectés sur le long terme à un territoire, un guichet ou un public. L’indice d’une « culture de services » apparaît ici, comme elle a pu être remarquée également dans d’autres pays ayant une longue tradition de politique sociale (comme la Norvège, Israël, etc.) (Bazo et Ancizu, 2003). En tout cas, les enquêtés découvrent le turn over des intervenants dû à des questions d’organisation des services prestataires. Même lorsque les intervenants sont stables, ces questions d’organisation empêchent parfois les intervenants de réaliser au mieux leurs tâches, surtout quand ils doivent intervenir dans de multiples domiciles au cours de la journée ou de la demi- journée. Outre ce que cela implique comme recommencement, certains estiment que les relations ne pourront pas atteindre le niveau d’engagement professionnel connu auparavant (peut-être exagéré au moment des entretiens).

Mais il y a plus encore : le sentiment que « le souci de l’usager » s’appauvrit, comme il se perd – ou plutôt se transforme – d’une façon générale dans le secteur public du fait des contraintes pesant sur les services prestataires et leurs agents (Weller, 2010). Prenant appui sur les débats en cours sur la banalisation de l’acte de consommation qui imprègne la construction du secteur des services à la personne (CERC, 2008 ; Debonneuil, 2008), comme il contribue d’une façon plus générale à « la chalandisation du social » (Chauvière 2007), nous pouvons considérer que les personnes âgées comme les tiers aidants sont gênés intuitivement par ce que l’interchangeabilité des intervenants signifie ou induit sur le fond comme transformation de la relation de service. L’interchangeabilité participe – volontairement ou pas dans le cas présent – à la transformation des « besoins » en « demandes » au sens où la personne âgée et parfois son entourage sont ramenés dans un rôle de demandeur alors même qu’elle estimait être prise en compte une fois pour toute à partir du diagnostic préalable (et parfois renouvelé) des besoins. Cette transformation voulue par ailleurs pour banaliser l’extension marchande dans le social (Jany-Catrice, 2010 : 530-531) est peut-être perçue in

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Les travaux sur les solidarités familiales envers les plus âgés ont insisté sur cette réticence et l’ont largement expliqué au regard de raisons culturelles. « Recourir à un soutien formel implique plus qu’une simple demande

d’aide : c’est un geste qui heurte la référence collective socialement sanctionnée qu’est la solidarité familiale »

indiquait Mario Paquet (Paquet M. (1996), « Logique familiale de soutien auprès des personnes âgées dépendantes et réticence à recourir aux services formels », Ruptures, Revue transdisciplinaire en santé, vol. 3, n° 2, pp. 209-223). L’explication culturelle est au cœur de l’analyse comparée du rapport entre l’aide dispensée par la famille et l’aide produite par des professionnels, réalisée par le Programme Oasis (Old age and

autonomy: the role of service systems and intergenrational family solidarity). Cette analyse montre que d’un

pays à l’autre les croyances normatives variant, elles influencent diversement les comportements effectifs, notamment en termes d’utilisation des dispositifs d’aide : voir en 2003 le n° 38 de Retraite et Société consacré à « L’Europe du grand âge ». Cette analyse des stratégies d’existence des personnes âgées entre services professionnels et réseaux sociaux, largement abordée au Québec notamment dans les années 1980 (pour une synthèse : Corin E. (1984), Manières de vivre, manières de dire. Réseau social et sociabilité quotidienne des

personnes âgées au Québec, Montréal, Les Presses universitaires de Montréal), anime aujourd’hui en partie la

fine par les personnes âgées et leurs proches comme une menace du statut d’ayants droit que semblait leur conférer la reconnaissance de leurs besoins au moment du diagnostic. Aussi retrouve-t- on dans les entretiens avec les personnes âgées et parfois des tiers aidants l’idée, défendue comme on l’a vu par les aides à domicile, selon laquelle la réponse aux besoins individuels apparaît dans tous les discours comme un gage de qualité de service et la réponse aux demandes comme un signe de non professionnalisme.

Sous contraintes (de mobilité ou d’interchangeabilité des agents, de limitation des temps d’intervention, de formatage accru des activités, d’obligations croissantes de résultats), on est passé dans de nombreux secteurs d’intervention sociale du modèle de la relation de service, avec l’usager comme référentiel ultime, à celui de l’offre de service, avec la rationalisation maximale des moyens comme contrainte principale. Ici, le changement d’intervenant peut être perçu comme tel : c’est ce qui vient perturber les représentations que les personnes âgées et les tiers aidants ont des services d’aide à domicile. Le changement d’intervenant, voire l’interchangeabilité des intervenants, fait craindre qu’il ne puisse plus concentrer leur intervention autour de missions beaucoup plus sociales, en tout cas plus complexes qu’une stricte exécution de tâches ménagères et d’aides au repas et à la toilette. C’est la crainte que la prestation ne réponde plus aux besoins personnels, alors même que c’est à ce critère là – caractéristique du modèle de la relation de service – que les personnes âgées et les tiers aidants se réfèrent, même intuitivement et malgré leur tendance à confondre parfois aide à domicile et employé de maison. Dans ce cas, le changement d’intervenant vient perturber les représentations des relations attendues en matière d’aide à domicile. Dans le cas, comme ici, de relations de service à chaque fois singulières, c’est-à-dire relevant fortement d’une personnalisation des échanges (parce que touchant l’intime ils engagent les protagonistes comme personnes), tout ce qui peut venir les appauvrir ou les standardiser est perçu comme contraire et donc comme contrainte. Cette observation a été faite par ailleurs (Fraisse et Gournouf, 2008).

Au total, le « changement d’intervenant comme cause de non-recours subi » et le « changement d’intervenant comme motif de perturbations » sont dissociés dans les discours. Du point de vue des personnes âgées et des tiers aidants, la question du non-recours aux heures préconisées et celle de la non-adhésion aux services d’aide à domicile, dont on voit apparaître ici les premiers signes à travers les effets perturbateurs du changement d’intervenant, ne se mélangent pas dans la mesure où la non consommation de l’intégralité des heures préconisées n’est pas due aux perturbations induites par le changement d’intervenant.

Ces deux questions s’articulent néanmoins autour de celle de la qualité. Le non-recours subi ne met pas en question de possibles divergences de conception de la qualité des services à domicile. Comme nous allons le voir, celles-ci se situent sur un autre plan : celui des relations de service avec les intervenants. En revanche, le non-recours apparaît comme la conséquence directe d’une réalité organisationnelle qui, par ailleurs, peut manifestement empêcher l’adhésion aux services d’aide à domicile, que ce soit à cause : de situations imposées (changement d’intervenant) ; d’interactions imposées (recommencement de processus de rencontre et de recherche d’accords) ; de constructions imposées des prestations (conditions induisant un plus grand anonymat et une possible perte du souci de l’usager). Aussi, au-delà du non-recours constaté en termes d’heures non utilisées on voit apparaître la possibilité d’une non adhésion aux services d’aide à domicile dont la qualité serait altérée du fait du changement d’intervenant.

Ces premiers résultats permettent de constater que l’adhésion ou pas aux services d’aide à domicile dépend des relations de service mais varie également selon les situations de fragilité ou de dépendance. La dépendance s’établit lorsque des incapacités fonctionnelles apparaissent dans la réalisation d’actes quotidiens, alors que la fragilité « affecte la résilience de la personne *…+ et se caractérise, entre autres, par un risque plus grand d’aggravation de l’état de santé » par la perte progressive des réserves physiologiques et sensorimotrices » (Lalive d’Epinay et al., 2008).

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