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Pourquoi certains professionnels ne font-ils pas (parfois) l’expérience du point de vue des personnes âgées en situation de non-adhésion ?

PARTIE II : Non recours et non adhésion

12 Mme Garche

2. L’« évaluation des besoins » par les référents sociaux d’un conseil général : la non-adhésion à

2.2. L’insensibilité relative de certains professionnels : formes pratiques et bonnes raisons Comment le professionnel réagit-il à ces occurrences, à ces expressions verbales et non-verbales de

2.2.2. Pourquoi certains professionnels ne font-ils pas (parfois) l’expérience du point de vue des personnes âgées en situation de non-adhésion ?

Dans une perspective pragmatique, on peut partir du constat que si les professionnels ne tiennent pas compte dans l’orientation de leurs actions des résistances et désaccords des personnes âgées, c’est parce qu’ils entendent développer, semble-t-il coûte que coûte, une perspective d’action propre : en l’occurrence ils cherchent à mener à bien un entretien avec la personne âgée sur le mode de l’enquête et plus précisément encore de l’interrogatoire ; leur priorité, in situ, semble ainsi être de répondre à la question suivante : la personne âgée est-elle suffisamment dépendante pour que la satisfaction de ses besoins quotidiens nécessite une aide publique ? C’est bien au regard de cette ligne d’action que les professionnels écartent et passent outre les tentatives de recadrage ou les ruptures de cadre (Goffman, 1991) opérées par certaines personnes âgées et induites par leur non- adhésion aux tenants et aboutissants de la situation d’évaluation telle que définie par le référent social du Conseil Général : de telles pratiques (verbales ou non-verbales) n’apportent rien, aux yeux des professionnels, à leur enquête, et au contraire la ralentissent, la compliquent ou encore les embrouillent et leur fait perdre le fil de ce travail prioritaire.

Mais, après tout pourquoi ces professionnels se focalisent-ils sur leur enquête et pourquoi celle-ci prend-elle souvent la forme d’un interrogatoire, au point de ne pas se soucier du fait que certaines personnes âgées portent explicitement un jugement négatif aussi bien sur cette mesure d’aide qu’est l’APA, que sur la procédure d’évaluation dont elles font l’objet ?

1° Tout d’abord, l’enquête paraît nécessaire au professionnel - même si la personne âgée manifeste son désaccord sous différentes formes décrites ci-dessus- sur la base d’une conception tout autant ordinaire que professionnelle de la vieillesse. Cette conception, basée sur ce que Arendt appelle une politique de la pitié (Arendt, 1963), considère que les personnes âgées, en tant que personnes souffrantes (du fait d’un état de dépendance), doivent être aidées et cela selon des modalités prédéfinies, même si elles ne manifestent pas ou même ne souhaitent pas être aidées : l’acteur institutionnel se sent autorisé à « faire leur bonheur malgré elles » (Bourdieu, 1989) dans la mesure où la personne âgée est a priori considérée comme en incapacité de savoir ce qui est bon pour elle. Pourquoi donc ? soit parce qu’elle aurait perdu des facultés psychiques censées lui permettre de

s’autogouverner, soit parce que la personne âgée, indépendamment de toute atteinte physiologique, ne serait plus capable « de voir la réalité en face » (typiquement elle refuserait d’accepter qu’elle vieillit et qu’elle a besoin d’aide). Sur la base de cette représentation de la vieillesse, tout un ensemble de pratiques et de propos de la personne âgée (lorsqu’elle se plaint de ce qu’on cherche à lui imposer, qu’elle dit qu’elle n’a besoin de rien, etc) sont d’emblée considérés comme non pertinents par le professionnel : celui-ci considère qu’il lui revient de déterminer, seul, si la personne âgée a besoin d’aide ou pas (à travers l’évaluation par la grille AGIR) : de manière quelque peu paradoxale, la personne âgée n’a pas à donner son point de vue (à la limite ce n’est pas elle qui décide), par contre le professionnel lui demande un certain nombre de renseignements censés lui permettre de mesurer son degré de besoin (en matière d’aide à domicile).

2° Ensuite, l’enquête prend la forme privilégiée d’un interrogatoire - laissant d’autant moins de place à une parole, à une mise en récit de soi en propre de la personne âgée, dans laquelle, peut-on imaginer le professionnel viendrait « piocher » pour renseigner son évaluation – au regard aussi bien de dispositifs techniques, que de contraintes temporelles et d’impératifs de gestion des flux d’usagers à traiter.

Ainsi, l’engagement situé de tous ces professionnels du conseil général est de fait structuré par la mise en œuvre de la grille AGGIR : les référents sociaux doivent l’informer pour que soient ensuite mesuré le degré de dépendance de la personne et, le cas échéant, calculé le nombre d’heures d’aide à domicile prises en charge par le dispositif APA. Le cadrage de la situation à partir des exigences de la grille AGGIR favorise chez les professionnels une perception capacitaire et technique de la personne âgée difficilement conciliable avec une approche de cette dernière en tant que « personne » ou « Sujet » ; cela les conduit à une naturalisation de cette dernière en tant qu’être pensant et ressentant en propre : le professionnel tend à considérer la personne âgée comme un ensemble de (in-)capacités et de besoins objectifs (que l’on pourrait définir dans l’idéal indépendamment de l’expérience que la personne fait de sa propre situation) ; ceci le conduit à occulter de son champ de pertinence l’expérience subjective de la personne âgée (et les expressions pratiques qui y sont associées). Le cadrage de la situation à partir de la grille AGGIR favorise donc une insensibilité morale relative à l’égard de la personne âgée comme être souffrant et pensant en propre. On perçoit bien dans l’extrait ci-dessous que cette indifférence repose (est rendue acceptable aux yeux même du professionnel) par la façon dont il cadre sa présence (son rôle, sa fonction) au domicile de la personne (en rapport avec la grille AGGIR et la conception de l’individu qui la sous-tend) :

Inès (référente sociale) à une personne âgée : « Bon… vous êtes aujourd’hui… bon j’ai repéré des difficultés déjà physiques, avec des douleurs… des difficultés fonctionnelles et puis aussi sur le plan psychique. Moi je représente le conseil général, je suis une professionnelle donc je vois… à travers mes questions, qui sont pénibles, je vois que ça doit être dur pour vous. Je suis là pour de l’aide, pour un apport d’intervenants pour vous aider dans la vie quotidienne. Vous êtes admissible c’est sûr, c’est une évidence par rapport à mes cotations. Pour nous, c’est sûr. L’objectif, c’est de vous proposer des heures en lien avec vos attentes, si vous en avez ? Est-ce que vous souhaitez faire appel à un service d’aide à domicile ? ».

L’indifférence du professionnel à certaines expressions de non-adhésion de la personne âgée (ou un de ses proches) peut aussi relever d’une rationalité plus instrumentale, mais toujours en lien avec cette grille AGGIR : il semble parfois que l’agent institutionnel veuille avant tout (est concentré sur) bien informer les différents items de dépendance de la dite grille, ce qui le conduit à ne pas porter attention aux perspectives, mises en récit et attentes propres de la personne.

Le fils d’une personne âgée prend la parole pour donner plus de détails à la référente sociale présente : « Il a du mal dans la profondeur [il étend alors son bras sur la table et ferme un œil,

pour montrer le problème auquel fait face son père]. Par exemple, pour se servir à boire, ça arrive qu’il en mette à côté, parce qu’avec un œil, il a plus de mal à voir ce qu’il fait ». Cela semble être une information importante pour la référente sociale qui dit, tout en reprenant le dossier qu’elle avait jusqu’alors laissé : « Ah, ça je vais le coder. Là on est en C, clairement ». Je jette furtivement un œil sur la grille AGGIR pour voir quelle variable est concernée par ce problème : elle a coté C pour la variable « alimentation/se servir ».

On voit donc comment un dispositif technique (ici une grille type d’évaluation mais aussi en arrière- plan un logiciel de traitement des cas) oriente le comportement des professionnels en situation (Hutchins, 1995) les conduisant à ne pas tenir compte de postures de non-adhésion manifestées par certaines personnes âgées. Cela étant comment expliquer que les professionnels alignent autant leurs comportements sur le cadrage proposé par ce dispositif technique ? Tout d’abord, on peut penser que les professionnels accordent une certaine pertinence et légitimité à cette grille et aux modes de faire qui y sont associés sur la base de jugements de vérité (elle permettrait de mesurer des « faits objectifs ») d’efficacité (elle permettrait d’arriver à ses fins dans un délai raisonnable), mais aussi de justice (elle assurerait une égalité de traitement). Ensuite, le fait de construire l’entretien à distance de cette grille (par exemple sur le mode de la discussion informelle avec la personne âgée) nécessiterait sans doute plus de temps (car laissant davantage de place à l’expression en propre de la personne avec toutes les digressions éventuelles qui y seraient associées), ce qui entre en tension avec le temps qui leur est officiellement imparti pour réaliser ces entretiens d’évaluation, ou encore avec toutes les autres tâches qui sont les leurs ; des discussions avec les référents sociaux observées montrent ainsi qu’ils ont chacun plusieurs centaines de dossiers APA à suivre en permanence (évaluation, renouvellement, etc…) et qu’ils doivent en une demi-journée réaliser plusieurs entretiens d’évaluation (déplacements compris). Pour finir, il faut avoir à l’esprit que, si les professionnels ne remplissent pas la grille AGGIR (ou encore s’ils récoltent des informations sur le mode de la conversation ce qui ne leur permet pas de remplir « correctement » cette grille AGGIR), le traitement institutionnel du cas (la demande de la personne) devient problématique ou impossible (on ne peut plus calculer si la personne a droit ou pas à l’APA), ce qui met potentiellement le professionnel dans une situation délicate (jugement d’incompétence professionnelle par sa hiérarchie ou ses pairs)

3° Enfin, pour comprendre que les professionnels ne prennent pas en compte les postures de mécontentement, de rejet, de résistance de personnes âgées dans le cours même des situations d’évaluation, il faut avoir à l’esprit le fait que ces dites situations ne prennent pas toujours la forme d’un simple face à face entre le professionnel et la personne âgée : bien souvent un troisième protagoniste est présent, en l’occurrence un proche de la personne âgée (fils, fille, parfois belle-fille ou petit-enfant…). On peut observer que bien souvent, une personne âgée manifestant des réticences à l’encontre du référent social du Conseil Général a à ses côtés un proche qui, lui, est favorable à ce que son parent bénéficie (au moins) de quelques heures… ce qui permet de comprendre l’apparent paradoxe qui consiste à ce que officiellement des personnes âgées demandent l’APA, alors qu’en situation de face à face (entretien d’évaluation des besoins), elles s’y refusent.

Ainsi, en situation, si un référent social ne tient pas compte de certaines résistances de la personne âgée (qui serait favorable à un non-recours), c’est pour mieux tenir compte de ce qu’il perçoit de la situation des proches : s’il est insensible au désaccord de la personne âgée, c’est parce qu’il est sensible à ce qu’il perçoit comme l’épuisement, le débordement des proches, « qui n’auraient plus de vie à eux » , comme l’illustrent les échanges ci-dessous :

La référente sociale (RS) à l’attention de la personne âgée : « donc qu’est-ce qui vous arrive… ? qu’est-ce qui va pas… ? »

Le monsieur : « mais tout ! ». Il dit ça avec sympathie (sans geindre…) et il parle très clairement (quand il entend ce qu’on lui dit).

La fille commence à expliquer à la RS de quoi souffre son père.

Le monsieur l’interrompt : « heureusement que j’ai ma fille… sinon je me serais déjà suicidé ! » [ ] La fille : « il est chez nous tous les week-end »

La RS : « ah oui, donc vous êtes très présente »

La fille : « oui… d’ailleurs c’est pas facile au niveau du couple… » La RS « ah oui ! » (elle approuve)

La fille : « et oui, on est moins disponible pour le mari… c’est pas facile… »

La fille raconte toutes les difficultés auxquelles est confronté son père et qui nécessitent donc son aide : « il a des problèmes pour sortir… avec l’escalier… il a chuté dans les toilettes… et il doit marcher avec deux cannes ». Elle poursuit en expliquant qu’ « il y a déjà de l’aide à domicile ».

La RS : « on va en ajouter »

Le moment de l’entrée dans le dispositif APA peut donc déjà être le cadre d’émergence de formes de non-adhésion de la part de personnes âgées : certaines rejettent la définition de la situation établie par le professionnel, parfois sa présence même et remettent plus ou moins explicitement en cause l’intérêt, le sens et l’acceptabilité morale, pour eux, de la mise en place d’une prise en charge à leur domicile. Face à ces formes subjectives de non-adhésion, les réactions des professionnels observés relèvent plutôt de formes d’indifférence. Entendons-nous bien : par ce terme nous ne voulons pas dire que ces référents sociaux ne se soucient pas de la personne âgée et de sa situation, bien au contraire. Mais ce souci d’autrui passe par la mesure « objective » (établie par le professionnel lui- même à travers une relation asymétrique) des besoins de la personne âgée (en termes d’aide au quotidien) et non par l’expérience du point de vue d’autrui. Il ne nous revient pas de discuter de la légitimité de ce référentiel professionnel. Toutefois, on peut faire l’hypothèse que cette non- reconnaissance de l’expérience subjective de certaines personnes âgées peut favoriser l’émergence , au fil de la carrière institutionnelle de ces bénéficiaires, de formes de non-recours et de non- adhésion : non consommation par ces personnes de l’ensemble des heures attribuées, rejet de la présence de l’aide à domicile -car vécue comme une intrusion inacceptable dans la sphère intime ; cela peut aussi passer par des résistances diverses à l’aide apportée par les professionnelles de l’intervention à domicile, car cette dernière est vécue par la personne âgée comme un désinvestissement de la part des proches, ou comme remettant en question son autonomie et/ou sa bonne santé mentale et donc in fine son identité pour soi (Goffman, 1975). C’est donc à ces différentes formes de non-recours et de non-adhésion, constitutives de certaines carrières de bénéficiaires de l’APA (pas tous bien entendu), que nous allons nous intéresser maintenant.

3. Non recours et non adhésion : formes d’expression et

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