• Aucun résultat trouvé

Les finances d’une princesse du sang

B. Les ressources de la princesse lors de la séparation

La présence régulière de la comtesse de la Marche auprès du prince de Conti et dans ses résidences21

pourrait aussi s’expliquer par les dissensions financières du couple. Le comte de la Marche ne pouvant ou ne voulant assurer les fortes dépenses des déplacements de son épouse, celles-ci sont prises en charge par le prince de Conti qui invite sa belle-fille dans ses nombreuses résidences22. Pendant son mariage, la princesse, en vertu de son contrat de mariage régi par la coutume de Paris, est soumise à l’autorité financière de son mari. Si elle dispose d’une somme confortable pour ses dépenses personnelles, elle est dépendante de l’accord du prince pour les débours d’importance. Or, son époux ne semble guère disposé à accepter de trop lourdes dépenses et lui impose des réductions financières. La séparation apporte à la princesse une autonomie pécuniaire.

B. Les ressources de la princesse lors de la séparation

Les nouvelles conditions de vie de Marie-Fortunée d’Este sont rapidement organisées par la convention de séparation signée dès novembre 1775. Elle établit alors les nouvelles modalités de ressources de la comtesse de la Marche. Mais cette liberté nouvellement acquise s’accompagne de l’entière responsabilité de la princesse sur ses dépenses ainsi que sur ses revenus qui, s’ils restent importants, sont plus limités.

1) La séparation de biens

Cette renonciation met fin à une vie de couple de façade. Si les deux époux vivent ensemble rue de Grenelle à l’hôtel de la Marche, la mésentente est totale depuis le début du

18

Claude de FERRIERE, Nouveau commentaire sur la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, Paris, 2 vols, 1746, chapitre CCXXIII, t.2, p. 22. Pour une bibliographie sur la Coutume de Paris et ses commentaires, voir notamment, Yves F. ZOLTVANY, «Esquisse de la Coutume de Paris », Revue d'histoire de l'Amérique

française, vol. 25, n° 3, 1971, p. 365-384. 19

ASMo, cancelleria ducale, estero, carteggio principi esteri, 1566/11, lettres de la famille de Bourbon au duc de Modène, lettre du prince de Conti au duc de Modène, 6 décembre 1758.

20

ASMo, cancelleria ducale estero, Ambasciatori Agenti, corrispondenti esteri, Francia, abbé Contri, 217, lettre du 20 juillet 1767.

21

Voir le chapitre 9. 22

Frédéric DASSAS, Les résidences du prince de Conti, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art et d’archéologie sous la direction d’Antoine Schnapper, université Paris IV-Sorbonne, 1995.

mariage. La séparation est demandée par Marie-Fortunée d’Este. Plusieurs éléments peuvent expliquer cette soudaine décision en novembre 1775. Le désir de Louis-François-Joseph d’accueillir au domicile conjugal son fils naturel, le chevalier de Vauréal fruit de ses amours avec une comédienne est avancé comme argument par Bachaumont23

. La mésentente de la comtesse de la Marche avec le contrôleur du comte est aussi plausible tout comme les dissensions existantes entre la compagnie de la comtesse de la Marche et son époux ou plus largement les mauvaises relations de la comtesse avec les domestiques de celui-ci24

. La séparation entre les deux époux est une séparation de biens. Aucune séparation de corps n’a été demandée alors qu’elle est effective dans la mesure où Marie-Fortunée d’Este doit quitter l’hôtel de la Marche (article 6 de la convention). Cette procédure a été écartée. Elle implique un procès qui risque de dévoiler les déboires intimes du couple et l’existence d’enfants illégitimes. C’est par crainte du retentissement d’un procès public que la séparation de corps n’est pas demandée. C’est en fondant la rupture sur des motifs financiers que Marie-Fortunée d’Este évite l’humiliation. Mais surtout malgré la rupture, les liens matrimoniaux sont préservés. En n’étant épouse séparée que de biens, Marie-Fortunée d’Este conserve son rang et ses prérogatives de princesse du sang ce qui est primordial pour elle et sa famille attentive à la conservation des marqueurs de son rang.

Si le divorce n’existe pas dans la France de l’Ancien Régime, la séparation de biens entre les époux est un phénomène relativement courant notamment dans la haute noblesse du XVIIIe siècle. Mathieu Marraud25

note près de 200 cas à Paris en 1788 comme la duchesse de Bourbon séparée de son mari. La propre dame d’honneur de la princesse de Conti, la marquise de Saint-Aignan, se sépare de son époux. En dehors de l’aristocratie parisienne, la demande de séparation reste faible mais en progression constante26

et coûte autour de 100 livres tournois au XVIIIe siècle 27

.

Les femmes dont la vie ou les intérêts financiers sont menacés peuvent entamer une procédure auprès des tribunaux civils28

, une fois autorisées à ester en justice par leur mari ou

23

BACHAUMONT, Mémoires secrets, t. VIII, 4 décembre 1775. 24

Ce sont les arguments développés par la comtesse de la Marche dans une lettre à son époux du 5 novembre 1775 dont elle adresse une copie au duc de Penthièvre, Arch. nat., 300 AP III, I, lettres sur la séparation du comte et de la comtesse de la Marche, 12 lettres, 1775.

25 Mathieu MARRAUD, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, l’Univers historique, 2000, 571 p., p.

147. 26

Alain LOTTIN (dir.), La désunion du couple sous l’Ancien Régime, l’exemple du Nord, Lille, Editions universitaires de Lille III, 1975, 227 p., p. 114.

27

Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, La solitude XVII-XVIIIe siècle, Paris, Belin, 2008, 207 p., p. 71. 28

par une autorisation supplétive de justice29

. La séparation de biens dissout alors la communauté. La femme obtient la pleine administration de ses revenus ou des biens indiqués par le contrat de mariage. Elle peut ester en justice sans l’accord de son mari. Mais elle n’est pas libérée de l’autorité maritale et ne peut disposer de ses biens comme le rappelle la coutume de Paris :

« La femme séparée de biens d’avec son mari ne peut poindre vendre ni disposer de ses biens : elle en a seulement l’administration sans qu’elle ait pour cela besoin de l’autorité de son mari en sort qu’elle peut faire baux à loyer de ses immeubles, bailler quittance et s’obliger pour sa nourriture et entretenement mais elle ne peut ni aliéner ni hypothéquer ses immeubles sans le consentement de son mari ou l’autorité du juge à son refus »30.

Avec la séparation de biens, l’indépendance reste relative. Seules, les femmes qui disposent de revenus conséquents, à l’instar de la princesse de Conti ou de la duchesse de Bourbon, jouissent d’une plus grande autonomie.

2) Les clauses de la séparation des époux Conti

A la fin de l’année 1775, le couple Conti se sépare à l’amiable. La séparation est effective à partir du 1er avril 1776 et le jugement de séparation de biens est prononcé définitivement en juin 1777. Ces deux documents stipulent les conditions de dissolution de la communauté de biens.

a) Une séparation en deux temps

Le couple rédige le 21 novembre 1775 une convention de séparation31

et au printemps 1776, la comtesse de la Marche entreprend une demande de séparation officielle. Le 3 avril 1776 à sa requête, le lieutenant civil du Châtelet promulgue une ordonnance de renonciation à la communauté de biens. En vertu de sa qualité de prince du sang, le prince de Conti, par lettres de committimus32

obtient le droit d’être jugé par le tribunal des Requêtes de l'hôtel du roi. La demande de séparation de biens est introduite par la comtesse de la Marche afin de garantir d’une part ses droits sur sa dot et la succession de sa mère qui sont affermées et d’autre part ses droits futurs en cas de décès de son époux, notamment l’obtention du douaire et préciput prévus dans son contrat de mariage.

29

« Femme ne peut ester en jugement sans le consentement de son mari si elle n’est autorisé ou séparée par justice », chapitre CCXXIV, Claude de FERRIERE, Nouveau commentaire sur la coutume de la prévôté et

vicomté de Paris, Paris, 2 vols, 1746, t. 2, p. 25. 30

Claude de FERRIERE, op. cit., p. 27.

31

Arch. nat., 300 A.P., I, 82, succession Conti, pièce n°169, acte du 21 novembre 1775. 32

Une sentence du maître des requêtes de l’hôtel du roi le 12 juin 177733

confirmée par un arrêt de la Cour le 21 août 1777 reprend et officialise les conditions de séparation prévues par la convention de séparation. Elle garantit ses droits sur sa dot, la succession de sa mère et en cas de mort du prince de Conti. Elle oblige de façon officielle et juridique le prince de Conti à verser une pension de 150 000 livres à son épouse.

La séparation entre les deux époux est rapide. Elle est scellée en quelques semaines entre un séjour à Fontainebleau, durant lequel une dispute a éclaté, et la signature de la convention. Elle laisse à penser que la séparation est une pratique devenue relativement courante dans l’aristocratie à la fin du XVIIIe siècle. Plus difficile, fut en effet la tentative de séparation, avortée, entre Louis-Armand de Bourbon-Conti et son épouse en 1722. Certes, les personnalités très fortes des deux protagonistes ont sûrement joué mais le commentaire de Mathieu Marais dans son Journal de Paris est éclairant. Il relate en effet la demande de séparation entamée par la princesse de Conti en juin 1722 et note : « une princesse du sang qui peut donner des héritiers à la couronne, ne peut facilement quitter et priver l’Etat de ses successeurs. C’est une affaire de droit public »34. En 1775-1776, la facilité avec laquelle se déroule la séparation, du moins sur le plan juridique, peut être vue comme le reflet de l’éloignement des prétentions de la branche Conti à la succession au trône. Celui-ci est dû à la présence de trois jeunes ménages dans la famille royale et l’âge de la princesse de Conti qui a 44 ans ce qui écarte la possibilité d’une descendance.

b) Les ressources envisagées par le contrat de mariage

Selon l’article 11 du contrat de mariage, la comtesse de la Marche reprend ses biens dotaux lors de la dissolution de la communauté de biens, que ce soit lors d’un décès ou d’une séparation et l’article 25 indique qu’elle récupère ses « biens propres » c’est-à-dire « tout ce que ladite princesse aura apporté au mariage, ensemble tout ce qui sera advenu et échu à la Princesse future épouse pendant ledit mariage tant en meubles qu’en immeubles par succession, donation, legs testamentaires ». La coutume de Paris établit une distinction entre les biens dits conquêts c’est-à-dire les biens acquis par la communauté pendant le mariage et les biens « propres » de l’épouse sur lesquels le mari n’a que des droits limités. Il peut disposer des fruits de la rente mais pas de la dot sans le consentement de son épouse. La restitution des biens de l’épouse est garantie par une hypothèque sur les biens de l’époux avec l’article 16 du contrat de mariage.

33

Arch. nat., V4 1117, requêtes de l’hôtel, minutes des sentences et arrêts civils, 1573-1791, sentence du 12 juin 1777 ; V4 1210, requêtes de l’hôtel, feuilles d'audience, 1603-1791, 12 juin 1777.

34

Mathieu MARAIS, Journal et mémoires de Mathieu Marais, avocat au Parlement de Paris, sur la régence et

Plusieurs points de la convention ont fait l’objet de discussions entre les deux époux par l’entremise et l’arbitrage du duc de Penthièvre35

. Marie-Fortunée d’Este ne récupère pas directement sa dot mais le fruit de ses intérêts par droit de remploi. En effet, celle-ci a été placée et produit 40 000 livres de rentes au denier 25 assignées sur les fermes36

. Or, la coutume de Paris accorde à l’épouse lors de la dissolution de la communauté le droit de reprise du prix des biens propres qui ont pu être aliénés37

. Le comte de la Marche doit alors lui verser le fruit de cette rente qui forme une part d’une pension d’un montant total de 150 000 livres. Mais celle-ci peut demander la restitution de l’intégralité de sa dot. Or, dans cette hypothèse, la somme dévolue à l’épouse ne pourrait atteindre que le montant de 600 000 livres qui est la somme réellement versée par le duc de Modène toujours endetté auprès des Conti.

La comtesse de la Marche obtient une somme de 30 000 livres qui représente ses Menus Plaisirs pour l’année 1776 (article 7 de la convention de séparation). Le comte de la Marche lui donne un ensemble d’effets, ustensiles et équipages d’une valeur de 75 350 livres 4 sols 3 deniers. Elle dispose en outre de l’usufruit de plusieurs objets précieux (article 9) ou bijoux issus de la succession de la princesse de Conti mère du comte de la Marche. Ces dispositions sont relativement habituelles. La duchesse de Bourbon reçoit bijoux, vaisselle et équipages au moment de sa séparation38

ainsi que 200 000 livres pour l’ameublement de ses nouveaux appartements.

Les conditions de logement sont décrites. Le comte de la Marche accorde à sa femme le droit de vivre où elle le souhaite, sauf dans les résidences du comte de la Marche et « consent » à ce qu’elle puisse loger dans l’appartement versaillais sous certaines conditions.

Les discussions entre les deux époux ont porté sur la somme donnée par le comte de la Marche et qui passe, sur les conseils du duc de Penthièvre, de 20 000 à 30 000 livres39

et sur les sommes dues par la princesse aux marchands. A l’article 4, le comte de la Marche rappelle qu’il n’est nullement responsable des dettes contractées par son épouse et en fait une déclaration aux marchands. Cet article est refusé par Marie-Fortunée d’Este mais elle doit s’incliner devant l’avis conjoint du duc de Penthièvre et de l’abbé Lenoir, chef de son Conseil, qui explique à son maître :

« Les deux clauses proposées par Mgr le comte de la Marche sont des précautions

35

Arch. nat., 300 AP III, I, lettres sur la séparation du comte et de la comtesse de la Marche, 12 lettres, 1775.

36 BNF, Richelieu, Mss français, Nouvelles acquisitions françaises, 9246, renonciation à la communauté de biens, 12 juin 1777.

37

GUYOT, op. cit., « remploi », t. LIII, p. 393. 38

Bibliothèque de Chantilly, fondation Condé, Cabinet des Titres, 1-A-044, Bathilde d’Orléans, séparation. 39

contre le trop de dépenses que pourrait faire madame la comtesse de la Marche, elles peuvent ne pas être agréables mais elles ne doivent pas blesser une femme qui reste en puissance de mari. Je pense que si Mgr le comte de la Marche insiste absolument, madame la comtesse de la Marche doit consentir ».40

A travers cette demande et la réponse de l’abbé Lenoir, il apparaît clairement que, malgré la séparation, la princesse reste sous la dépendance de son mari. Ainsi, la sentence officielle de séparation de 1777 entérine les conditions de séparation fixées en novembre 1775. La princesse conserve son rang, ses droits en cas de décès du prince et obtient une pension composée pour partie du placement de sa dot, d’un versement effectué par le prince qui intègre les 30 000 livres accordées pour ses « Menus Plaisirs »41

. Les 150 000 livres versées par son époux intègrent le placement de l’héritage maternel qui vient augmenter ses revenus.