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Les fournisseurs de la princesse de Conti

C. Des fournisseurs spécifiques?

Par ses origines tout autant que par sa position d’épouse séparée, Marie-Fortunée d’Este présente plusieurs originalités. Si le recours à des fournisseurs particuliers traduit les centres d’intérêt de la princesse, exprime-t-il sa singularité ? La présence féminine et de compatriotes dans les comptes est-elle la marque d’un choix délibéré de la maîtresse de maison ou est-elle liée à d’autres enjeux extérieurs ?

1) Les femmes au service de la princesse

51 femmes apparaissent dans la liste des fournisseurs de la princesse de Conti soit 12,23 % du nombre total de fournisseurs. La présence féminine semble relativement élevée car les femmes représentent 9 % du corpus23 des almanachs qui omettent cependant les couturières.

Leur répartition entre les grands secteurs marchands est inégale. Leur présence est bien visible dans les métiers de l’habillement avec 21 représentantes sur 79 fournisseurs, soit 26,58 % de l’ensemble et dans le domaine de la santé qui est encore plus largement féminisé car 13 femmes sur 43 fournisseurs totaux travaillent dans ce secteur soit 30,23 % du corpus. Pour les autres activités, la présence féminine est moindre : 9 femmes sur 88 fournisseurs travaillent dans les métiers de bouche, soit 10,22 %, et 7 sur 117, ou 5 %, ont une activité en rapport avec l’aménagement de la maison. Enfin, la présence féminine dans les métiers du luxe est plus confidentielle avec trois mentions soit 6,82 %. Aucune femme n’exerce un métier en rapport avec le monde du cheval ou des transports.

On rencontre les femmes dans un nombre limité de métiers souvent considérés comme féminins et sous-qualifiés. 22 professions peuvent être répertoriées. Les plus importantes sont celles de garde-malade et de blanchisseuse avec respectivement 10 et 7 femmes. Le métier de couturière compte quatre représentantes, tout comme les marchandes de modes, les épinglières et les épicières. Les autres activités sont plus restreintes. Le monde du textile domine et surtout celui des petites mains. De même, elles constituent la totalité des garde-malades, profession qui n’est guère valorisée.

Néanmoins, d’autres métiers considérés a priori comme masculins sont représentés et invitent à ne pas penser le travail féminin uniquement tourné vers le travail des textiles24

. Les femmes peuvent être fourbisseur, boucher, boulanger, apothicaire ou marchand de bois… Ce sont majoritairement des veuves qui reprennent les activités de leur défunt époux comme les

23

N. COQUERY, La boutique… op. cit., p. 205 24

statuts des communautés les y autorisent25

. Les conditions de reprise sont cependant variables selon les organisations de métiers26

. Ainsi, on voit la veuve Delessard reprendre la boulangerie à la mort de son mari, déjà fournisseur de la princesse, en 1789. La veuve Bégné27

qui relie les ouvrages de la princesse de Conti peut être un exemple de ces réussites féminines chez les libraires bien étudiées au XVIIe siècle28

. Certaines professions requièrent un encadrement de la veuve qui ne peut exploiter l’affaire qu’en association avec un homme : la veuve Sage exerce son activité d’apothicaire avec Folliant. Les femmes sont surtout présentes dans le domaine de l’habillement et de la santé pour des métiers peu qualifiées. L’élection de fournisseurs féminins de la part de la princesse de Conti apparaît moins comme un choix intentionnel de Marie-Fortunée d’Este que comme le reflet de la présence féminine dans le monde marchand.

2) Des Italiens au service de la fille du duc de Modène

Environ 10 fournisseurs présentent un nom à consonance italienne. Cette récurrence pose la question de savoir si la princesse de Conti choisit de préférence des compatriotes dans certains secteurs économiques ou si des activités sont tenus uniquement par des Italiens.

Peu de fournisseurs sont retenus de préférence parce qu’ils sont des compatriotes de la princesse. Seul Pierre Borrany se déclare peintre italien. Il est alors employé, à une seule reprise, pour des travaux par la princesse de Conti en 177929.

L’élection d’un fournisseur d’origine italienne est davantage liée au fait qu’ils proposent des produits ou une compétence particuliers. En premier lieu, les épiciers italiens sont recherchés pour des produits considérés comme exotiques : pâtes, chocolat... Marie-Fortunée peut vouloir rechercher parmi ses compatriotes un goût, un savoir-faire qu’elle ne retrouve chez des fournisseurs français. Cette idée semble accréditée par la correspondance de Marie-Fortunée d’Este qui demande à son père de lui envoyer du chocolat30

. Néanmoins, les fournisseurs de bouche d’origine italienne sont limités. La princesse de Conti semble

25

Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Etre veuve sous l’Ancien Régime, Paris, Belin, 2001, 415 p., « Chef d’entreprise ou travailleuse », p. 276-277.

26

SAVARY DES BRUSLONS, Dictionnaire du commerce, t. 3, p. 87. 27

Arch. nat., R3/174, dépenses particulières 1779, pièce n°87, mémoire de reliure, veuve Bégné, 11 novembre 1779.

28

Grâce au Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs en caractères en exercice à Paris aux XVI

et XVIIe siècles, de Philippe RENOUARD, des études ont été menées sur les femmes et le monde du livre avec

par exemple D. de COURCELLES et C. VAL JULIAN, Des femmes et des livres. France et Espagne, XIV-XVIIe

siècle, Etudes et rencontres de l’Ecole des Chartres, Paris, Ecole des Chartes, 1999, 173 p. ou R. ARBOUR, Les femmes et le métier du livre en France de 1600 à 1650, Chicago-Paris, Garamond Press et Didier Erudition,

1997, 314 p. 29

Arch. nat., R3/179, dépenses générales 1779, pièce n°46, mémoire de travaux de peintures, 8 juillet 1779. 30

apprécier, ou semble s’être habituée, aux produits des épiciers français. Le recours à des compatriotes est motivé par leurs compétences techniques acquises dans certains domaines. Louis-Sébastien Mercier rapporte la pénurie de spécialistes dans le soin à apporter aux cheminées et le recours aux Italiens : « Il a fallu faire venir à Paris des fumistes d’Italie et l’on tire vanité des quelques maisons d’une cheminée qui ne fume point ». Le choix de deux fournisseurs d’origine transalpine, Bertolini et Cottini, serait à mettre en relation avec le manque de fumiste français. On remarque que de nombreux fumistes au service des Fitz-James, Coigny, Kinsky peuvent être d’origine italienne31

: Bertolini est employé par Coigny et Fitz-James. Ce dernier emploie de même le fumiste Ferrare, tandis que la princesse Kinsky a pour fumiste Firmo associé à Marguerite. En définitive, les fournisseurs italiens de la princesse de Conti sont rares : les métiers sont peu nombreux et les recours aux fournisseurs transalpins sont limités en produits et dans le temps.

* * *

La présentation des marchands au service de la princesse met en évidence leur grande variété en fonction des secteurs d’activités. L’importance numérique des spécialistes de la rénovation et de la décoration et du soin du corps est à relever et ils traduisent les centres d’intérêt de la princesse. Toutefois, elle sollicite peu de fournisseurs spécialisés : les marchands ont une portée généraliste et fournissent majoritairement l’ensemble de la maison. La consommation princière se caractérise par l’importance d’un luxe quotidien et la faible récurrence d’un hyperluxe limité à quelques biens et fournisseurs. Elle ne se distingue pas par le recours à des fournisseurs particuliers. La présence féminine est à relativiser et atteste de la fréquence du travail féminin ; l’appel à des fournisseurs italiens n’est guère décisif sauf pour quelques produits comme le chocolat. Aussi faut-il affiner ce portrait des fournisseurs afin de voir si leur sollicitation révèle d’autres intentions. Comment la princesse répond-elle aux stratégies de séduction des marchands ? Suit-elle par le choix de ses marchands une pratique partagée par les aristocrates et assise sur la réputation ?

31

II. LE CHOIX DU FOURNISSEUR : LES STRATÉGIES DE

SÉDUCTION MARCHANDE

Les factures et leurs en-têtes ont fait l’objet d’études qui ont cherché à analyser comment les marchands développaient à l’époque moderne, et tout particulièrement au XVIIIe siècle, un argumentaire visant à susciter le désir d’acheter chez leurs clients.

Si le terme publicité n’existe pas encore dans son acception actuelle32, l’idée de développer un discours et une littérature commerciaux prend forme au XVIIIe siècle. Dans les almanachs et les guides imprimés se retrouvent de véritables annonces publicitaires. De même, la promotion marchande accompagne l’essor de la presse au XVIIIe siècle33 comme l’ont montré les travaux de Neil Mc Kendrick34 ou ceux de Guy Saupin sur la presse provinciale de l’ouest de la France35. Néanmoins, les interprétations historiques de ce phénomène divergent. Pour Colin Jones, les encarts publicitaires ont entraîné l’augmentation de l’utilisation de biens et de services médicaux36

. Claire Walsh est plus nuancée : si la publicité connaît une certaine croissance, elle demeure limitée à un petit nombre de biens et la grande majorité des boutiquiers n’utilisent pas cette stratégie « marketing »37

.

Les stratégies commerciales des marchands se déclinent dans les en-têtes publicitaires de leurs factures. Ces supports ont fait l’objet d’une grande étude en Angleterre38

et ont été abordés en France à partir de travaux sur la consommation aristocratique39

ou sur un secteur

32

Selon l’Encyclopédie, la publicité désigne « ce qui est rendu public ».

33

R. B. WALKER, « Advertising in London newspapers, 1650-1750 », Business history, vol. XV, n°1, janvier 1973, p. 112-130.

34

Neil Mc KENDRICK, John BREWER, J. H. PLUMB, The Birth of a consumer society: the commercialization

of eighteenth-century England, London, Hutchinson, 1983, 345 p. 35

Guy SAUPIN, « Pratiques publicitaires dans les métiers du luxe dans trois villes provinciales dans l’Ouest de la France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », dans Bruno BLONDE et Natacha COQUERY (dir.),

Retailers and consumer changes in medieval and early modern Europe, Tours,Presses universitaires François-Rabelais, Maison des sciences de l'homme, Villes et territoires, 2005, 259 p., p. 103-121.

36

Colin JONES, « Sans-culottes, sans café, sans tabac : Shifting Realms of Necessity and Luxury in Eighteenth-Century France », dans Maxine BERG et Helen CLIFFORD (dir.), Consumers and luxury: consumer culture in

Europe 1650-1850, Manchester, Manchester University press, 1999, 260 p., p.37-62. 37

Claire WALSH, « The advertising and marketing consumer goods in the 18th century London », dans Clemens WISHERMANN, Elliott SHORE, Advertising and the European City, Historical perspectives, Aldershot, historical urban studies, Ashgate, 2000, 225 p.

38 A partir notamment de la collection Rothschild au Waddesdon Manor accessible en ligne : http://www.waddesdon.org.uk/searchthecollection/trade_cards_introduction.html

Katie SCOTT « The Waddesdon Manor Trade Cards: More than one history », Journal of Design History, 23, 2004, 91-104 ; voir le projet mené par the Warwick Eighteenth Century Centre, « Selling Consumption in the Eighteenth Century : Advertising and the Trade Card » ; Maxine BERG and Helen CLIFFORD, « Selling Consumption in the Eighteenth Century : Advertising and the Trade Card in Britain and France », Cultural &

Social History, 4, 2007, p. 145-170. 39

Voir par exemple Natacha COQUERY, « The language of success : Marketing and distributing semi-luxury goods in Eighteenth-century Paris », Journal of Design history, 2004, vol.17, n°1, p. 71-89.

économique particulier40

. Les sources françaises sont limitées à deux albums d’en-têtes publicitaires ou de cartes de commerce41

et les études se sont majoritairement appuyées sur les factures issues du séquestre révolutionnaire42

. Il existe une série de vignettes publicitaires à la Bibliothèque historique de la ville de Paris mais elle est surtout centrée sur le XIXe siècle43

. Ces travaux ont mis en évidence les ressorts de la publicité. Dans cette littérature commerciale, se retrouvent des éléments récurrents. L’accent est mis sur les mérites de la marchandise, la profusion des produits, leur nouveauté, leur qualité. Les thématiques du bon goût, de la distinction, de la mode sont déclinées. Ces formules, qui reviennent fréquemment, utilisent des images et un vocabulaire familiers aux yeux de la bonne société44

, créent une connivence avec le client potentiel pour l’inciter à acheter les items proposés.

L’examen des factures et de leurs en-têtes, des encarts publicitaires des almanachs permet de découvrir les stratégies commerciales déployées par les fournisseurs de la princesse de Conti. Il offre la possibilité de connaître les procédés assurant la promotion de leur enseigne et marchandise.