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La maison d’une princesse du sang à la fin du XVIII e siècle

B. Des rémunérations hiérarchisées 73

L’examen de l’échelle des rémunérations apporte un éclairage sur les hiérarchies présentes au sein de la maison princière. Le niveau des rétributions est à analyser à la lumière des autres maisons princières. Plusieurs hiérarchies sous-tendent le service domestique princier. Une première différence est établie entre la suite nobiliaire et les roturiers au service de la princesse. Il existe des nuances entre les différents pôles de la maison, Bouche, Ecurie, Chambre, et à l’intérieur de chaque ensemble. Il faut souligner les différences de gages entre les hommes et les femmes.

1) Le sommet de la maison princière

Le montant des gages est variable suivant la fonction et la qualité des personnes. Les gages s’étalent selon une échelle de 1 à 41, de 4 000 livres par an pour la dame d’honneur à 96 livres pour le garçon des pages. Les écarts sont importants mais moindres que dans d’autres maisons princières. Chez le duc de Penthièvre les gages varient de 1 à 9074. Chez les ducs et pairs de La Rochefoucauld le rapport est de 1 à 50 en 176175. L’écart des gages est plus resserré chez la princesse : les appointements les plus importants restent en deçà de ceux des autres maisons tandis que les plus faibles sont supérieurs aux gages minima des autres services aristocratiques. Le sommet de la hiérarchie des gages est composé de deux ensembles : les membres de la suite aristocratique et certains domestiques roturiers dont les gages sont supérieurs à 1 000 livres par an.

a) Les gages les plus élevés

Les traitements les plus importants sont ceux de la suite aristocratique de la princesse de Conti. La dame d’honneur perçoit 4 000 livres par an à l’instar de la marquise de Saint-Aignan lors du séjour à Bourbon-l’Archambault76 ou de la comtesse des Roches pendant l’émigration77. La dame de compagnie reçoit 3 000 livres par an tout comme l’écuyer de la princesse78. Les gages ne semblent pas diminuer avec la séparation car en 1774, Adélaïde de Sailly déclare bénéficier d’appointements de 3 000 livres par an pour sa place de dame de compagnie de la comtesse de la Marche. Toutefois, ces appointements restent en deçà des

73

Annexes 1, tableaux 22 et 26. 74

J. DUMA, op. cit., p. 418. 75

Michel HAMARD, La famille de la Rochefoucauld et le duché-pairie de la Roche-Guyon au XVIIIe siècle,

Paris, L’Harmattan, 2008, 462 p., p. 150. 76

Arch. nat., R3/183, pièce n°89, « Etat des appointements et gages des personnes de la Maison de SAS la princesse de Conti qui la suivent à Bourbon l'Archambault pour le quartier d'avril 1787 ».

77

Arch. nat., 300 AP III 82, Succession Conti. 78

prescriptions. La comtesse de Genlis rapporte dans son ouvrage De l’esprit des étiquettes79

: « La dame d’honneur avait 8 000 F et un superbe logement, les dames avaient 4 000 F et un joli logement ». Ils sont inférieurs à ceux de la duchesse de Bourbon qui accorde 6 000 livres à sa dame d’honneur pendant son mariage et 3 000 livres par an à chacun de ses deux écuyers80

.

Si les gages de la suite aristocratique restent modestes au regard des autres maisons princières féminines, ils demeurent bien supérieurs aux appointements de la roture dont les revenus les plus importants n’atteignent que la moitié de ceux de la dame d’honneur.

b) Le sommet de la pyramide roturière

Peu de domestiques non nobles possèdent des gages supérieurs à 1 000 livres par an et ils occupent des fonctions essentielles auprès de la princesse. Les appointements les plus importants sont délivrés au chirurgien Bernat qui reçoit 2 000 livres par an en 179281

mais il ne reçoit pas de sommes d’argent pour sa subsistance. Cette somme est comparable aux 2 400 livres accordées par le duc de Penthièvre à son propre chirurgien en 1781. Le trésorier reçoit chaque année 1 000 livres d’appointements et 547 livres 10 sols pour ses subsistances selon l’état de 1792, et les gages de la maison semblent majoritairement rester stables de 1776 à 1792, soit moins que le contrôleur de la maison du duc de Penthièvre qui dispose de 3 150 livres en 178182 ou le secrétaire des commandements-trésorier de la duchesse de Bourbon qui perçoit 3 000 livres en 178183.

Le sommet de la hiérarchie des appointements est occupé par la suite aristocratique et un faible nombre de domestiques roturiers qui se distinguent par leur compétences spécifiques, financières ou médicales. Au-dessous d’eux, les responsables des grands services de la maison bénéficient des gages les plus élevés.

2) Le cœur de la maison

Ensuite, les gages s’échelonnent de 96 livres pour le garçon des pages à 912 livres pour le receveur des écuries. La majorité des traitements est comprise entre 600 livres et 800 livres.

79

Mme de GENLIS, De l’esprit des étiquettes de l’ancienne cour et des usages du monde de ce temps, Paris, 1812-1813, réed. Mercure de France, 1996, 158 p.

80

Bibliothèque de Chantilly, fondation Condé, Cabinet des Titres, 1-A-044, Bathilde d’Orléans, séparation, « État par apperçu des officiers et des gens qui peuvent composer la maison de SAS madame la duchesse de Bourbon et de ce qui lui en coûtera annuellement », 1781.

81

Arch. nat., T 1679, état des gagistes au 1er juillet 1792. 82

J. DUMA, op. cit., p. 687. 83

Bibliothèque de Chantilly, fondation Condé, Cabinet des Titres, 1-A-044, Bathilde d’Orléans, séparation, « État par apperçu des officiers et des gens qui peuvent composer la maison de SAS madame la duchesse de Bourbon et de ce qui lui en coûtera annuellement », 1781.

Les gages autour de 800 livres concernent tout d’abord les responsables des grands services de la maison. Le receveur chargé de l’écurie obtient tout d’abord des gages de 812 livres portés entre 1784 et 1787 à 912 livres dans lesquels sont inclus ses « subsistances, gages, habillement, bois, graisse et chandelles en argent ». Le contrôleur de bouche reçoit chaque année 800 livres mais à la différence du précédent domestique, il est nourri par la princesse. Sa rémunération est moindre que celle accordée par le prince de Conti, 1 200 livres et surtout par la duchesse de Bourbon, 2 000 livres. Ensuite, les gages sont liés aux métiers les plus difficiles, les plus physiques. Les valets de pied et les porteurs ont des gages respectifs de 858 et 639 livres dans lesquels sont inclus tous les frais d’habillement, nourriture, ce qui correspond globalement aux rétributions des domestiques de la duchesse de Bourbon, respectivement de 800 et 660 livres. Les cochers sont rémunérés 613 puis 713 livres, le Suisse, 800 livres.

Ensuite, on trouve des domestiques qui ont un rôle capital dans la maison, le chef de cuisine et le chef d’office qui obtiennent chacun 600 livres, ainsi que les femmes de chambre, avec 600 livres également. Leurs rémunérations sont augmentées par le fait qu’ils ont tous bouche à l’hôtel ou reçoivent 40 sols par jour pour les hommes, 32 sols 6 deniers pour les femmes, pour le vin et subsistance. Le niveau de rémunération est égal sinon supérieur à celui de la livrée. Il reste cependant inférieur à celui de la maison du prince de Conti qui accorde en 1772 1 000 livres à son chef de cuisine et 800 livres à son chef d’office ou encore de la duchesse de Bourbon dont le contrôleur de bouche, le chef de cuisine et le chef d’office perçoivent respectivement 2 000 livres, 1 000 et 1 400 livres en 1781.

Cinq puis six métiers ancillaires ont des gages compris entre 344 livres et 540 livres. Ce sont principalement des fonctions subalternes qui réclament cependant une compétence particulière. On retrouve d’autres membres de l’écurie avec les garçons d’attelage et postillons dont la rémunération annuelle passe de 450 livres à 540 livres. Dans le secteur de la Bouche, il s’agit du pâtissier qui est placé sous l’autorité du chef d’office et reçoit 400 livres, contre 300 livres pour celui du prince de Conti en 177284

. La femme de charge spécialisée dans le soin du linge obtient des gages de 344 livres soit bien plus que celle du duc et de la duchesse de Fitz-James, 150 livres, et elle est nourrie par la princesse. Le valet de chambre-coiffeur obtient une rétribution légèrement supérieure 350 livres par an. Enfin, apparaît à partir de 1788, le jardinier employé pour réaménager le jardin de Paris et qui reçoit 400 livres par an.

La dernière catégorie rassemble tous les gages inférieurs à 200 livres par an, soit huit

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métiers. Principalement, ce sont des garçons, c’est-à-dire des aides qui occupent des fonctions subalternes. Ils se retrouvent principalement dans le secteur de la Bouche, ce sont les garçons, laveur, de fourneaux, d’office… qui reçoivent 150 livres de gages, sont nourris à l’hôtel ou perçoivent une indemnité de 25 sols par jour, soit bien plus que les garçons de cuisine du prince de Conti qui n’obtiennent que 96 livres. Seul le garçon des pages a des gages aussi bas. Les valets de chambre ont des revenus plus élevés, 150 livres pour un simple valet de chambre, 190 livres pour celui qui tient le rôle de concierge. Ces domestiques ont une rémunération assez faible comparée à celle des femmes ou à celle d’autres maisons : le duc de Fitz-James donne 300 livres à ses valets de chambre tandis que le prince de Conti octroie 200 livres aux siens.

Les rémunérations sont diversifiées et hiérarchisées en fonction du rôle et de la responsabilité de chaque domestique. Elles sont majoritairement inférieures aux autres maisons princières à l’exception de deux groupes : les domestiques subalternes tels que les garçons qui ont des gages plus importants et les femmes qui bénéficient d’appointements parfois supérieurs aux hommes.

3) Une originalité : un dimorphisme sexuel en faveur des femmes

Les femmes n’apparaissent pas sous-gagées par rapport aux hommes. Au contraire, s’il l’on suit les chiffres donnés dans l’état des gages de juillet 1792, les femmes se trouvent au sommet de la hiérarchie des appointements. Ce dimorphisme sexuel en faveur des femmes est une originalité de la maison princière car les textes normatifs et l’usage ne valorisent guère le service féminin alors que le service masculin est vu comme un élément de prestige. Entretenir une domesticité masculine apporte davantage de distinction et d’honorabilité au maître comme l’indique le marquis de Caraccioli : « c’est une fortune parmi nous que d’avoir un bon cuisinier. Les bourgeois n’ont que des cuisinières »85

. « Un homme vaut deux femmes »86

et cette hiérarchie des valeurs se traduit par une hiérarchie des gages. Ainsi, Audiger recommande de gager davantage un homme qu’une femme : il propose 200 livres pour un valet de chambre contre 100 livres pour une femme de chambre87

. Les valets de chambre du duc et de la duchesse de Fitz-James ont des gages supérieurs, double de ceux des femmes de chambre88

. De même, les rémunérations des femmes de chambre de l’épouse du

85

Marquis de CARACCIOLI, Dictionnaire critique, pittoresque et sentencieux, Lyon, B. Duplain, 1768, 3 vol., art. « cuisine ».

86

Claude PETITFRERE, L’œil du maître,maîtres et serviteurs de l'époque classique au romantisme, Bruxelles,

Ed. Complexe, 1986, 251 p. p. 46 87

AUDIGER, op. cit. 88

Arch. nat., T186/50, payements des gages de la chambre de monseigneur le duc et madame la duchesse de Fitz-James, avril 1788.

fermier général Simon Brissard propriétaire du château de Triel, sont de 150 livres par an en 1759 tandis que celles de son valet de chambre sont de 250 livres89

. Si en 1772, la duchesse de Bourbon offre une rémunération légèrement supérieure à ses femmes de chambre, cette différence disparaît en 1781 et elle n’existe pas dans la maison de Louise de Condé90

.

Or, dans la maison de la sérénissime, les appointements les plus importants sont perçus par la dame d’honneur et la différence est notable avec ceux de l’écuyer. De même, les gages du valet de chambre sont nettement inférieurs à ceux de leurs homologues féminins91

. Cette supériorité des gages se double d’une préséance féminine. Dans les listes des domestiques, la dame d’honneur et la dame de compagnie -qui a pourtant les mêmes émoluments que l’écuyer- sont placées avant lui dans les états de la maison, tout comme les femmes de chambre et les femmes de charge sont inscrites avant les valets de chambre.

* * *

Les appointements versés très exactement sont établis en fonction de plusieurs critères. Ils dépendent du rang de la maîtresse de maison comme le montre le choix de Marie-Fortunée d’augmenter le personnel triellois au moment où elle obtient l’usufruit du château en 1781. Mais les gages de la maison sont globalement inférieurs à ceux des autres maisons princières et traduit les possibilités financières limitées de la princesse. Si la fonction au sein de la maison détermine les gages, le statut social du domestique est primordial et la prééminence de la noblesse se concrétise par des émoluments bien supérieurs à la roture. L’originalité de cette maison princière réside dans la valorisation du service féminin par des gages supérieurs allant à l’encontre de l’usage. Elle se retrouve dans la place singulière des femmes au sein de la société ancillaire.

89

Arch. nat., T186/75, gages des domestiques à payer par madame, juillet 1759. 90

Annexes 1, tableau 26. 91

III. LA SOCIETE ANCILLAIRE

La maison de la princesse de Conti est un creuset où se mêlent des personnes aux origines, aux statuts, aux fonctions variées autour du service princier. A l’époque moderne, de nombreux auteurs s’intéressent au service domestique et aux relations entre le maître et ses serviteurs. Ils en présentent une image négative. Les domestiques sont assimilés à des êtres dangereux, voleurs, menteurs, ivrognes, joueurs. Dès lors, se développe une littérature qui cherche à moraliser le comportement des domestiques tel l’abbé Collet dans ses Instructions et prières à l’usage des domestiques et des personnes qui travaillent en ville92. L’ouvrage de Jeanne-Marie Le Prince de Beaumont, Le magasin des pauvres93 prend la forme d’une pièce de théâtre mettant en scène des figures stéréotypées de la domesticité entre un valet ivrogne et brutal et une servante, voix de la sagesse et de la bonne conduite. La comtesse de Genlis offre un autre exemple avec le La Bruyère des domestiques94 tout comme l’ouvrage de Toussaint de Saint-Luc, Le bon laquais95. De même, certains moralistes rédigent des ouvrages sur les relations entre maîtres et domestiques et sur les devoirs de chacun à l’instar de l’abbé Fleury avec son ouvrage, Devoirs des maîtres et des domestiques96 ou des traités d’éducation pour les jeunes filles de la noblesse. Dans cette relation, la dimension religieuse est importante. La domesticité est justifiée comme étant nécessaire au salut du maître. L’autorité de celui-ci est sacralisée, l’obéissance est assimilée à un devoir quasi-religieux97

. En contrepartie, le maître a des devoirs importants envers ses serviteurs. Il doit les gager correctement, les loger, les nourrir, les soigner, leur apprendre leur catéchisme. Il exerce le pouvoir d’un pater familias mêlé d’une ferme autorité et de soins bienveillants pour des domestiques vus comme des enfants immatures.

Dans cette société hiérarchisée, des historiens ont récemment mis en évidence des inflexions qui prennent forme à partir des années 1760. Le modèle patriarcal serait abandonné au profit de relations plus froides, plus distantes98

. Le patriarche cèderait progressivement la place à l’employeur. Témoins de ces changements, une distance plus grande entre maître et

92

Abbé COLLET, Instructions et prières à l'usage des domestiques et des personnes qui travaillent en ville, Paris, 1758, 333 p.

93

Jeanne-Marie LE PRINCE DE BEAUMONT, Le magasin des pauvres, artisans, domestiques et des gens de la

campagne, Lyon, P-Bruyset-Ponthus, 1768, 2 vol. 94

Comtesse DE GENLIS, Le la Bruyère des domestiques, Paris, V. Thiercelin, 1828, 2 vol. in-12. 95

TOUSSAINT DE SAINT LUC, Le bon laquais ou la Vie de Jacques Cochois, dit Jasmin, à l'usage de ceux

qui sont en service, Paris, Mesnier, 1696, 3e édition 1739, in-12. 96

Abbé Claude de FLEURY, Les devoirs des maîtres et des domestiques, Paris, 1736, P. Emery, 249 p. 97

Comtesse de GENLIS, Dictionnaire... op. cit., article « domestique ». 98

L’historienne américaine Cissie Fairchilds souligne ainsi « the demise of patriarchilism and the disappearance of patriarch » dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, Cissie FAIRCHILDS, Domestic ennemies, servants and

domestiques se met en place comme le souligne l’usage plus répandu de la sonnette noté par Louis-Sébastien Mercier99

ou la séparation plus grande des espaces aristocratiques et des espaces ancillaires que l’on retrouve dans les traités d’architecture100

. Néanmoins, ces transformations sont progressives et inégales comme le démontre Jacqueline Sabattier101

. En effet, si elle signale des évolutions à la veille de la Révolution française, elle note cependant que les changements sont très longs et que, dans le domaine des relations maître-domestiques, 1789 ne constitue pas une césure. De même, ce paternalisme traditionnel demeure dans certaines maisons et reste associé à l’ethos aristocratique102

. Dès lors, il convient de comprendre comment la princesse exerce son rôle de maîtresse de maison dans cette période de mutation. L’étude de la société ancillaire à partir de l’analyse de son recrutement et de ses liens familiaux et matrimoniaux éclaire les relations entre la princesse et ses domestiques. Or, les nouvelles conditions financières et sociales nées de l’émigration mettent à l’épreuve les liens et les fidélités.