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Les fournisseurs de la princesse de Conti

B. Les grands quartiers marchands

Les résidences de l’aristocratie jouent un rôle polarisateur pour les marchands qui s’installent à proximité des hôtels de la noblesse. L’adéquation entre l’habitat du second ordre et les commerces trouve son expression la plus achevée avec le Palais Royal, lieu de résidence des ducs d’Orléans avec la Régence. S’il devient un « foyer d’ébullition commercial »87

à partir des années 1780, il est, dans le cas de la princesse de Conti, largement concurrencé par le quartier Saint-Germain.

1) Le Palais Royal, temple de la mode et du luxe

A l’initiative du duc de Chartres, le Palais Royal devient le centre commercial le plus important de Paris. 14 % des fournisseurs de la princesse travaillent dans ce quartier mais peu sont installés dans les galeries du Palais. La rue Saint-Honoré88

domine le quartier et concentre plus de 70 % des adresses contre 49,38 % pour les aristocrates parisiens par ailleurs étudiés. La longueur de la rue, presque 2 km, favorise l’abondance des fournisseurs et surtout celle-ci est synonyme de luxe ou prestige. Elle attire les marchands réputés : 5 des 28 fournisseurs de la princesse installés rue Saint-Honoré sont des fournisseurs du roi.

Le quartier du Palais-Royal est le temple de la mode. Il domine largement le secteur de l’habillement et plus largement de la parure. S’y retrouvent les parfumeurs les plus réputés comme Prévost ou Dulac. Mais alors qu’il devient l’espace commercial le plus attractif à Paris, il est délaissé par la princesse de Conti qui se tourne à partir des années 1780 vers des marchands plus proches de son hôtel.

2) La prépondérance du quartier Saint-Germain

Le quartier Saint-Germain-des-Prés domine largement avec 70 mentions soit 36,65 % du corpus89. Les marchands ont été attirés par la forte densité du peuplement nobiliaire puisqu’en 1790, 95 % des nobles parisiens y sont domiciliés90. Les boutiquiers ont suivi les nobles puis par processus cumulatif les marchands ont suivi les marchands créant ainsi un espace commercial dynamique. La princesse choisit des fournisseurs vivant dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés car elle peut y trouver un grand choix de boutiquiers aux compétences variées.

Un grand nombre de fournisseurs est placé à proximité de l’hôtel du Lude dans les

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Olivier DAUTRESME, « Une boutique de luxe dans un centre commercial à la mode : l’exemple du « magasin d’effets précieux » au Palais Royal au XVIIIe siècle », dans N. COQUERY (dir.), La boutique et la

ville, op. cit., p. 247. 88

Annexes 3, tableau 41. 89

Annexes 3, carte 1 : Les marchands de Saint-Germain-des-Prés. 90

rues adjacentes à la rue Saint-Dominique. La rue du Bac, la plus souvent nommée avec 15 mentions91

, est la principale artère commerçante du faubourg Saint-Germain. Ancienne voie de passage qui aboutissait au point de franchissement de la Seine, elle est devenue une rue-marché pour les hôtels aristocratiques ou les couvents qui sont construits à partir du XVIIe siècle dans le faubourg Saint-Germain92

. Cette fonction commerciale s’affermit à la fin du XVIIIe siècle avec la création en 1781 du marché de Boulainviliers sur l’emplacement de l’hôtel des Mousquetaires gris.

Tous les domaines de la consommation se retrouvent dans ce quartier. Le choix des marchands résultent d’une logique de proximité notamment pour les produits dits de première nécessité comme le secteur de la bouche. La moitié de ces fournisseurs réside dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. De même, pour les charrons, selliers, éperonniers, maréchaux-ferrants, loueurs de carrosses dont l’adresse est connue, le faubourg Saint-Germain domine avec six mentions. En effet, la localisation des selliers et des charrons est polarisée par la présence aristocratique : 30 % des selliers et 21,5 % des charrons parisiens vivent dans la paroisse Saint-Sulpice93.

C’est aussi un pôle important de l’habillement et du luxe. A partir de 1788, il dépasse dans le secteur du vêtement le quartier du Palais-Royal94. En définitive, la princesse de Conti suit le mouvement exactement inverse de la tendance générale à l’attractivité croissance du Palais Royal. Tandis que ce pôle commercial connaît un grand succès et que de nombreux marchands choisissent de migrer vers ses galeries, Marie-Fortunée d’Este sollicite des fournisseurs du vêtement proches de son hôtel.

3) Des quartiers commerciaux secondaires

D’autres centres commerciaux secondaires ou spécialisés apparaissent dans la distribution des fournisseurs. L’île de la Cité est marquée par la très forte concentration des orfèvres, bijoutiers, joailliers qui est une activité très ancienne dans l’île. La présence religieuse et du palais de justice a très tôt entraîné la présence des spécialistes des métaux précieux. Les grands axes de circulation, les intersections constituent des pôles commerciaux dynamiques. Les grands axes attirent les marchands et deviennent de véritables

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Annexes 3, tableau 39. 92

Diane BAUDE, Jean RITTER, « Une rue commerçante », dans Bruno PONS, Anne FORRAY-CARLIER (dir.), Le faubourg Saint-Germain, la rue du Bac, p. 21-26.

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David LUSSAULT, « Des artisans commerçants au service des élites : selliers, carrossiers et charrons à Paris au milieu du XVIIIe siècle », dans N. COQUERY (dir.), La boutique et la ville… op. cit., p. 113-122.

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marchés95

. De même, les carrefours, les ponts sont des secteurs commerciaux dynamiques. 21 adresses sont situées près d’une intersection, neuf sur un quai, deux sur une place et cinq sur un pont.

Un dernier secteur commercial peut être distingué autour et entre les rues Saint-Denis et Saint-Martin qui sont les deux axes nord-sud parisiens. Entre ces deux axes, des rues connaissent un certain dynamisme commercial avec notamment les rues des Lombards, des Arts, de la Verrerie, au Fer ou de la Ferronnerie qui regroupent un ensemble de marchands hétérogènes avec les spécialistes du vêtement ou les franger-galonniers qui participent à la décoration des intérieurs. Un second ensemble est situé plus au nord au niveau et au-delà du boulevard Saint-Martin autour des rues de Cléry, Neuve Saint-Martin, de Meslay et concentre plus spécifiquement les artisans du meuble et certains artisans.

L’étude des fournisseurs de Marie-Fortunée d’Este représente une piste intéressante pour analyser ses comportements consommatoires. Elle apporte un éclairage sur les centres d’intérêt de la princesse qui suscitent le recours à un grand nombre de marchands. L’ampleur du marché atteste de la diversité des besoins nécessaires au train de vie princier. Celui-ci se démarque par la sollicitation de fournisseurs variés dans tous les domaines et par le recours à des fournisseurs d’un luxe quotidien tels les marchands de tissus ou les parfumeurs. Toutefois, les fournisseurs spécialisés dans un luxe extraordinaire sont peu présents et les marchands ne sont guère réputés. Seule une minorité peut se prévaloir de compter la famille royale parmi sa clientèle tandis que la majorité est formée de boutiquiers de second rang qui n’ont guère le souci de valoriser leur travail, leur enseigne ou leur marchandise. L’originalité de la princesse réside dans le faible étalement spatial de ses fournisseurs et de fait dans la domination des marchands de proximité. La prépondérance du quartier de Saint-Germain, qui s’affirme tout particulièrement dans le secteur de l’habillement à partir des années 1780, rejoint la faible récurrence des marchands les plus réputés majoritairement concentrés dans le quartier du Palais-Royal. La princesse se place donc à l’écart des quartiers marchands les plus courus, des marchands les plus renommés. Elle est en retrait des modes et des nouveautés et en décalage par rapport aux pratiques aristocratiques.

L’étude de sa consommation dans des secteurs variés comme l’aménagement intérieur, l’alimentation, la parure permet de compléter cette approche en analysant les attitudes, les comportements et les désirs qui sous-tendent ses pratiques consommatoires.

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Bernard ROULEAU, Le tracé des rues de Paris : formation, typologie, fonctions, Paris, Presses du CNRS, 1983, 129 p..

Au terme de l’étude de la maison de la princesse de Conti apparaissent plusieurs spécificités.

La séparation conjugale de 1776 est une rupture fondamentale dans le train de vie princier. Si la maison devient indépendante, les revenus sont limités. Marie-Fortunée d’Este obtient des pensions importantes aux yeux de la majorité de la noblesse mais réduites au regard du rang que son statut l’oblige à tenir et même faibles comparées à la duchesse de Bourbon, autre princesse séparée. Cette diminution des ressources conduit à une forme de déclassement ressenti par la princesse. Elle l’exprime à son père en décembre 1775 : « Je suis réduite à vivre en particulier n’ayant pas moyen avec cette somme [la pension de 150 000 livres] d’avoir une maison convenable »1

. Dans son esprit, elle perd en qualité, elle devient une simple particulière soit « une personne privée par opposition à une personne publique ou d’un rang très élevé »2

. Pour elle, elle ne peut plus vivre en conformité avec son rang.

Dès lors, son mode de vie est affecté par ce changement. Les dépenses sont réduites à celles nécessaires au fonctionnement de la maison. Elle sont utiles, ordinaires dans le sens où il n’y guère de débours d’importance ou extraordinaires. En conséquence, elle ne peut suivre les autres aristocrates dans une surenchère de dépenses et son absence de crédit l’oblige à tenir des comptes équilibrés et à payer comptant. De même, sa maison, si elle est calquée sur le modèle royal, reste modeste, peu spécialisée. Elle permet d’identifier ce qui constitue l’indispensable au service princier mais elle est incomplète du fait principalement de ses capacités financières réduites.

La maison princière n’est guère prestigieuse. La séparation est marquée par une inflexion dans le recrutement de sa suite nobiliaire. Les familles sont moins renommées, moins intégrées au monde curial. Les minces retombées du passage auprès de Marie-Fortunée d’Este ne valorisent pas le service princier. L’absence d’éclat du patronage princier se retrouve aussi bien pour les familles nobles que pour les marchands. Sa protection n’est guère efficace dans la société curiale, elle n’est pas valorisée dans les encarts publicitaires.

1

ASMo, Carteggio principi estensi, 1567/12, lettres de Marie-Fortunée d’Este à son père Francesco III 1764-1779, lettre du 15 décembre 1775.

2

Enfin, si la princesse gagne en autonomie en quittant la maison Conti, elle se place à partir de 1776 sous une autre forme de protection masculine. Le duc de Penthièvre se montre bienveillant en jouant le rôle de médiateur lors de la séparation, en l’accueillant quand elle quitte l’hôtel de la Marche. Il apporte sa caution afin qu’elle puisse acquérir ses deux résidences. Reflet de cette nouvelle protection, une large partie de la suite nobiliaire est désormais recrutée dans la nébuleuse Penthièvre. Son appui s’étend à l’entourage domestique de sa belle-sœur car il veille aux carrières de certains nobles.

La maison princière qui sert de cadre et de socle au train de vie de Marie-Fortunée d’Este présente un visage original. Elle se démarque d’autres maisons princière féminins comme celle de la duchesse de Bourbon. La grande différence entre les deux princesses tient au fait que Marie-Fortunée d’Este n’est pas princesse du sang de naissance ce qui contribue à fragiliser sa position. Sa naissance est moins prestigieuse que la fille du premier prince du sang. Elle ne bénéficie pas de revenus importants alors que la duchesse de Bourbon devient dans les années 1780 une riche héritière. Une seconde originalité est liée à ses origines. Etrangère dans le monde curial de la fin du XVIIIe siècle, elle s’entoure progressivement d’un cercle de compatriotes qui forme un groupe à part dans la maison

Parce qu’elle ne dépend plus de la maison Conti, elle doit d’autant plus affirmer son rang qui est fragilisé par la séparation, par ses moindres revenus. Dès lors sa consommation doit s’organiser autour d’un équilibre parfois difficile à tenir : elle doit maintenir un train de vie conforme au modèle aristocratique et princier et en même temps elle doit veiller à ne pas trop dépenser. La révolution bouscule ce système fragile et provoque une seconde forme de déclassement.