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La maison d’une princesse du sang à la fin du XVIII e siècle

C. La maison princière en exil : la fidélité à l’épreuve de la Révolution

2) Une nouvelle maison en exil

Un grand nombre de domestiques demeure à l’hôtel du Lude jusqu’en juillet 1792 au moment où la demeure princière est placée sous séquestre. Cette présence souligne d’une part la situation d’attente des domestiques et de la princesse qui espère revenir en France, d’autre part la fidélité des serviteurs qui est aussi motivée par l’avantage pécuniaire de rester au service princier. En effet, la princesse continue d’appointer, de nourrir et de soigner ses gens depuis son exil. La maison princière peut apparaître comme une forme de protection à un moment où les domestiques souffrent d’une image négative. Ils ne peuvent s’engager dans l’armée et sont privés du droit de vote par la loi du 22 décembre 1789. Malgré son départ, la maison semble fonctionner au moins pendant un temps comme avant 1789. Cependant, pour assurer son service en Savoie ou dans les autres étapes de son voyage, la princesse doit former une nouvelle maison.

2) Une nouvelle maison en exil

L’entourage de la princesse pendant l’émigration est connu grâce aux registres des

156

Henri DINET, « L'année 1789 en Champagne », Annales historiques de la Révolution française, 1983, vol. 254, n° 1, p. 570-595, p. 585.

157

Arch. nat., R3/184, Recettes et dépenses de sa caisse pour 1788-1790. 158

villes où elle séjourne159

ainsi qu’aux mémoires160

et correspondances161

de nobles ou religieux162

qui ont rencontré Marie-Fortunée d’Este de 1789 à 1803. L’émigration entraîne une recomposition de la domesticité princière avec les nouvelles conditions financières ou politiques. Cette réorganisation est visible dans la diminution des effectifs, l’apparition de nouvelles figures de la domesticité. Elle induit l’émergence de nouveaux rapports entre la maîtresse de maison et son entourage.

a) Une maison réduite

Le nouvel entourage de la princesse est plus réduit du fait de la diminution de son train de vie et de ses obligations sociales. De plus les lois du duché de Savoie imposent au printemps 1791 l’expulsion de domestiques français163

même si la princesse obtient un délai164

. Quand elle quitte Chambéry pour Fribourg en juillet 1791, elle ne peut conserver ses domestiques français : « La princesse de Conti est partie hier pour Fribourg ; Elle n'a pu obtenir la permission d'y amener aucun de ses gens. Faisait beaucoup de bonnes œuvres »165

. En 1791, les registres de Fribourg166

indiquent qu’elle vit avec dix personnes : deux nobles, madame des Roches sa dame d’honneur qui arrive peu de temps après la princesse et remplace la comtesse de Courson passée au service de la princesse de Condé et le chevalier de Ravenel, ainsi que huit domestiques : cinq laquais et trois servantes. Cet entourage semble encore diminuer puisqu’en 1794, l’abbé Lambert note que la princesse n’est accompagnée que

159

Archives de Fribourg, AEF Régnot, folio 1052 ; Archives de Landhsut, A 520 Stadtsachen état des Français et des propriétaires des maisons où ils logent dans la Bannière des places, 21 novembre 1791.

160

Hyppolyte D’ESPINCHAL,Souvenirs militaires, 1792-1814, Paris, P. Ollendorff, 1901, 2 vol., t.1, p. 204. ; Marc de BOMBELLES, Journal, Genève, Droz, 1977, 7 vol.

161

Arch. nat., 300 AP III 7, Correspondance, lettres de la comtesse de Desroches ou de sa fille Madame d’Etrepagny à Madame Adélaïde.

162

Pierre-Thomas abbé LAMBERT, Mémoires de famille de l'abbé Lambert, dernier confesseur du duc de

Penthièvre, aumônier de la duchesse douairière d'Orléans, sur la Révolution et l'Émigration, 1791-1799, publiés

pour la Société d'histoire contemporaine par Gaston de Beauséjour, son arrière-petit-neveu, Paris, A. Picard et fils, 1894, 330 p.

163

« Chambéry, 30 mars 1791. Au même. Sur le congédiement des domestiques français au service des émigrés exemptés de l'intimation, qui est l'intention du roi. Ceux de la princesse de Conti sont suspects. La princesse, qui est timide, est très embarrassée sur le parti qu'elle doit prendre. Elle n'ose leur intimer elle-même un pareil ordre. On pourrait lui suggérer de se défaire au moins des plus suspects, et le gouvernement ne leur intimerait de partir qu'après l'avoir prévenue », lettre du gouverneur de Savoie au comte Graneri, secrétaire d’Etat à l’intérieur du Piémont, « Inventaire sommaire de la correspondance politique du chevalier Joseph-Hyacinthe de Perron de Saint-Martin gouverneur du duché de Savoie (8 septembre 1790- 12 octobre 1791) », Mémoires et documents

publiés par la Société savoisienne d'histoire et d'archéologie, 1952-1954, t. LXXVII, p. 40-85. 164

Arch. dep. Savoie, Fonds de l'administration générale (avant 1792), C 27, Gouverneur du duché de Savoie. Contenant des dispositions particulières au sujet de l'interdiction, pour les nobles français que les événements politiques de France amenaient en Savoie, d'y conserver des domestiques français : on maintiendra cette règle, et on l'appliquera immédiatement pour le duc de Caderousse, mais on accordera un délai à la princesse de Conti. 165

Lettre du gouverneur du duché de Savoie, 6 juillet 1791, « Inventaire sommaire de la correspondance politique… », art. cit., p. 75.

166 Archives de l’Etat de Fribourg, A. 520, Etat des Français et des propriétaires des maisons où ils logent dans la Bannière des Places, le 21 novembre 1791.

de huit personnes « monsieur de Ravenel, madame la comtesse des Roches, deux filles de garde-robe devenues femmes de chambre, deux valets de pied qu’elle avait amenés de Chambéry et qu’elle mettait à sa chaise à porteurs quand il lui arrivait de s’en servir, une cuisinière et une aide de cuisine »167

. L’entourage domestique de la princesse se réduit en nombre et en qualité. Le cuisinier devient une cuisinière ce qui montre la dégradation du train de vie de la princesse. Enfin, à la fin de sa vie à Venise, elle a à son service un valet, Louis Mongin, quatre femmes de chambre, mademoiselle Perceveaux, mademoiselle Richer et les sœurs Dupuy168

.

b) Les nouvelles figures de la fidélité

La maison de la princesse est constituée d’anciennes et de nouvelles figures. Tout d’abord, les deux dames suivantes de la princesse restent à son service. La chanoinesse de Courson est présente de 1789 à 1791. La comtesse des Roches demeure auprès de la princesse jusqu’en 1802. Elle apparaît comme le symbole de la fidélité car elle suit la princesse dans tous ses déplacements, accompagnée de sa fille. La fidélité des deux dames s’exprime au-delà à l’ensemble de la famille royale. La chanoinesse passe en 1791 au service de Louise de Condé avant de rejoindre Mesdames en Italie. La comtesse des Roches est très liée à Adélaïde d’Orléans avec qui elle séjourne un temps au couvent des Ursulines en 1794 puis échange une correspondance fournie169. Néanmoins, ces lettres montrent toute l’ambivalence des relations entre la dame d’honneur et la princesse de Conti. La comtesse reste au service de Marie-Fortunée d’Este mais le temps, les transformations économiques, politiques et sociales de l’émigration ont changé les enjeux de leur relation. La dame d’honneur manifeste beaucoup d’aigreur et de rancune envers sa maîtresse qui ne lui verse plus ses gages depuis de nombreuses années170. A l’inverse, l’écuyer de la princesse ne quitte pas la France et son nom n’apparaît plus dans les comptes à partir de juillet 1789. Il n’émigre pas et vit à Paris au début du XIXe siècle171

.

La princesse de Conti s’entoure ensuite d’un nouveau personnel masculin. Ce sont deux nobles attachés au service du duc de Penthièvre. M. de Chabrier est son secrétaire des commandements. Il suit la princesse à Chambéry avant de retourner au service du duc et pair puis à sa mort à celui de la duchesse d’Orléans. Le second, le chevalier de Ravenel, gentilhomme du duc de Penthièvre, appartient à une famille bien établie en Bretagne et dont

167 Abbé LAMBERT, op. cit, p. 159.

168 Arch. nat., 300 AP, I, 82, succession Conti, pièce n°127, inventaire après décès de la princesse de Conti. 169

Arch. nat., 300 AP III 7, Correspondance, Lettres adressées par la princesse de Conti à Madame Adélaïde (20 lettres) ; 300 AP IV 20*, Lettres de la princesse de Conti à Madame Adélaïde, 1794-1802.

170

Voir le chapitre 3. 171

les différents membres ont occupé des fonctions éminentes au Parlement de Rennes et dans la marine172

. Il demeure plus longtemps au service de la princesse de Conti : il est présent à Chambéry, à Fribourg et semble quitter son service après 1794.

A partir de cette date, l’entourage de la princesse est formé de parlementaires dijonnais rencontrés lors de l’émigration : Louis Fardel de Daix, son frère M. de Verrey et Nicolas Jannon. Le premier, ancien président aux requêtes, devient alors son « conseil »173

et gère ses finances. A ces hommes de loi, s’ajoute un homme d’Eglise, l’abbé Babey directeur du séminaire de Besançon puis à la Révolution, vicaire général pour le diocèse de Besançon à Fribourg, qui devient le confesseur de la princesse. Ces quatre hommes, leurs familles et domestiques, la comtesse de Courson accompagnée de sa fille Emilie d’Etrepagny, forment la société de la princesse et l’accompagnent dans ses voyages jusqu’à Presbourg. Seul, l’abbé Barbey la suit à Venise.

Avec l’émigration, l’entourage de la princesse est formé d’anciennes et de nouvelles figures. Seules ses deux dames l’accompagnent et surtout la comtesse des Roches présente jusqu’en 1802 tandis qu’à Fribourg apparaissent des hommes de loi et de finance qui deviennent majoritaires. De même, le nombre de ses domestiques se réduit et l’émigration change les modalités des relations entre la maîtresse et ses serviteurs.

c) Une princesse gouvernée par ses domestiques ?

Avec l’émigration, plusieurs témoignages apportent un éclairage sur les attitudes de la princesse et de sa domesticité. Ils suggèrent que Marie-Fortunée d’Este serait gouvernée par ses domestiques. La première remarque est faite par le comte d’Espinchal lors de son séjour à Chambéry. Il souligne : « Son opinion est pure, ses principes excellents mais elle a la faiblesse de garder auprès d’elle des valets connus pour être zélés démocrates »174. Ensuite, la dame d’honneur dénonce dans ses lettres à Adélaïde d’Orléans l’ascendant des femmes de chambre sur la princesse et les rivalités qui se jouent dans les dernières années de l’émigration : « Les deux femmes de chambre Dupuis et Riché manœuvrent la cérémonie […] La princesse fait toutes les confidences à la Riché chez laquelle elle va tous les soirs ; le curé a eu des conversations chez la princesse après la prière »175

. La valeur à accorder à de tels propos est difficilement appréciable en l’absence d’autres témoignages sur les relations entre la princesse et son entourage domestique avant et après la Révolution. Toutefois, le récit de la

172

J. DUMA, op. cit., p. 280. 173

Abbé LAMBERT, op. cit, p. 159. 174

ESPINCHAL, op. cit., p. 204. 175

Arch. nat., 300 AP III, 7, Lettres de la comtesse des Roches à Adélaïde d’Orléans, 1802-1803, lettre du 9 juin 1802.

comtesse confirme l’idée selon laquelle les femmes de chambre forment un groupe singulier auprès de la princesse, une forme de microcosme aux liens étroits avec la maîtresse de maison. En effet, avant 1789, le secteur de la Chambre très italianisé a un accès privilégié à la princesse. L’appartenance à la même communauté linguistique est un facteur de rapprochement qui se retrouve pour d’autres princesses. Le marquis de Dangeau rapporte que la dauphine176

épouse du Grand Dauphin préférait passer ses journées en compagnie de sa femme de chambre, Melle Bezzola venue de Bavière, avec qui elle s’entretenait en allemand177

.

Les descriptions de l’émigration pourraient être alors vues comme la mise en lumière ou en mots d’une situation existante mais sur laquelle les sources par leur nature étaient muettes. Celle-ci prendrait une acuité particulière avec les nouvelles conditions de vie à partir de 1789, le vieillissement de la princesse et l’ébranlement de la société inégalitaire de la France d’Ancien Régime. Parce qu’elle a perdu son rang et une partie de ses revenus, la princesse peut voir son autorité affaiblie. Néanmoins, se lisent dans le récit de la dame d’honneur, l’aigreur et l’amertume d’une femme au service de la princesse depuis 1785 et qui semble évincée de son intimité. Elle utiliserait alors le topos de la maîtresse gouvernée par ses domestiques manifestant un favoritisme ruinant son crédit.

A partir de 1789, l’émigration provoque une réorganisation progressive de la maison princière. Dans un premier temps, le service domestique reste stable : la grande majorité des serviteurs parisiens demeure dans la capitale où la princesse continue de leur verser leurs émoluments ; Marie-Fortunée est entourée d’une suite nobiliaire composés de fidèles qui appartiennent à l’entourage des Grands. A mesure que l’émigration se prolonge et que la Révolution se radicalise avec la mise sous séquestre de biens, l’entourage princier se transforme et fait apparaître de nouvelles figures : des parlementaires en exil ou de nouveaux domestiques recrutés sur place. Dès lors, la recomposition associée aux difficultés financières entraîne un changement dans les relations entre la maîtresse de maison et ses domestiques. La coexistence d’anciens membres de la maison princière comme la comtesse des Roches et de nouveaux serviteurs peut susciter des tensions dont la dame d’honneur se fait l’écho.

L’analyse de la société ancillaire met à jour les liens qui structurent la communauté domestique et le rôle de la maîtresse de maison. Marie-Fortunée d’Este se conforme à un modèle aristocratique et offre l’image d’une mater familias qui paye exactement et

176

Marie-Anne-Christine-Victoire de Wittelsbach, princesse de Bavière dite la dauphine (1660-1690). 177

régulièrement ses domestiques, veille à leur bien-être physique et spirituel. La longueur de leur carrière, leur fidélité attestent de la qualité des relations entre les domestiques et leur maîtresse. Toutefois, elle accorde une attention différenciée à ses serviteurs et la Chambre bénéficie d’une bienveillance particulière qui perdure pendant l’Emigration. La princesse s’écarte des recommandations des textes normatifs fustigeant les maîtres et les maîtresses de maison qui privilégient certains serviteurs ou en font leurs confidents. Avec l’émigration, son attitude accompagnée du non-paiement des gages et de son affaiblissement social accentue les dissensions entre les domestiques bénéficiant de la protection princière et ceux qui en sont exclus.

Les comptes offrent donc un éclairage original sur une maison aristocratique féminine à la fin du XVIIIe siècle tout en mettant en exergue le rôle de la maîtresse de maison. L’organisation de la maison reprend les règles calquées sur le modèle royal et fixées par son statut de princesse du sang. La présence d’une suite nobiliaire, d’une titulature singulière, la supériorité numérique des domestiques masculins assurent un prestige social à Marie-Fortunée d’Este. Dans sa relation avec ses domestiques, la princesse adopte un comportement propre à son rang en reprenant le modèle patriarcal soutenu par une grande stabilité du personnel. Plusieurs originalités se dégagent de ce portrait. Le caractère ostentatoire de la maison est réduit, les effectifs sont restreints aux besoins indispensables au train de vie princier et restent majoritairement inférieurs à ceux des autres maisons princières. Les ressources financières limitées de cette épouse séparée ne peuvent supporter une maison pléthorique et des gages trop élevés. La physionomie particulière de la maison princière s’affirme par la présence féminine et italienne. Elle demeure minoritaire même après la séparation qui aurait pu entraîner un gonflement des effectifs, mais la princesse forme autour d’elle un cercle rapproché constitué de Modénais et de leur famille qui sont trésorier, gouvernante ou femmes de chambre. Ce groupe est valorisé par des gages importants et par une bienveillance particulière de la part de la princesse. Marie-Fortunée semble prolonger cette accointance pour les domestiques de la Chambre avec les femmes de chambre qu’elle recrute pendant l’émigration. Dès lors, la société ancillaire offre l’image d’un monde compartimenté entre les différents secteurs de la maison et traversé par plusieurs hiérarchies. La hiérarchie sociale est doublée par la hiérarchie des fonctions mais elle peut être infléchie par la faveur princière. La Chambre est le cœur de la maison, au plus près de la princesse tandis que la suite aristocratique en est le sommet. Elle forme un autre cercle distinct tant par ses origines sociales que par son rôle auprès de la princesse.

Chapitre 2