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Dans le cas de la BmL, étudier le contexte passe aussi par la compréhension de qui sont les bibliothécaires et de ce que signie être bibliothécaire, entre dénitions du métier, rapport à l'État, rapport à la municipalité, débats dans la profession, etc. Et ce d'autant plus dans une situation participative, dans laquelle le public est invité à délibérer ou décider sur ce qui fait le c÷ur de l'activité bibliothéconomique, en d'autres termes la justication de leur métier. L. Bherer parle de  l'irruption des citoyens ordinaires  58 et rappelle

que cette irruption appelle à une étude de l'adaptation des agents publics à cette nouvelle situation. Blondiau et Fourniau proposent comme nouvelle piste d'approche de l'activité participative un décentrement par rapport à la procédure pour s'intéresser davantage à ce qui l'entoure, le contexte, les personnes, etc.

En se focalisant sur les scènes publiques et formelles de la participation, les observateurs désertent les coulisses, les à-côtés, les interstices dans lesquels se joue le plus souvent, on le sait, l'essentiel du jeu social. En calquant le

calendrier de ses observations sur celui des procédures, on se condamne à mé- connaître ce qui s'est passé avant (souvent décisif) et ce qui se jouera ensuite (tout aussi déterminant). Le risque principal est celui d'une décontextualisa- tion de la procédure, au regard des institutions qui l'entourent, de l'univers des relations sociales dans lequel elle s'inscrit, des scènes de controverses parallèles qui la jouxtent, rendant l'interprétation de ce qui s'y joue impossible.59

Cette citation de Blondiau et Fourniau utilise largement le champ sémantique du théâtre : jeu, jouer, coulisse, scène, interprétation. Ce lexique nous amène à considérer l'acteur de la participation, celui qui agit dans la participation, comme aussi l'acteur, celui qui joue un rôle dans la participation. L'idée de théâtralité du politique est aussi travaillée par Étienne Tassin :

À considérer ce que l'action fait à l'acteur, on conviendra que le jeu des rôles et l'interprétation des situations, pratiques plurielles et concertées, sont généra- teurs d'un lien spécique qui ne s'ordonne pas aux personnes mais aux per- sonnages, pas aux supposés auteurs des actes mais aux acteurs réellement nés des actions, pas à ce que nous sommes mais à qui nous sommes pour reprendre la distinction arendtienne, et qui tient aux scènes sur lesquelles ces peuples se rencontrent.60

Deux éléments méthodologiques peuvent être déduits de ces citations. D'une part, l'intérêt de concevoir comme des acteurs les agents de l'institution publique prise dans des pratiques participatives, et d'étudier leurs actions comme la manifestation d'un jeu de rôle. D'autre part, la compréhension que ce que nous pourrons alors observer n'est pas une vérité des individus, mais une représentation d'un rôle, c'est-à-dire la prédominance sur la scène de l'acteur sur l'auteur. L'enjeu serait donc, à partir des notions d'acteurs, de théâtre, de mise en scène et de représentation, d'observer les rôles pris et joués par les agents pendant les actions participatives ou d'analyser la narration de ces rôles par les agents, an de voir comment ils s'approprient les intentions participatives, les interprètent et comment les pratiques transforment leur représentation du métier, d'eux-mêmes, des institutions, etc. Ce lien entre théâtre et observation est celui déni et théorisé par Erving Goman, spécialiste de l'étude des interactions et qui explique dans la préface de  La mise en scène de la vie quotidienne  :

La perspective adoptée ici est celle de la représentation théâtrale ; les principes qu'on en a tirés sont des principes dramaturgiques. J'examinerai de quelle façon une personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l'impression qu'elle produit sur eux, et quelles sortes de choses elle peut ou ne

l'interaction comme  inuence réciproque que les partenaires exercent sur les actions respectives lorsqu'ils sont en présence immédiate les uns des autres 62. Cette dénition

fait écho à l'idée d'interaction, chez John Dewey, pour lequel l'action politique amène for- cément à la rencontre entre plusieurs individus et plusieurs groupes faisant face ensemble à un problème à résoudre, et que cette rencontre prend la forme d'une interaction qui ne laisse aucun membre de l'équation inchangé. Dans le champ participatif, cela signie pour Dewey, qu'une pratique participative doit transformer aussi bien les habitants que l'institution et ses agents. C'est ce jeu de transformation qui doit être recherché : à la fois voir le rôle qui est pris, voir ce qu'il manifeste d'un rapport à la transformation, et voir comment (peut-être) le rôle même transforme l'individu.

Une autre dénition importante de Goman est celle donnée au terme  représentation , par lequel il entend  la totalité de l'activité d'une personne donnée, dans une occasion donnée, pour inuencer d'une certaine façon un des autres participants 63. Pour Goman,

cette représentation est observable à travers le décor et à travers ce qu'il appelle la  façade personnelle  c'est-à-dire l'ensemble de attitudes et tout ce qui exprime indirectement le rôle joué. Cette notion de représentation nous encourage à considérer des éléments qui pourraient nous paraître anodins ou dus à l'organisation et aux possibilités mêmes de l'organisation : localisation de l'activité participative dans la bibliothèque, port du badge, présentation des agents par leurs noms ou pas, par leurs statuts ou pas, etc. La représentation implique aussi des spectateurs, des personnes qui font face et qui sont des publics, des observateurs ou des partenaires. Eux-mêmes jouent un rôle et sont actifs, y compris dans leur rôle de spectateurs. Plus encore, il importera de comprendre pour qui les bibliothécaires jouent un rôle : pour les publics, pour leur direction, pour le monde des bibliothèques, pour les élus, etc. ? Dans tous les cas, il conviendra de se demander si la représentation est unique, le rôle incarné une seule fois, ou si la représentation est récurrente et que le rôle incarné est le même quelle que soit la situation. En eet,

Quand un acteur joue le même rôle pour un même public en diérentes occasions, un rapport social est susceptible de s'instaurer. [Et il dénit] l'actualisation de droits et de devoirs attachés à un statut donné (. . . ).64

Goman parle alors d'institutionnalisation de la façade sociale. Cette institution- nalisation repose sur l'idée que les représentations créent des  attentes stéréotypées et abstraites 65, qui amènent les spectateurs à donner une signication à ce qu'ils observent.

Si la représentation est récurrente, elle peut devenir tellement signiante que la modi- cation des tâches et des activités portées par les acteurs, ne changera pas la signication donnée à leur rôle. En d'autres termes,  la façade devient une  représentation collective 66 . Plus qu'une approche empirique des relations, observer la participation nous permet

une approche empirique des interactions, et, en suivant Goman, de l'image spécique que les bibliothécaires veulent incarner face à leur public. Ainsi, le travail de Pryer, inspiré de Goman pour décrire les interactions des professionnelles du sexe,  met en relief l'image

62ibid., p. 23 63ibid., p. 23 64ibid., p. 23 & 24

que les professionnelles cherchent à donner d'elles-mêmes, l'identité positive qu'elles es- saient de construire aux yeux de leurs clients d'abord, mais également au regard de la société dans son ensemble 67. En suivant Goman et l'interaction comme représentation

théâtrale, nous allons tenter de voir le décor construit par les bibliothécaires pour leurs actions participatives, les masques qu'ils portent et les rôles qu'ils jouent. À partir de là, nous pourrons dessiner une image des bibliothécaires, en tant que groupe et équipe, se projetant dans une pratique participative, susceptible de remettre en question leur ex- pertise et leur rôle dans la mise en ÷uvre des politiques publiques. Au-delà même des bibliothécaires, c'est l'image de la bibliothèque en tant qu'institution publique, institution démocratique, institution politique, qui est jouée dans ce jeu de rôle et de masques. De fait,

au-delà même des acteurs en présence, l'appréciation portée lors de l'interaction a tendance à se diuser à l'ensemble du groupe, ainsi qu'à l'organisation à laquelle les acteurs appartiennent, chacun devenant ainsi, qu'il le veuille ou non, le représentant d'un collectif qui le dépasse.68

Une attention forte devra donc être portée aux jeux de rôle internes. Les bibliothé- caires font-ils preuve sur la scène comme en coulisse d'un même discours, d'une même représentation d'eux-mêmes ? Une représentation réussie du bibliothécaire donnera une appréciation positive sur l'ensemble de la profession, sur la bibliothèque elle-même, voire sur la municipalité et l'État. En des temps qui se veulent incertains pour les bibliothèques (baisse de budget, inquiétudes internes sur l'ecacité des méthodes, focalisation sur le concept d'advocacy, etc.), représenter la bibliothèque et sa capacité à s'intégrer dans le champ politique par la culture et le livre est bien plus qu'un jeu. L'enjeu est d'autant plus fort, que :

Étant donné la tendance des participants à accepter les dénitions proposées par leurs partenaires, on comprend l'importance décisive de l'information que l'acteur détient ou se procure initialement au sujet de ses interlocuteurs : c'est à partir de cette information initiale qu'il entreprend de dénir la situation et de tracer l'esquisse d'une réponse. 69

L'étude des rôles permet donc de comprendre les eets possibles de la participation sur les usagers, et, dans notre cas, le rôle de la bibliothèque dans la construction d'une action politique, et l'inuence de la représentation jouée par les bibliothécaires sur les rôles politiques que pourra prendre le public. Aussi, dans les chapitres qui suivront, à travers l'analyse des pratiques participatives suivies lors de notre étude du projet Démocratie, nous allons essayer de retrouver les éléments utilisés par les acteurs, éléments descriptifs

C - 3 Le bibliothécaire sur la scène participative : animateur,