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Le groupe et la sociabilité

Il serait dicile de parler de sociabilité sans commencer par Durkheim, dont les travaux ont marqué très profondément l'histoire des notions sociologiques en France. Pour Durkheim, dans la société industrielle européenne de la n du 19ème et début du 20ème, le

lien social repose sur la solidarité et sur un processus de complémentarité et de coopéra- tion. Ce lien social, que Paugam appelle "lien de participation organique", se comprend en ce qu'il se fait l'écho de la division du travail dans la société.

chez Durkheim sont de plusieurs ordres : lien de participation organique (lié au travail), lien de liation, lien de participation élective4 et lien de citoyenneté 5.

On comprendra dans une telle dénition que toute situation qui éloigne les individus de leur place, comme peuvent l'être des situations dramatiques telles que le chômage, le divorce etc., les place dans une situation où ils ne bénécient plus ni de la reconnaissance, ni de la protection de la société. Ces exclusions, volontaires ou involontaires, sont aussi synonymes d'une rupture dans la solidarité qui lie les individus au sein de la société.

Il peut être utile de revenir aux fondements du lien social : la protection et la reconnaissance. (. . . ) Une collectivité, de la plus restreinte à la plus large, a tout intérêt à lutter ecacement contre toutes les formes de décit de protection et de déni de reconnaissance dont sont, ou pourraient être, victimes tout ou partie de ses membres. Il en va de sa cohésion à court terme et de son devenir à long terme.6

Si protection et reconnaissance sont des piliers du lien social, il convient de rappeler également l'importance des concepts d'intégration et de régulation. L'intégration est l'attachement au groupe et fait de l'individu un être social, la régulation est la discipline qui permet de suivre les règles, et qui fait de l'individu un être moral.

Le lien, au sens durkheimien, est un lien d'attachement à la société , ce qui implique de prendre en compte le système normatif qui le fonde, en faisant l'hypothèse que les individus sont plus ou moins contraints de se conformer à ce dernier pour être intégrés.7

Ainsi, la société en ce qu'elle est collective n'est réellement possible, vivante, qu'en ce que chaque individu tient ou a les moyens de tenir sa place et son rôle. Ce "faire- société" ne s'inscrit pas uniquement dans une responsabilité individuelle, mais bien dans une responsabilité, en France, étatique, où l'État doit garantir la possibilité pour les individus de faire société, en d'autres termes d'avoir une place reconnue et d'être protégés. L'État se doit d'être garant de l'intégration dans la société de chaque citoyen, si on entend là l'individu doté d'un capital économique et juridique lui permettant de faire société. Cela dénit la citoyenneté sociale et politique sur le fait d'avoir :

la capacité de disposer du minimum de ressources et de droits nécessaires pour assurer une certaine indépendance économique et sociale.8

La notion de république sociale fait ainsi partie des principes inscrits dans la consti- tution, avec l'indivisibilité de la nation, la laïcité et la démocratie. En d'autres termes, en France l'État doit garantir une justice sociale pour ses citoyens, ce qui prend d'abord la forme de garantir du travail pour chacun ou à défaut un accompagnement et des aides

4 Fondé sur des relations anitaires établies entre individus et le plus souvent dans des groupes de

taille réduite facilitant l'interconnaissance. ibid., p. 8

5ibid., p. 21 6ibid., p. 90 & 91 7ibid., p. 34

permettant aux chômeurs de ne pas être exclus de la société. De même, l'État doit garan- tir la possibilité pour chacun de pouvoir trouver du travail et donc d'avoir les compétences permettant de trouver cette place. L'école et l'université se positionnent alors comme des outils de ce  faire société  entendu comme justice sociale, comme des outils pour le développement chez l'individu d'un capital de connaissances lui permettant d'obtenir par la suite le capital économique et juridique nécessaire à ce que la solidarité de la société ne soit pas en crise. Plus encore, ce capital doit être disponible pour la majorité des citoyens de sorte que la démocratie soit la moins inégale possible, et que le "faire société" soit partagé par le plus grand nombre.

Avec l'installation d'un chômage de masse et le développement de la précarité un nombre croissant de nos concitoyens vivent en deçà de ces conditions min- imales, nécessaires pour continuer à  faire société  avec leurs semblables. C'est ainsi la capacité de continuer à constituer une démocratie sociale qui est remise en question.9

Si d'un côté l'État doit garantir l'inclusion de chacun, il doit également garantir la possibilité pour les exclus de retrouver une place au sein de la société, en d'autres termes l'État doit fournir des conditions pour favoriser l'intégration. Paugam10 dénit qua-

tre formes d'intégration : assurée (liens forts, stabilisés et entrecroisés, qui assure une distinction à l'individu), fragilisée (liens non rompus, mais incertains, qui suscite de la frustration), compensée (lien partiellement rompus, qui met en situation de résistance) et enn marginalisée (liens rompus de façon cumulative et qui met l'individu en situation de survie). Les personnes en situation d'intégration marginalisée sont à la fois les symptômes et les victimes d'un déclin de lien social que l'État ne parvient pas à endiguer. Pourtant,

Il existe des lieux dans la ville où les personnes proches de l'intégration marginalisée sont plus acceptées. C'est le cas notamment des bibliothèques publiques, comme celle du centre Georges Pompidou à Paris, qui appliquent de façon rigoureuse le principe d'égalité dans l'accès à la culture et au savoir.11

La bibliothèque serait donc ce lieu d'égalité, d'accès et d'intégration, qui porte de manière institutionnelle un rôle social ?

Bibliothèque et sociabilité

Ces enjeux d'égalité et d'accès, couplés à des missions dans la formation des citoyens, font de la bibliothèque une actrice nécessaire de cette sociabilité, de ce  faire société , de cette justice sociale.

Plus encore les bibliothèques françaises se sont inscrites dans la double lecture, déjà évoquée, du faire société et de la citoyenneté : lecture politique, qui vise à pouvoir voter (savoir voter) et lecture sociale, qui vise à construire le capital économique et juridique. Si la bibliothèque s'est pensée en première instance du côté de la citoyenneté politique, en orientant ses missions autour des collections d'un point de vue savant, Anne-Marie Bertrand13 a montré que rapidement cette approche politique de la bibliothèque s'est

eacée au prot d'un intérêt pour la démocratisation des bibliothèques, qui orientait celles-ci sur la quantité et la diversité des publics et sur l'accessibilité plutôt que sur le contenu. Il faudra attendre les années 2000 pour que l'échec annoncé de la démocratisation et l'augmentation des taux de chômage rendent nécessaire une réexion de toutes les institutions sur ce sujet et sonne le deuil d'une volonté d'ouverture pensée autour des statistiques.

Il est dicile de qualier la crise économique qui pousse de plus en plus de citoyens dans la sourance sociale d'"opportunité" pour les bibliothèques et il est bien sûr souhaitable que des dispositifs permettent d'une part à la crois- sance de redémarrer rapidement et d'autre part aux citoyens en diculté de voir leurs problèmes se résoudre. Mais les bibliothèques ont précisément un rôle à jouer, en période d'augmentation des inégalités, pour tenter d'inverser cette tendance, de la contenir. L'impératif de démocratisation de l'accès au savoir et à la culture prend une acuité toute particulière dans ce contexte et a conduit un nombre conséquent de bibliothèques à investir pleinement des logiques proprement sociales, dont elles se contentaient auparavant de jouer les auxiliaires.14

De fait, dès 1997, Dominique Tabah, directrice des bibliothèques de Bobigny, décrivait ainsi l'évolution du rôle social des bibliothèques depuis un thème très lié au livre, l'illettrisme, jusqu'à des thèmes à priori plus éloignés, ceux du chômage ou de l'immigration par exemple.

La bibliothèque fut alors interpellée et assignée à intervenir dans les dispositifs de lutte contre l'illettrisme. C'était accroître son rôle social plutôt que culturel et armer sa capacité à lutter contre les phénomènes d'exclusion. C'était aussi renforcer le rôle des bibliothécaires comme travailleurs sociaux et comme acteurs d'une réinsertion sociale et  nationale  des chômeurs, des jeunes en diculté, des travailleurs (ou chômeurs) immigrés, et l'occasion pour la profession d'appréhender les obstacles à la fréquentation des bibliothèques par une partie de la population et de mener une réexion sur l'adaptation de l'institution aux besoins de cette population, qu'on appelait les  non-lecteurs .15

Le champ sémantique de la postérité de la sociabilité durkheimienne se retrouve ici : lutte contre l'exclusion, réinsertion, diérents niveaux de lien social (travail, citoyenneté)

13Anne-Marie Bertrand. Bibliothèque publique et Public Library: Essai d'une généalogie comparée.

et rôle de l'état et de ses institutions. Cet objectif social que se donne la bibliothèque n'aura de cesse de grandir. Dans une journée d'étude sur le rôle social des bibliothèques, en 2010, un des intervenants, s'appuyant sur une étude menée par Jean-Pierre Vosgin sur le rôle social des bibliothèques et à partir de la littérature professionnelle, recense près d'une vingtaine de missions sociales que se reconnaissent les bibliothèques.

Certaines sont relativement anciennes : alphabétisation, lutte contre l'illettrisme, ateliers d'écriture, partenariat avec les écoles, actions en faveur des publics empêchés, etc. D'autres sont plus récentes : actions pour la con- quête de nouveaux publics, nouvelles formes d'accueil, nouveaux espaces amé- nagés pour mettre les publics au centre des bibliothèques, ore de nouveaux services dans la révolution numérique, accompagnement pour la recherche d'emploi, insertion professionnelle et sociale, soutien à la formation, biblio- thèque forum intégrée à la politique de la ville avec extension des horaires d'ouverture, gratuité et liberté dans la bibliothèque. Bref, une bibliothèque utile socialement.16

A la bibliothèque municipale de Lyon, la question du glissement de la bibliothèque citoyenne et universelle à celle d'une bibliothèque sociale, luttant contre l'exclusion, a été mentionnée dans plusieurs entretiens préliminaires. Ainsi le directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon fait un lien clair entre la possibilité d'émancipation et l'accompagnement social, liant les deux de manière conditionnelle.

Enquêté J1 : Dans ce qu'on souhaite faire, c'est de poser la bibliothèque comme instrument d'autonomie de l'usager. La bibliothèque se veut le lieu où le citoyen va pouvoir forger son opinion de façon libre, mais une fois que tu as dit ça, tu n'as rien dit parce que si t'as pas les moyens de décrypter l'information que t'offre la bibliothèque, que t'offre le média, que t'offre la cité, et bien tu fais pas avancer le problème. ...Concrètement ça veut dire qu'on a orienté l'action de nos espaces numériques là-dessus et ce n'est pas rien ça veut dire qu'à un moment la décision a été prise, tu me diras c'est un détail mais non c'est pas un détail, que l'accès à internet ne serait plus dans les espaces numériques. ...Quand on dit ça, il faut évidemment écrire autre chose, c'est à dire qu'on a multiplié les accès à internet dans les espaces documentaires et on a réservé les espaces numériques à la médiation. Réserver les espaces numériques à la médiation, c'est pouvoir être présent sur la création numérique évidemment mais c'est pas la priorité, la priorité elle est sociale.

actions sociales et une mission politique (d'émancipation), mais une opposition entre deux visions d'un métier.

Enquêté A1 : (...) c'est bien beau mais cette prétention absolument universaliste délaisse de côté des franges de plus en plus graves de la société française (...), ça nous amène à évoluer et à dire que notre joli projet, qui se traduit en termes professionnels par des lieux encyclopédistes, universalistes où on n'est pas ancré dans une position où on dessert une

communauté particulière, un quartier particulier, c'est bien joli mais concrètement ça ne fonctionne pas. Cette bibliothèque, elle laisse de côté plein de gens dont on ne se soucie pas. (...) et puis ce sont les mêmes collègues qui se hérissent dès qu'on leur demande d'être dans ce qu'ils n'estiment plus être leur fonction, leur domaine. En fait, ouvert à tous, culture pour tous, mais par contre s'il faut aider quelqu'un, prendre du temps pour aider quelqu'un à faire son CV, aider une petite gamine roumaine qui est en train d'écouter un album, et bien là on estime que ce n'est plus notre boulot.

Il est vrai que si le glissement semble faire sens, l'État appelant ses institutions à jouer un rôle de préservation des conditions de possibilité et d'existence de la société, il n'en reste pas moins vrai que le rôle social des bibliothèques n'est évident ni pour les bibliothécaires, ni même pour les gouvernements nationaux et locaux, qui ne font pas de la bibliothèque un acteur clair des politiques publiques en faveur de la lutte contre la pauvreté, l'exclusion, etc. Quoi qu'il en soit, les bibliothèques en vue d'atteindre ces objectifs de lutte contre l'inégalité sociale ont trouvé un terrain sur lequel mettre à l'épreuve leur projet : celui de la formation. Dans son mémoire de diplôme de conservateur de bibliothèque, mémoire qui interroge le rôle social des bibliothèques, Fabrice Chambon fait l'hypothèse que la formation est au c÷ur de l'activité sociale de la bibliothèque, aussi bien en termes de liens de participation organique que de liens de citoyenneté :

Les dynamiques en cours au niveau local pour enrichir les politiques éduca- tives et de formation pourraient intégrer les bibliothèques de lecture publique à même de proposer, outre une ore de formation visant à l'acquisition de qualications pour le travailleur, des liens avec l'ensemble de leurs services et de leurs collections, susceptibles de contribuer à la formation de l'esprit critique pour le citoyen.17

De fait, dans les exemples donnés précédemment, l'ore de formations de la biblio- thèque était donnée comme preuve ou symptôme de son rôle social : alphabétisation, langue française, techniques de communication (internet, ordinateur), aide à la rédac- tion de CV, code de la route, etc. Ces formations prennent une place centrale dans les bibliothèques françaises dans les années 2000, avec pour conrmation du bien-fondé de cette voie, la crise de 2008. Les bibliothèques se font les soutiens des individus face à une évolution du marché du travail, qui appelle à la maîtrise de nouveaux outils.

aux besoins renouvelés des entreprises et des administrations.18

Les bibliothèques sont aussi interpellées par les gouvernements pour participer à cette formation tout au long de la vie. C'est d'ailleurs un des axes pour le développement des formations aux nouvelles technologies de l'information et de la communication (enten- dre par là : internet, langages et outils du web) en bibliothèques, comme l'ont montré Dutch et Muddiman19 dans le cas du Royaume-Uni de Tony Blair, à la n des années 90.

Dans ce contexte, l'autoformation en bibliothèque va se développer comme une évidence : d'abord parce qu'elle est portée par les gouvernements nationaux et même européens

20 avec une emphase sur la formation tout au long de la vie21, ensuite parce qu'elle est

favorisée par le développement des ressources numériques, et enn parce qu'elle s'intègre dans un temps de développement des bibliothèques qui s'intéresse à l'individu et à sa ca- pacité d'intégrer le corps social en tant que tel. Dans ce contexte, plusieurs bibliothèques sont félicitées pour leurs orientations en faveur de l'autoformation, entendue comme réus- site de ce nouveau modèle. Parmi celles-ci gure la Bibliothèque d'Amsterdam (OBA), une bibliothèque dont aussi bien le mobilier que l'ore de service est résolument tournée vers la construction de l'individu, avec pour horizon une société qui a besoin de compé- tences pour grandir, dans une approche très néolibérale de la société et assez éloignée des principes habituels de formation du citoyen. De manière bien moins radicale, la Bib- liothèque Publique d'Information (BPI) a fait de son espace d'autoformation (EAF) une vitrine de son activité sociale :

L'EAF est alors apparu comme un service quelque peu à part, dont l'aspect social le place en décalage avec le reste des espaces et des collections de la bibliothèque, davantage encyclopédiques. L'EAF représente une porte ouverte sur le monde professionnel, ses contraintes et ses dicultés. Il est fréquenté en majorité par des usagers qui ont besoin d'acquérir certaines compétences pour répondre aux exigences du monde du travail.22

On retrouve la même volonté d'embrasser un rôle social par l'accompagnement des personnes en diculté à s'insérer ou s'intégrer dans la société, entendue comme monde du travail, dans nombre d'autres bibliothèques, comme celle de Saint-Brieuc, dont C.

18Conseil Général du Val d'Oise,La Bibliothèque Outil Du Lien Social : Actes Du Colloque Organisé

Le 11 Décembre 2008. Op. cit., p. 14

19Martin Dutch and Dave Muddiman. The Public Library, Social Exclusion and the Information

Society in the United Kingdom. In: Libri 51 (2001), pp. 183194

20Pour exemple, Clotilde Périgault dans son mémoire montre que la Bpi a pris comme objectifs pour

Périgault décrit le processus menant à la mise en place d'un service d'autoformation comme lié au taux de chômage23.

Dans un tel contexte de développement fort de la formation et de l'autoformation en réponse oensive contre les inégalités économiques et juridiques, comment les bib- liothèques se sont-elles saisies de la participation ? En quoi les pratiques participatives ont-elles pu être un outil leur permettant d'aller plus loin dans cette intentionnalité ? Mais avant d'aller plus loin sur cette question, il convient de s'intéresser à une autre approche de la sociabilité, qui fonde également le rôle social des bibliothèques aujourd'hui.