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Réforme politique par excellence, la politique de décentralisation exprime une conception des rapports de pouvoir qu'il n'est pas toujours aisé de percevoir et de déchirer. En eet, la restitution du sens de la politique de décentralisa- tion adoptée se heurte aux justications nécessairement contradictoires qu'en donnent les acteurs, à la pluralité des objectifs qu'elle peut servir, à la com- plexité d'un dispositif accentuée par la multitude de textes qui l'organisent (loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, loi organique du 1er août 2003 relative au référendum local, loi organique du 1er août 2003 relative à l'expérimentation par les collectivités territoriales, loi organique relative à l'autonomie nancière des collectivités du 29 juillet 2004, loi relative aux libertés et responsabilités locales du 13 août 2004).10

Malgré un dispositif complexe servi par des discours et des objectifs qui ont pu varier depuis la pré-décentralisation jusqu'à son acte III, nous allons tenter de dresser les grandes lignes de la décentralisation française pour en comprendre les enjeux en termes de dé- nition des circuits de décision et d'identité territoriale. Pour commencer au plus simple, disons que la décentralisation est une aaire de politiques publiques11 et de dénition de

ses acteurs. Il s'agit de dénir la taille des acteurs la plus apte à mettre en ÷uvre des politiques publiques économiques, sociales et culturelles. Il s'agit également de partager

10Patrick Le Lidec. Le pouvoir sans la responsabilité ? fr. In: Informations sociales 121 (2005),

pp. 5664. issn: 0046-9459, paragraphe 2

11On retiendra la dénition donnée par Pontier :  Les politiques publiques sont des actions en-

gagées par les pouvoirs publics dans le cadre d'objectifs que ces derniers se sont donnés, qui appellent l'intervention coordonnée de nombreux services ou administrations, avec l'édiction de normes, tantôt prescriptives, tantôt indicatives, visant à modier l'état de choses existant en vue d'une amélioration de ce dernier.  Jean-Marie Pontier. Compétences locales et politiques publiques. fr. In: Revue française

les rôles, qu'on appelle les compétences, entre ces diérents acteurs, ou plutôt entre l'État et les autres acteurs que sont les collectivités territoriales.

La redénition des territoires et des responsabilités

Avant la décentralisation, la France comptait deux niveaux de collectivités territoriales : les communes et les départements. Dans les années 60, le gouvernement de De Gaulle con- sidère que "le département et la commune sont désormais des circonscriptions inadaptées aux réalités économiques et sociales"12, et ce parce que leur taille réduite ne faciliterait

pas la mise en ÷uvre homogène des politiques publiques décidées par l'État. On peut bien sûr penser avec Auby et Hureaux que l'uniformité des politiques publiques est un idéal impossible à atteindre du fait du caractère "transactionnel" de toute politique publique sur un territoire13. Cependant, le gouvernement de l'époque fait le pari qu'une collectivité

territoriale de taille supérieure serait à même de pallier les défauts d'homogénéité et de dynamiser chaque territoire. Il s'agit donc de créer de nouvelles entités, plus larges : les régions. Nouvelles ? Pas tant que cela, puisque les régions avaient été créées dans les années 1950, en reprenant plus ou moins les tracés des anciennes provinces qui avaient disparu à la faveur des départements pendant la Révolution française. Si ces nouvelles régions avaient une légitimité administrative, notamment par la nomination d'un préfet, elles n'avaient pas de légitimité démocratique, n'étant pas dirigées par un conseil élu par les habitants. En d'autres termes, les régions existaient sans être des collectivités terri- toriales. La décentralisation commence quand De Gaulle propose de les transformer en collectivités territoriales.

Comme il se trouve que les anciennes provinces ont conservé leur réalité hu- maine, en dépit de leur ocielle abolition, il n'est que de les faire renaître sur le plan économique, par-dessus les départements, sous la forme et le nom de régions, chacune ayant la taille voulue pour devenir le cadre d'une activité déterminée.14

L'enjeu est loin d'être anodin. Dénir une nouvelle collectivité territoriale, c'est dénir une nouvelle autorité publique15. Or, si les élus locaux sont plutôt en accord pour ne pas

faire de l'appareil d'État le seul outil à dénir l'intérêt public16, la création d'une nouvelle

12Collectivités locales.gouv.fr. Historique de La Décentralisation. https://www.collectivites-

locales.gouv.fr/decentralisation. Gouvernemental. Mar. 2018

13Jean-Bernard Auby and Roland Hureaux. Le débat - La décentralisation : trop ou trop peu ? fr.

In: Informations sociales 121 (2005), pp. 1723. issn: 0046-9459, paragraphe 13

14Collectivités locales.gouv.fr,Historique de La Décentralisation, op. cit., De Gaulle, Mémoires d'espoir 15Par autorité publique, on entend la dénition donnée par Marcou :  Dès lors qu'une autorité publique

autorité publique les inquiète : que vont -ils perdre comme compétences ? Comment pourront-ils défendre les intérêts des communes face à des géants locaux ?

En changeant d'ère, les élus locaux redoutent de  perdre la face  dans les joutes politiques locales ; en changeant d'ère, ils craignent que leur commune perde son âme et son identité collective. (. . . ) l'idéal démocratique de la décentralisation (la fameuse force des peuples libres) place en fait les élus locaux face à un véritable dilemme cornélien.17

De Gaulle, avait bien essayé de jouer sur la corde sensible de l'identité, pour conva- incre les élus locaux que la création des régions n'était au fond qu'une reconnaissance d'identités locales, écrasées par l'État dans un temps de besoin de création d'une identité nationale, écrasement qui n'est plus alors nécessaire. L'existence de régions sous la forme de collectivités territoriales, donc dotées d'une certaine autonomie au niveau démocratique, aurait un double bénéce identitaire : elle ne remettrait pas en cause l'existence de la nation, en tant que sentiment d'aliation et de liation, et favoriserait l'adaptation des politiques publiques à des questions identitaires locales. Mais, De Gaulle obtient un non massif au référendum du 27 avril 1969, qui par ailleurs causa son départ. Si, avec la loi du 5 juillet 1972, Georges Pompidou transforme les régions en établissements publics, elles ne sont toujours par des collectivités territoriales, et il faudra attendre la Loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions pour voir ocialiser cette création.

L'Acte I de la décentralisation, avec les lois du 28 janvier, promulguée le 2 mars 1982, et du 22 juillet 198218, s'ache comme garante des libertés locales : "Loi relative aux

droits et libertés des communes, des départements et des régions". L'idée de liberté locale fait référence à l'expression de Tocqueville. Pour celui-ci, une des conditions pour qu'une république soit libre est de veiller à la liberté des individus qui composent cette république. Cette liberté est celle de pouvoir agir dans son intérêt, dans un intérêt qui ne serait pas égoïste, mais éclairé19. Or pour pouvoir éclairer les individus, il convient

de leur donner la possibilité d'exercer le pouvoir et de s'engager pour la communauté plutôt que pour soi. L'échelon de la commune représente pour Tocqueville le niveau idéal d'acquisition de cette liberté éclairée, tournée vers les autres et vers l'intérêt commun. Dès lors, la liberté locale est à la fois une question de participation et d'engagement des

17Alain Faure. Changer sans perdre : le dilemme cornélien des élus locaux. fr. In: Revue française

d'administration publique 141 (Apr. 2012), pp. 99107. issn: 0152-7401. doi: 10.3917/rfap.141.0099, paragraphe 4

18 La loi est votée le 28 janvier 1982 et promulguée le 2 mars 1982. Complétée par la loi du 22

juillet 1982, elle introduit d'importantes modications dans l'organisation territoriale du pays dont les plus notables sont : l'institution du président du conseil général en exécutif de département à la place du préfet ; le remplacement de la tutelle administrative à priori par un contrôle juridictionnel a posteriori ; la création d'une nouvelle juridiction nancière : la Chambre Régionale des Comptes dont l'une des missions est d'assister le préfet en matière de contrôle budgétaire ; la promotion de la région en collectivité territoriale à part entière, dotée d'un conseil élu au surage universel ; dans chaque département et région, le représentant de l'État (dénommé dans la loi du 2 mars 1982  commissaire de la République ) continue d'avoir la charge des intérêts nationaux, du respect des lois, de l'ordre public et du contrôle administratif. Collectivités locales.gouv.fr, Historique de La Décentralisation, op. cit.

habitants et une question de représentation, de capacité des élus à endosser les intérêts de tout le groupe et non les leurs seuls. Dans le cas de la décentralisation, la notion de liberté révèle un positionnement et une inquiétude. Le positionnement est celui de maires qui revendiquent la liberté locale pour défendre l'échelon de la commune comme celui le plus propice à éclairer les individus, à être le noyau de la démocratie, et à conduire des politiques publiques au plus proche des habitants. Il est évident que dans cette vision, la notion de participation est entendue comme participation à se faire élire et non comme défense de la démocratie directe.

L'ajout du terme de liberté à l'intitulé du projet de loi initial, centré sur la no- tion de responsabilité, souligne la transformation du sens de la réforme qui s'est produite à la faveur du passage du projet devant le Parlement. La primauté accordée à la notion de liberté par rapport à celle de responsabilité constitue un bon analyseur du modèle démocratique vers lequel tendent implicitement les élus locaux et les sénateurs : celui d'une démocratie représentative dans laquelle la souveraineté des élus ne connaît qu'une parenthèse, celle du rituel électoral. Apparaît ici en creux la conception de la République des proxim- ités et de la démocratie qui semble avoir triomphé à la faveur de l'adoption de la loi relative aux libertés et aux responsabilités locales.20

A côté de ce positionnement sur la liberté locale comme l'apanage des élus des communes, se gree une incertitude, celle du pouvoir des maires dans les recompositions territoriales que sont la création des régions d'abord, puis des intercommunalités ensuite. La notion de liberté locale sert à la fois à évacuer la démocratie directe et à minimiser le pouvoir de l'État comme celui des entités locales plus larges que la commune. De fait, les diérentes lois de décentralisation21 vont tâcher de donner corps à cette liberté

locale par une répartition claire des compétences. Pour cela, l'Acte II, qui fera de la décentralisation une loi constitutionnelle, sera votée non pas en référendum, mais par la voie habituelle des échanges parlementaires. Toutes les discussions auront été doublées par la tenue, en parallèle et dans toutes les régions, d'Assises sur les libertés locales, dans l'objectif de spécier au plus près des élus locaux les nouveaux circuits de décision en matière de politique publique et donc les compétences aectées à chaque acteur.

Il ne s'agit pas seulement des répartitions entre collectivités territoriales de tailles dif- férentes, ou entre l'État et les collectivités territoriales, mais de coopération dans le cadre des recompositions territoriales organisées à la faveur des lois sur l'intercommunalité22.

20Le Lidec,Le pouvoir sans la responsabilité ?, op. cit., paragraphe 18