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Comme nous venons de le montrer, les échelles ne sont pas susantes pour évaluer la participation et il faut se pencher sur la description de la participation pour l'analyser plus nement et en détail. Il s'agirait donc de qualier plutôt que de quantier la participation en faisant un autre usage de ces échelles, qui reviendrait à ne pas considérer leur progressivité, mais à les prendre comme outils de description de l'action. Un premier pas serait de se situer sur l'échelle et de savoir quelle participation une institution est en mesure d'orir. L'institution ne viserait donc pas tant à arriver au dernier niveau de l'échelle qu'à dénir et décrire où elle se trouve sur l'échelle. De la sorte, la participation attendue pourrait être bornée, claire et transparente pour tous : commanditaires et participants. En d'autres termes, passer de la quantication à la qualication permet de passer d'un jugement moral extérieur à une responsabilité assumée des acteurs. Cependant, ces échelles Arnstein comme le continuum Working Together Libraries orent une possibilité de description assez limitée. Aussi d'autres chercheurs en participation et politiques publiques ont-ils travaillé à faire non pas des échelles, mais des grilles de description des dispositifs participatifs mis en ÷uvre dans les politiques publiques. Ces grilles de lecture de la participation permettent aux chercheurs de mieux décrire la participation mais aussi de comparer diérentes actions participatives, et, ce faisant, de les mesurer.

En 2000, Rowe et Frewer40 proposent une première grille synthétique d'évaluation

des techniques de participation. Leur grille analyse chaque mode de participation, du référendum aux focus groupes, en passant par les jurys citoyens, en fonction de critères dont ils ont déni la pertinence précédemment. Les critères sont les suivants : représentativité des participants, indépendance des participants réels, engagement précoce, inuence sur les règlements naux, transparence du processus, accessibilité aux ressources, dénition des tâches, structure de la prise de décision, rapport coût/ecacité. Chaque technique participative peut être qualiée des niveaux suivants : faible, variable, haut, avec des modulations intermédiaires. L'intérêt de cette grille est d'orir de multiples critères, concernant soit les publics, soit l'organisation, an d'apprécier les outils les plus adéquats dans une situation donnée. En d'autres termes, il ne s'agit pas tant de prendre une situation participative et de la mesurer que de voir si pour cette situation et ce contexte telle ou telle technique s'avère la plus adaptée. On est donc passé d'une échelle permettant d'évaluer le résultat, chez Arnstein à l'aune du niveau de décision oert au public, à une grille permettant de dénir la meilleure procédure

mesurer objectivement ce qui fait la valeur positive ou négative. Plus encore, peut-on réellement dresser une causalité entre le dispositif et les eets observés41 ? Et enn,

vis-à-vis de quoi se fait la mesure ? Mesure-t-on la valeur de la technique participative à sa capacité à réaliser la participation ? la démocratie participative ? d'autres objectifs ? Quelques années plus tard, Archon Fung, sociologue américain, a travaillé à produire sa propre grille d'analyse des procédures participatives dans l'action publique. Il propose un travail de design de la participation. Le terme de design porte la marque d'un travail sur les causes et les eets mais, aussi, sur l'objectif et l'intention. Comme le dit Laurence Bherer, à propos du travail de Fung :

L'objectif des travaux sur le design participatif est justement de répertorier les expériences participatives selon les objectifs visés et d'identier parmi la variété de dispositifs participatifs ceux qui produisent les eets escomptés.42

La grille de Fung a été reproduite dans le tableau2.2, 89. Pour faire ce tableau, nous nous sommes appuyés sur deux textes de Archon Fung (2003 et 2006) ainsi que sur une utilisation de ces textes par Laurence Bherer43.

La grille de Fung permet d'étudier les formes données par les institutions à la partici- pation avec une plus grande nesse de détail que celle de Rowe et Frewer. Fung propose un plus grand nombre de critères, avec une première série très objectivement descriptive : qui, quand, quoi, comment, et une seconde série plus dicile à mesurer qui s'intéresse plus directement aux eets et impacts : empowerment, justice de la loi adoptée, etc. La première série se décline en items très précis et adaptés pour chaque critère. La seconde série propose les mêmes valeurs pour tous les critères, à savoir des valeurs d'appréciation de la plus faible à la plus élevée. Enn, cette grille commence par une ligne réservée aux objectifs et à la vision portée par la pratique participative évaluée, en d'autres termes l'intention. Dans le cas de Fung, les items proposés pour décrire l'intention sont relat- ifs aux projets de politique publique à caractère participatif qu'il étudie. Dès lors, les items sont sur un spectre, non gradué, autour de la notion de démocratie participative et délibérative : améliorer la délibération, adapter les lois aux publics, améliorer la réso- lution de problèmes, changer la gouvernance. L'objectif de Fung est de pouvoir croiser quatre axes : celui de l'objectif (la vision qui suscite l'engagement dans une procédure participative), celui de la modalité (la mise en ÷uvre procédurale de la participation), celui des conditions (mobilisation des participants, contexte) et enn celui des eets (sur la loi et sur le public). La nesse et la richesse de cette grille en font un outil de grande valeur pour évaluer et analyser des pratiques participatives. Pour reprendre L. Behrer :

Ce type de classication permet d'avancer dans la compréhension des tensions qui traversent les négociations sur le design des dispositifs participatifs et des écarts entre l'impact observé et les objectifs assignés à la participation publique.44

41Mazeaud, Boas, and Berthomé,Penser les eets de la participation sur l'action publique à partir de

ses impensés, op. cit.

Catégorie Items ou Valeurs

Objectif et vision Stimule des conditions idéales de délibération, Aligne les politiques publiques avec les préférences des citoyens, Améliore les résolutions de problème par la participa- tion, Gouvernance démocratique participative.

Qui ? Recrutement et sélec- tion (du plus au moins in- clusif)

Citoyens volontaires, Recrutement ciblé, Tirage au sort, Parties prenantes citoyennes, Parties prenantes profes- sionnelles

Quoi ? sujet de la délibéra-

tion Un sujet restreint, Un sujet large Comment ? Mode de

délibération (du plus au moins intense)

Spectateur, Expression spontanée de leurs préférences, Justication de leurs préférences, Agrégation des préférences individuelles et négociation, Délibération et discussion raisonnée

Quand ? Récurrence Régulière, Processus limité dans le temps, Garanties lég- islatives pour permettre la répétition

Pourquoi ? Intérêt Direct ou indirect Gestion et degré d'inuence

avec plus ou le moins d'autorité

Avantages personnels seulement, Inuence de type in- formationnel, Recommandation et consultation, Copro- duction, Décision

Parti pris de représentation Représentatif, avec biais socioéconomiques positifs, avec une inversion des biais socioéconomiques.

Empowerment Sans, Faible, Modérée ou Haute Quantité Sans, Faible, Modérée ou Haute Qualité de la délibération Sans, Faible, Modérée ou Haute Information des Ociels Sans, Faible, Modérée ou Haute Information des citoyens Sans, Faible, Modérée ou Haute Compétences démocra-

tiques Sans, Faible, Modérée ou Haute Responsabilité ocielle Sans, Faible, Modérée ou Haute

Partant de ces éléments positifs concernant cette grille, et avant de toucher à plusieurs de ses limites, nous avons évalué trois des activités du projet Démocratie, à partir des interviews et de nos propres observations. Le tableau 2.3, 91, nous permettra d'observer ce croisement entre objectif, procédure, forme et eet. Pour cela, nous avons choisi trois activités parmi les 15 étudiées : la bibliothèque vivante, Arch&Show, la Nuit de la Démocratie à la bibliothèque . Le choix de ces activités est relatif à deux éléments : d'une part, ce sont certainement celles pour lesquelles nous avons obtenu le plus de détails par les observations et les entretiens, et d'autre part, chacune est représentative d'une intention diérente. La bibliothèque vivante illustre l'intention de sociabilité, Arch&Show l'intention territoriale et la Nuit de la Démocratie à la bibliothèque l'intention au débat démocratique.

La première chose qui se dégage de ce tableau est que les descriptions de ces quatre activités sont somme toute assez proches. Il serait dicile d'en conclure qu'une activité ache une plus grande réussite ou est plus ecace qu'une autre ou qu'une procédure est plus adaptée à un objectif, à part peut-être la Nuit de la Démocratie, qui récolte plus de valeurs positives dans la seconde partie du tableau. À cela, un premier élément de réponse réside dans la spécicité des intentions que nous avons dénies dans la première partie de ce travail par rapport à la spécicité des objectifs tels que déterminés par Fung. Force est de constater que les intentions que nous avons relevées dans la partie 1 ne sont pas du même ordre que celles proposées en exemple et liées à des études de cas par Fung. De fait, les exemples d'objectifs donnés par Fung s'inscrivent dans une idée de la démocratie délibérative. Chaque exemple est donc donné en fonction de son objectif en termes de délibération. Dans le cas de la BmL, les objectifs s'inscrivent plutôt dans une vision très large de la démocratie et visent des nuances qui ne s'expriment pas en degré de délibération ou de décision mais bien en un dessin de ce que peut être la société française en démocratie (à l'exception de la Nuit de la Démocratie qui a un volet délibératif important, puisque le public est invité à débattre sur les choix de désherbage). Dès lors, le lien que fait Fung entre des nuances de démocratie délibératives et des procédures de participation est forcément plus évident que celui que nous pourrions faire entre des nuances de projet de vivre-ensemble et des procédures de participation. Dans les cas étudiés par Fung, l'enjeu pratique et concret est de décider d'une loi, d'une règle, d'une décision qui a un impact pour l'ensemble des habitants. Il s'agit bien de dénir des politiques publiques. Dans le cas de la BmL, l'expérimentation proposée est déjà considérée comme une politique publique, puisque la bibliothèque met en ÷uvre à travers celles-ci sa stratégie documentaire et culturelle. Dès lors, lorsque le public est invité à prendre part à des activités qui transforment l'accès ou le contenu des collections et/ou du programme culturel, il participe à donner forme à la bibliothèque et donc aux politiques publiques culturelles locales. En orant la possibilité de participer au désherbage de la bibliothèque, à l'organisation des expositions et à la valorisation du patrimoine lyonnais, les habitants ne décident pas des politiques culturelles, mais décident de la mise en ÷uvre de celles-ci en situation concrète. On est dans un format de participation dans les politiques publiques qui est plus dicile à évaluer avec cette grille, qui trouve là sa première limite, celle de ne pas pouvoir s'adapter à une évaluation des pratiques plus contributives que délibératives.

Catégorie Bibliothèque vivante Arch & Show Nuit de la Démocratie Objectif Sociabilité Citoyenneté Débat démocratique Recrutement et

sélection Recrutement ciblé Citoyens volontaires Citoyens volontaires Sujet restreint restreint restreint

Mode de

délibération Agrégationpréférences individu-des elles et négociation Agrégation des préférences individu- elles et négociation Délibération et discus- sion raisonnée

Récurrence répétitif mais limité

dans le temps répétitif mais limitédans le temps un temps unique nonrépété Intérêt Indirect Direct Indirect

Degré

d'inuence Inuence de type in-formationnel Coproduction Recommandation etconsultation Empowerment Faible Faible Faible

Quantité Modérée Faible Modéré Qualité de la

délibération Sans Faible Modérée Information des

Ociels Haute Faible Haute

Information des

citoyens Faible Faible Haute

Compétences

démocratiques Sans Faible Haute Responsabilité

ocielle Sans Haute Haute

Justice de la

politique Sans Sans Modérée

Eectivité de la

que les eets, on mesure l'eet de telle procédure pour tel objectif. Cela revient à dénir la procédure a priori la plus ecace pour tel ou tel objectif, et donc à conditionner les eets par le design du dispositif participatif45. Cette insistance des chercheurs sur les procédures,

à la fois pour les décrire et en faire des principes d'explication et de justication des choix de l'action publique, s'explique doublement. D'une part, par ce que A. Mazeaud appelle le  tropisme procédural 46, cette ination des procédures de participation dans l'action

publique, à coup de guides et règles, voire de lois, sur sa mise en ÷uvre et ses formes, et d'autre part ce que Blondiaux et Fourniau appellent :

L'omniprésence des chercheurs en sciences sociales dans les dispositifs eux- mêmes, que ce soit pour les concevoir, les animer, les observer, les évaluer ou les légitimer ? Comme si, derrière chaque dispositif, se cachait un sociologue.47

De fait, l'intérêt des chercheurs pour les procédures et leur description a pu les amener d'une part à s'en faire les champions et d'autre part à les favoriser pour pouvoir les étudier48. C. Blatrix s'avère extrêmement critique envers l'ingénierie procédurale mise en

place par les chercheurs qui, en devenant les experts de la participation par leurs études des procédures, à la fois participent à l'institutionnalisation de la participation par les politiques publiques et éloignent l'évaluation de l'objectif premier, à savoir évaluer les impacts. En eet, pour Blatrix, il s'agit de bien distinguer les eets de la procédure des impacts de l'objectif visé sur la société.

La focalisation de l'attention de la recherche sur les questions de design insti- tutionnel renvoie à un argument de la théorie de la justice procédurale selon lequel le respect de procédures équitables donne des résultats qui sont eux- mêmes équitables. D'où une quête sans n de la  bonne  procédure et la mise en place d'un quasi-réexe consistant à ne pas évaluer les eets des dispositifs participatifs à l'aune de leurs objectifs annoncés. Ainsi les vertus prêtées à la démocratie participative et ayant servi à justier la mise en place et l'institutionnalisation de nouveaux dispositifs ne font-elles l'objet d'aucune tentative d'évaluation49. Lorsque des grilles d'évaluation sont proposées, elles

sont centrées sur des questions de performance procédurale des dispositifs et laissent de côté les eets annoncés initialement, qu'il s'agisse des impacts sur la participation électorale, des eets en termes de légitimité des décisions et

45Mazeaud, Boas, and Berthomé,Penser les eets de la participation sur l'action publique à partir de

ses impensés, op. cit.

46Alice Mazeaud.  Dix Ans à Chercher La Démocratie Locale, et Maintenant ? Pour Un Dialogue

Entre Politiques Publiques et Démocratie Participative . Communication. ENS Lyon, 2009

47Loïc Blondiaux and Jean-Michel Fourniau. Un bilan des recherches sur la participation du public

en démocratie : beaucoup de bruit pour rien ? fr. In: Participations 1.1 (2011), p. 8. issn: 2034-7650, 2034-7669. doi: 10.3917/parti.001.0008, p. 17

48ibid.

49Aussi critique soit C. Blatrix envers les chercheurs du GIS Démocratie et participation, ces limites

n'ont pas échappé à des auteurs comme Blondiaux et Fourniau qui écrivaient en 2011 :  Ce processus d'institutionnalisation entraîne deux types de conséquences majeures. Il coïncide en premier lieu avec un renoncement vis-à-vis d'une transformation sociale à grande échelle. (...) Une autre série de conséquences

des décideurs, d'inclusion sociale et de lutte contre les inégalités, ou encore en termes de meilleure prise en compte de l'environnement.50

Cela nous renvoie à la diculté soulevée plus haut de pouvoir évaluer des objectifs sociaux et non délibératifs avec la grille de Fung. Que faire alors de cette grille dans notre cas d'analyse de la BmL ? Soit ne pas en tenir compte, soit l'utiliser pour ce qu'elle est ; à savoir un outil de comparaison entre deux procédures. Il s'agirait alors non pas d'évaluer une procédure en tant que telle, mais de la comparer à d'autres qui viseraient le même objectif, et de refaire un tableau avec une comparaison entre deux activités de la même intention. Cependant, ce tableau nous permettrait de déterminer si le choix de l'activité a été un bon ou un mauvais choix au regard de l'objectif visé, sans nous apprendre si l'objectif visé a été réellement réalisé par cette activité ; par conséquent, abstenons-nous d'un tel travail qui échoue à déterminer des points d'ancrage pour avancer sur la compréhension de ce qui se joue dans ces activités participatives.

En revanche, ces échelles et ces grilles sont utiles pour questionner la mise en ÷uvre de la pratique participative. Aussi dans l'étude de la mise en ÷uvre des intentions, nous prêterons une attention forte aux eets, pris non pas comme mesure réelle de l'activité participative et de son impact, mais comme pistes pour analyser le modèle démocratique que dessine le choix de pratiquer la participation en réponse à telle ou telle crise. Pour autant, cela ne nous semblera pas susant pour percevoir la transformation possible de l'institution ; aussi, il convient de poursuivre cette exploration de l'évaluation de la participation.