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La démocratie participative75 n'a de sens que si elle contribue à enrayer les

logiques d'exclusion sociale qui caractérisent aujourd'hui le fonctionnement ordinaire de nos démocraties.76

Ainsi en 2008, Blondiaux faisait un lien direct et nécessaire entre la lutte contre l'exclusion et la participation. Il entendait par là que la participation favorisait la mise en visibilité des plus exclus, leur donnait la possibilité d'être informés comme d'être entendus en tant que personnes et en tant qu'acteurs ayant déjà des méthodes d'action politique, bien que moins reconnues. Si le lien est évident pour le chercheur, il ne l'est peut-être pas tant que cela pour les bibliothèques.

Suite à son audit du capital social généré par une bibliothèque publique australienne, Hillenbrand fait une série de propositions visant à améliorer l'inclusion, la diversité, les liens entre individus dans la communauté mais aussi les liens entre communauté et insti- tution. Une seule de ses propositions relève de la participation, et sur un champ assez spécique aux bibliothèques anglo-saxonnes, celui de la présence des habitants au conseil d'administration, auquel elle propose de rajouter une voix / un représentant pour les plus exclus77. De même dans ce qui favorise le développement d'un capital social, elle liste

les éléments suivants : fournir un espace accueillant et ouvert à tous, diversité prise en compte, donner accès à l'information (au double sens d'information literacy et de gra- tuité), proposer des espaces et activités de rencontre, faire de la lutte contre l'exclusion sociale et la recherche de la conance des objectifs pour les bibliothèques, se proposer comme un lieu de rencontre pour les communautés au niveau micro ou macro, fournir un point d'accès à des ressources documentaires sur la communauté (notamment d'un point de vue historique), proposer des activités capables d'encapaciter (to empower) les individus et les groupes pour avoir une communauté plus forte, fournir des services hors les murs, s'engager dans des partenariats avec des organisations ou des groupes de la société civile. (Hillenbrand, 2004). Deux recommandations sont à mettre en lien direct avec la participation : la question de l'empowerment et celle de l'engagement partenarial. Pour autant la notion de participation n'est pas citée. Il s'agit plutôt de décrire une des modalités possibles (le partenariat) et un résultat (l'empowerment), sans pour autant les lier l'un comme l'autre à un mode de relation avec le public, qui serait la participation. Quant à Ferguson, dont nous avons parlé des travaux précédemment, il écrit :

If public libraries are to generate social capital, they need to: work with vol- untary associations, develop their current capacity as impartial and informal meeting places, develop their current role as the providers of universal pub-

Là encore, il parle de partenariat et non de participation. Quant à Varheim, la par- ticipation qu'il entrevoit n'est pas dans la bibliothèque, mais dans la communauté.

Firstly, libraries can generate social capital by working with voluntary associ- ations to nd ways of enhancing participation in these organizations and thus increasing participation in local community activities. Secondly, libraries can develop their capacity as informal meeting places for people. Thirdly, libraries can create social capital in their role as providers of universal services to the public.79

.

En d'autres termes, la littérature anglo-saxonne et scandinave ne fait pas des pratiques participatives en bibliothèques la clé du développement du capital social ou la clé d'une justice sociale, mais intègre la bibliothèque comme participante plutôt que participative, c'est-à-dire comme plutôt tournée vers les associations et leurs pratiques déjà existantes que comme générant de nouvelles pratiques. Les bibliothèques françaises font ce même diagnostic d'un besoin de travailler avec des associations, au plus près des personnes exclues, et donc dans les locaux et à travers les projets des partenaires. Ainsi, une des bibliothécaires nous raconte l'expérience menée à la Bibliothèque municipale de Lyon sur le Pass numérique.

Enquêté R1 : On avait travaillé avec un foyer d'adultes en situation de handicap, suite à une demande des éducateurs, qui sont venus nous chercher parce que eux n'avaient pas les réponses par rapport justement aux usages du numérique de ces personnes qui envoyaient plusieurs centaines d'euros pour trouver une femme en Afrique et répondaient à toutes les arnaques classiques qu'on peut trouver sur le web. On a été chez eux, on a été discuter avec eux, parler numérique avec eux, parler des pratiques et autre, et pour moi ça reste une des plus belles expériences que j'ai vécues à la fois professionnellement et humainement. Le fait d'aller chez eux, les personnes se sentent beaucoup plus à l'aise, beaucoup moins intimidées par ce côté de rentrer dans le "temple du savoir" que peut être la bibliothèque. Et le côté très positif, c'est que toutes ces personnes sont venues à la bibliothèque après, une fois, deux fois, trois fois, mais ils sont tous revenus. On avait organisé la dernière séance dans la bibliothèque pour qu'ils voient les locaux. Ça faisait déjà plusieurs heures qu'on avait passées ensemble ; on se connaissait, c'était un petit groupe. Ils sont venus dans la bibliothèque, ils ont découvert ce que c'était qu'une bibliothèque aujourd'hui, et la plupart ont juste trouvé ça émerveillant de trouver des bouquins qui parlaient de jardinage.

On sent dans ce récit le côté exceptionnel de cette activité, ou peut-être de sa réussite. La même bibliothécaire nous expliquera que le projet Démocratie, sachant la diculté à organiser le "hors les murs", a justement pensé à l'organisation d'un forum qui mettrait la bibliothèque sur la place publique et la rendrait visible pour nous. Or, rendre visible la

bibliothèque ne relève pas de la même démarche que travailler dans des espaces d'accueil des exclus. Dans un cas, la bibliothèque se met au diapason d'une situation d'exclusion, qui contraint les individus à ne pouvoir être abordés que dans des structures d'assistance sociale. Dans l'autre cas, la bibliothèque met en avant un discours où elle rappelle être un lieu d'ouverture à tous et d'accueil de tous. La diculté à mettre en ÷uvre le premier cas et l'intérêt renouvelé pour le second expliquent peut-être la forme des pratiques participatives telles que dénies par les bibliothèques françaises faisant de l'inclusion leur rôle premier ou prioritaire.

De fait, si on observe les activités menées par les bibliothèques citées dans la sous-partie précédente, telles que notamment la bibliothèque Louise-Michel à Paris ou la bibliothèque de Saint-Aubin du Pavail, on constate qu'ils ont intégré la participation à leur projet bib- liothéconomique en un sens très clair de participation à la dénition de l'ore d'activités. Ainsi, les bibliothécaires laissent la programmation du ciné-club aux habitants ou donnent la possibilité aux usagers à tout moment d'organiser un atelier à partir de leurs compé- tences et intérêts (depuis préparer du bissap à fabriquer des bracelets en ls tressés). Toutes ces activités reposent d'abord sur un volontariat et un investissement actif des usagers, ensuite sur la mobilisation de leurs connaissances et compétences individuelles et parfois intimes, et enn sur la mise en public, en visibilité, de celles-ci, dans des activités qui sont collectives. La vidéo de Louise-Michel nit par la promotion de la Tutothèque, une bibliothèque de tutoriels vidéos faits par les usagers sur des thèmes de leurs choix : monter des mailles, faire des oiseaux patates, faire des nattes, faire des scoubidous, avec des adultes ou des enfants, dont un garçon qui fait du tricot et un adulte qui fait des oiseaux patates.

Chaque usager peut contribuer à l'enrichissement de la bibliothèque, à sa façon, par ses propres connaissances, ses savoirs faire, son expérience de vie, ses compétences professionnelles ou ses hobbies.80

On peut voir le mode participatif de ces bibliothèques, comme un développement ou une amélioration de l'ore d'activités. La participation permettant alors de supprimer une autre inégalité : celle entre l'intervenant et le participant, celle entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. Quand chaque activité est déjà un moyen par lequel il est alors possible de construire un rapport individuel au savoir et à la connaissance, alors les activités basées sur l'échange et le partage de savoirs deviennent non pas seulement un objectif, mais un point de départ. Dans la vidéo de Louise-Michel, une lectrice qui anime un atelier Tricot dit ainsi :

Ces bibliothèques font de la valorisation de chacun et de tous leur stratégie pour réaliser leur enjeu : faire de la bibliothèque un espace familier, de conance dans lequel il est possible d'apprendre sans se sentir en décit de connaissance. Certes, on pourrait dire que apprendre à faire des oiseaux patates n'est pas exactement apprendre à rédiger un CV, mais pour ces bibliothèques, il n'est pas tant question du contenu et du niveau de ce qui est transmis que faire renouer un double lien : avec le savoir et l'apprentissage d'une part et avec les autres d'autre part. Se dessine en creux une approche de la démocratisation culturelle et de l'accès à la culture à tous, qui se construirait d'abord sur la notion de démocratie (entendue ici comme sociale), plutôt que sur la notion de culture (entendue alors comme culture légitime). La démocratisation de la culture proposée par les activités participatives consisterait alors à ce que l'institution fournisse au plus grand nombre des occasions d'accès à toute la culture possible82, comme autant d'opportunités d'apprendre

et de découvrir. Ce lien entre lutte contre l'inégalité et renouvellement de la transmission culturelle est tout à fait manifeste lorsque Fabrice Chambon, dans son mémoire, se saisit de Jacques Rancière pour dessiner le prol de cette nouvelle démocratisation culturelle :

La place du curseur entre formation qualiante ou pré-qualiante, loisir et es- prit critique, si elle garde une importance majeure, semble pouvoir être résolue avec succès dans le cadre d'une médiation généralisée, de même que la question de l'équilibre entre démocratisation de la culture légitime et démocratisation de toutes les cultures. Ce point de vue est résumé par Jacques Rancière (. . . ) :  Je ne pense pas que l'on facilite l'accès de tous à la culture en remplaçant une culture savante élitiste par une culture populaire. S'émanciper c'est avoir accès à toute la culture. La culture d'élite ne garantit pas plus la liberté que la culture populaire la promotion de l'égalité. Se cultiver, c'est sortir de sa culture propre. Le problème n'est pas de donner accès à la culture générale, mais de susciter la capacité de n'importe qui de s'intéresser à n'importe quoi .83

Aussi, on ne s'étonnera pas que les pratiques participatives les plus susceptibles pour les bibliothécaires de créer du lien entre les habitants, et notamment avec et pour les plus exclus, seront mises en place sous une forme d'activité type que l'on appellera "échange de savoirs". Dans le questionnaire diusé en 2014, à la question du rapport entre participation et savoirs des habitants, les 74 répondants ont choisi en majorité les deux assertions suivantes : "la participation permet l'émergence de savoirs détenus par les habitants/publics/usagers mais peu mobilisés dans l'espace public" (78,4% des réponses) et "la participation permet le développement de savoirs partagés par les habitants/publics/usagers et les bibliothécaires" (77% de réponses) (voir en annexe, III,

405). De fait, de nombreuses bibliothèques se sont emparées de ce type d'activités basées

82La vidéo de la bibliothèque Louise-Michel reprend à deux occasions cette idée de diversité et diver-

sication des cultures proposées par la bibliothèque : en 7.51  mise en valeur de la culture de chacun et sous toutes ses formes.  et 18.30  être ouverts à toutes les cultures, tous les savoirs et tous les talents.  ibid.

83F. Chambon cite Rancière tel que cité par Chantal Dahan et Jean-Claude Richez de INJEP : Institut

National de la Jeunesse et de l'Éducation Populaire, dans un article paru à l'Observatoire des pratiques culturelles en 2008. Dans le texte de Chambon, la source de la citation de Rancière n'est pas donnée,

sur l'échange de savoir, nous prendrons ici deux exemples : d'une part la bibliothèque de Languidic en Bretagne et d'autre part le projet Démocratie de la Bibliothèque municipale de Lyon. A Languidic, en 2015, la directrice a lancé une coopération inédite entre une institution culturelle, les habitants de la ville et une start-up locale "Steeple". Il s'agit de la mise en place d'une plateforme d'échanges de savoir, qui est hébergée par la bibliothèque, qui met par ailleurs en place des espaces sécurisés et sécurisants pour les rencontres qui s'organisent suite aux prises de contact sur la plateforme, et qui propose une médiation entre ces activités personnelles, les activités de la bibliothèque et ses collections. Cette bibliothèque catalogue aussi les savoirs proposés et les rend accessibles à tous dans l'OPAC (Open Access Catalogue ou le catalogue auquel tout un chacun a accès depuis un poste de la bibliothèque ou depuis chez lui). Les mots clés de cette ore de service de la bibliothèque sont : talents, communauté, réciprocité des savoirs et animation84. L'échange de savoir concerne aussi bien des cours de français, d'anglais

que de l'initiation à la photographie animalière, des cours de dessin ou de guitare pour débutants, et même des propositions de services : organisation d'une soirée jeu, aide à se lancer dans la généalogie, mise en scène d'une pièce de théâtre chez vous, etc.85

Du côté de la Bibliothèque municipale de Lyon, les supports de communication du programme Démocratie proposent une catégorie intitulée "Partage des savoirs", dans laquelle on trouve les activités suivantes : le babillard de la bibliothèque de la Part-Dieu (un panneau d'échanges de savoirs et de savoir-faire), une foire au savoir (journée dédiée à l'échange de savoir), des ateliers autour des logiciels libres ou de Wikipédia (dont l'atelier Cherchez la femme et I wheel share), des rencontres, concerts et conférences débat sur des thèmes aussi variés que les instruments du monde, les communs de la connaissance ou le plurilinguisme. On constate qu'il y a ici trois types d'activités. Les rencontres et concerts ne demandent pas une participation du public autrement qu'en tant que spectateur et par conséquent ne nous intéressent pas ici. Les ateliers autour du libre et de Wikipédia relèvent plutôt d'actions en faveur des communs de la connaissance. Quant aux derniers, le babillard et la foire au savoir, elles sont tout à fait dans la ligne de la plateforme Steeple à Languidic, à savoir une mobilisation des habitants pour proposer des activités reposant sur leurs propres savoirs et savoir-faire. On retrouve ces mêmes propositions à la bibliothèque Louise-Michel qui invite les usagers à être aussi bien les programmateurs que les experts des activités proposées dans son espace central.

Nous consacrerons les pages suivantes à l'analyse de ces pratiques participatives que sont les échanges de savoir, an d'en comprendre ce qu'elles dessinent comme projet démocratique. Trois questions guideront notre analyse : en quoi la reconnaissance des connaissances et compétences par la participation recrée du lien social ? Cette même