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Souvent on considère les notions de bien public et de service public, mais on travaille d'abord entre nous et ensuite on le donne à tous. Enquêté Lezoux, 2013

Introduction Mobilisation citoyenne, coexistence sur un territoire partagé, politique de la ville, tels sont les termes convoqués par les bibliothécaires de la BmL pour expliciter une autre partie de leurs projets participatifs. Ces termes font écho à des situations de constat de crise, ici dite de représentation ou crise de la démocratie représentative, que Marie-Anne Cohendet dénit comme suit :

La crise de la démocratie représentative tient donc en partie au fait que les citoyens observent une relative impuissance des politiques, qui s'explique à la fois par la division des pouvoirs et par un certain renoncement de l'État face aux pouvoirs privés. Mais elle tient aussi et surtout à une meilleure compréhension des limites de la démocratie représentative.1

Reprenons l'événement la Nuit de la Démocratie à la bibliothèque pour voir comment les formes participatives expérimentées contribuent au renouvellement de la démocratie représentative. Lors de la course de chariot, je constate que dans notre équipe se met en place une dynamique de validation collective, sans qu'elle soit énoncée. Chacun annonce chercher un document sur tel ou tel critère et part en courant à la recherche de son trésor. Rapidement, on voit que chaque joueur s'appuie sur des compétences et connaissances qui lui sont propres : en tant que lecteur (connaissance des ÷uvres, des maisons d'édition, mais aussi de l'objet livre), en tant qu'usager (connaissance des rayonnages, voire du classement), en tant qu' individu (opinions et avis qui vont permettre à chacun de développer un argumentaire de désherbage). Certains cherchent plus volontiers dans les

par le groupe. Cette validation prend la forme d'un consentement à toute proposition qui permettra de mener le désherbage en rentrant dans les contraintes énoncées par les bibliothécaires, aussi absurdes soient-elles. Ainsi, dans mon équipe, une personne propose de désherber le deuxième tome d'Un homme sans qualité de Musil, en tant que document sans illustration et pour son inadéquation (le I de IOUPI), car personne n'arrive au bout du premier, alors à quoi bon le second. Une autre désherbe la Bible en tant que document ayant été au moins 10 fois réédité. Un troisième ramène un document qu'il juge et annonce obsolète ; c'est un ouvrage de Nicolas Sarkozy. Chacun de ces ouvrages est accepté dans le chariot par le reste du groupe, dès lors que l'argument semble pouvoir être présenté devant les juges que seront les bibliothécaires. Et même si on rit beaucoup devant ces arguments, les choix des documents à désherber sont bien plus sérieux qu'il n'y parait. Ce qui se joue dans cet exemple, à travers ce processus d'élection et de décision, est bien la capacité de chacun à être un expert, reconnu comme tel par son groupe. Certes ici, le pouvoir d'agir est exercé individuellement, avec une pré-validation collective, mais sans débat. Le jeu de rôle se poursuit nalement aussi dans le simulacre de l'argumentation.

Dans cet exemple se joue aussi bien la capacité pour les participants à être reconnus comme experts, que leur capacité à s'approprier susamment le projet collectif pour y mobiliser son expertise, ou que la capacité des bibliothécaires à laisser émerger d'autres capacités que les leurs. Dès lors, l'enjeu de ce chapitre sera de voir comment la bibliothèque se saisit ou est saisie de la participation pour, entre désenchantement et renouvellement des engagements, renouveler les relations entre citoyens et services publics sur la mise en ÷uvre des politiques publiques en démocratie. Après un premier temps de rappel des lois de décentralisation, qui ont modié les notions de représentation et de territoire à travers celles de proximité et celles d'identité, nous observerons ce que les actions participatives mises en place dans le cadre de ces lois font ressortir comme éléments constitutifs du projet démocratique de ces bibliothèques que l'on appellera territoriales. En étudiant comment cette participation questionne les expertises et la décision collective, nous interrogerons aussi le devenir d'un métier, qui pour exister a besoin de partager son expertise.

A Du diagnostic au traitement

Il nous faut avant tout nous attacher à dénir ce que cette crise de la démocratie représen- tative recouvre. La critique de la représentation en démocratie par Rousseau porte sur la question des intérêts défendus. Dans une démocratie représentative, le peuple se lie ou s'enchaine à des élus représentants, dont les intérêts sont plutôt de l'ordre du particulier que du général. Ainsi, alors que dans l'idéal démocratique, la volonté du gouvernement est subordonnée à la volonté générale3, dans la réalité de la démocratie moderne et représen-

tative, la liberté du peuple est illusoire, car subordonnée aux intérêts des représentants

3 Dans une législation parfaite la volonté particulière ou individuelle doit être nulle, la volonté du

élus4. En d'autres termes, dès lors que nous ne sommes plus dans une démocratie directe,

le conit est inévitable entre représentés et représentants, entre peuple et gouvernement. Ainsi que le résume C. Boyer :

Quoiqu'il en soit, ce que Rousseau nous apprend, c'est qu'il ne peut y avoir que  crise de la représentation  : nous y sommes condamnés parce que les rapports entre le peuple souverain, les représentants et le gouvernement ne peuvent être que conictuels.5

En suivant, Boyer présente l'analyse de Rousseau par Derrida, analyse qui tend à dire que dès lors que la crise de la représentation est inévitable, c'est toute la démocratie elle-même qui est impossible. La démocratie directe n'étant qu'un idéal, et la démocratie représentative une déviation de la démocratie.

Politiquement, la démocratie représentative vient donc combler un vide : celui laissé par l'impossible de la démocratie directe idéale ; mais, du coup, ce n'est plus vraiment une démocratie au sens strict du terme.6

Dès lors, un enjeu des gouvernements démocratiques est d'assurer que la démocratie subsiste et ce notamment par un travail de renouvellement de l'action du peuple. Il s'agit alors de repenser la représentation, non seulement comme temps d'élection, moment de décision collective, mais comme temps de contrôle ou de surveillance, moment de réaction collective. Rosanvallon parle du glissement du rôle de peuple-électeur à celui de peuple-surveillant, peuple veto et peuple-juge7 ; Arendt parle d'"alternative

traditionnelle entre représentation-substitut pur et simple de l'action directe de la population et représentation-pouvoir contrôlé par le Peuple"8. La distinction entre ces

deux temps porte principalement les modalités de participation aux prises de décision concernant les aaires publiques. Dans le premier cas, il s'agit de déléguer la décision, dans le second cas de juger et contester possiblement la décision. Dans l'absence d'une démocratie directe permettant de décider des aaires publiques, il ne reste au peuple que des rôles de gurants en amont ou en aval de la décision, jamais sur le temps même de la décision. Autès fait un lien entre le désintérêt des citoyens pour la politique et l'absence du politique, disant que "ce n'est pas le citoyen qui se retire, c'est le politique qui paraît désespérément éloigné"9. On peut relier cette absence aux échecs de la politique comme

le fait Autès, ou, comme nous nous proposons de le faire aux diérences temporelles. Le politique semble toujours ailleurs, dans un temps qui n'est pas celui du peuple. Il est de fait éloigné, mais dans un espace-temps qui contraint le peuple à n'être que réaction et jamais action.

C'est contre cette idée d'éloignement causé par une démocratie représentative que les gouvernements français de la 5ème République vont proposer une série de lois dites

de décentralisation, lois qui amèneront à rééchir aux modalités de la décision dans ce que l'on va appeler les territoires. Nous verrons dans les pages suivantes ce que les lois de décentralisation signient en termes de dénition du territoire et de dénition des acteurs et des espaces politiques. Ces réexions administratives et politiques vont ouvrir aux services territoriaux de nouveaux enjeux et engagements envers leurs publics, qui seront autant de réexions sur la représentation, ses formes et ses limites à un niveau local. Nous soulignerons alors comment les bibliothèques se sont vues questionnées dans la dénition de leur mission en tant que service public territorial. Nous verrons que les actions menées par ou dans, voire sur, les bibliothèques en réponse à cette crise de la démocratie représentative sont révélatrices de deux préoccupations : s'inscrire au plus près d'une politique locale pour donner du sens à des actions menées sur un territoire spécique et s'inscrire en même temps dans une politique nationale, susceptible de sauver ou de sauvegarder les bibliothèques, voire la culture en général.