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Il s'agit donc de voir comment ces activités participatives sont plus que simplement anec- dotiques et sont de véritables manifestations d'une action politique, d'une citoyenneté potentielle. La bibliothèque se veut déjà comme une mise en acte et en action, à l'opposé d'une bibliothèque plus traditionnelle où le public serait passif et seulement réceptacle de la prescription du bibliothécaire. Pour autant, il y a un pas qui reste infranchi entre être actif et être acteur. La dimension individuelle, voire personnelle, de l'activité, constitue

126 De tels sentiments ne peuvent toutefois fournir la base motivationnelle d'une résistance collective que

si le sujet est en mesure de les formuler dans un cadre d'interprétation intersubjectif qui les identie comme typiques d'un groupe tout entier ; à cet égard l'émergence de mouvements sociaux dépend de l'existence d'une sémantique collective qui permet d'interpréter les déceptions personnelles comme quelque chose qui n'aecte pas seulement le moi individuel, mais aussi de nombreux autres sujets.  Axel Honneth. La lutte pour la reconnaissance. français. Trans. by Pierre Rusch. Folio. Essais, ISSN 0769-6418 576. Paris, France: Gallimard, impr. 2013, 2013. isbn: 978-2-07-044357-4, p. 195

127 A céder aux modes, aux goûts et aux pressions du jour, les bibliothèques risquent en fait de ne plus

remplir leur mission culturelle et sociale, de ne plus jouer leur rôle de résistance et de n'être plus que des espaces de culture consensuelle, abandonnant toute ambition de promouvoir les ÷uvres, les auteurs et les éditeurs qui prennent des risques et qui doivent compter sur la durée pour parvenir à leurs lecteurs  durée que permet précisément le service public  et risquent enn que les enjeux sur la langue et le pouvoir de l'imaginaire ne soient plus pour elles une priorité. Tabah, Le rôle social et culturel des bibliothèques vu de Bobigny, op. cit.

le n÷ud central de cette distinction. Alors que l'acteur joue devant un public et ne de- vient acteur que parce qu'il se met en scène, s'expose aux regards des autres et se met en diculté130, l'activité reste l'aaire de chacun, sans publicité, engagement et besoin

d'assumer.

L'activité s'oppose à la simple bougeotte, et même au mouvement entrepris, imposé ou proposé par l'autre que soi-même. La notion d'activité, ici, connote une activité propre : l'activité personnelle et personnalisante, celle qui prend source et s'enracine chez tout un chacun. 131

Si la bibliothèque ne fait pas des usagers et des habitants des acteurs politiques, elle les rend néanmoins plus actifs. Reste à déterminer les formes de cette mise en activité. Pour cela, le concept d'expérience est régulièrement utilisé par les bibliothécaires. Mathilde Servet parle même d'économie de l'expérience132, se faisant le relai des bibliothécaires

hollandais et des économistes Joseph Pine II et James Gilmore. La bibliothèque, sur le modèle des entreprises néolibérales, propose à ses usagers/clients des expériences133.

Qu'est-ce qu'une expérience ? Est décrit là le fait pour un individu de trouver à la bibliothèque une multitude d'activités qui l'amèneront toutes à être plus heureux134. Ce

bonheur tient dans la reconnaissance et la sociabilisation dont nous avons parlé, mais aussi dans cette possibilité d'agir pour son propre bonheur, de ne pas être passif devant la construction de sa vie quotidienne. M. Servet pose ainsi la bibliothèque comme une institution devant développer la mise en activité des individus à la recherche de leur propre bonheur, bonheur résidant notamment dans la reconnaissance de leurs savoir-faire et dans les liens tissés avec d'autres individus à la recherche également de leur propre bonheur. Cette course au bonheur s'appuie sur une responsabilisation des individus à se rendre actifs, à participer à ce que l'institution peut leur proposer. Ce n'est pas l'institution qui rend acteur ou qui propose des objets d'action, mais elle ore un cadre dans lequel chacun peut agir sur son bien-être135.

Le bibliothécaire n'est pas cependant inactif dans sa mise en ÷uvre de l'activité de ses usagers. Son rôle est celui de rendre ces ores d'activités assez alléchantes et assez attractives. A cela, ces bibliothèques répondent par trois éléments : le développement important d'une communication, l'exacerbation d'un travail de convivialité (dont nous avons parlé dans la section précédente) et enn une mise en importance du jeu. Pour ce qui est de la communication, elle est mobilisée pour rendre le lieu le plus familier et le plus

130Voir deux textes sur lesquels nous reviendrons dans les pages et chapitres suivants : Hannah Arendt.

De la révolution. français. Paris, France: Gallimard, 2013. isbn: 978-2-07-045079-4; Tassin, Ce Que l'action Fait à l'acteur, op. cit.

131p. 160 Lhuilier and Litim, Crise du collectif  et décit d'histoire, op. cit., faisant référence à F.

simple d'accès possible. La bibliothèque Louise-Michel a fait de la communication une étape centrale de la réussite de leur projet. La marque Louise-Michel se construit sur les mots-clés suivants : humour et proximité et les bibliothécaires se mettent en scène, à coups de déguisements et de canards en plastique. En d'autres termes, c'est l'humour qui est le moteur d'une communication, qui ne se veut pas seulement informative, mais conséquence directe de l'eort de convivialité, dont nous parlions dans la sous-partie précédente. Lors de la Nuit de la Démocratie, les notes d'humour étaient nombreuses, depuis l'ache sur laquelle les mots "la bibliothèque nuit à la démocratie" et "la démocratie nuit à la bibliothèque" sont écrits, en passant par les lettres des faux candidats, la course de chariots, les sketchs d'information sur le désherbage (dont nous parlerons dans le chapitre suivant). Pendant le jeu, les bibliothécaires donnent ainsi une liste de types de documents à désherber. Les premières demandes sont assez sérieuses : un document dont le titre porte le mot "Démocratie", un DVD tiré d'un livre, un livre dont c'est la dixième édition, etc. Bien vite, les demandes deviennent plus étranges : une ÷uvre avec un auteur dont le nom commence par K, W, X, Y ou Z ou un document qui ne soit ni un livre, ni un lm, ni une BD. Pour devenir franchement drôles : un document plus épais que l'avant- bras de tous les membres de l'équipe, un document dont le personnage sur la couverture ressemble à un membre de l'équipe, un livre publié l'année de naissance d'un des membres de l'équipe, etc. Quant aux bonus, ils peuvent être gagnés si : le chariot est bien rangé à l'arrivée, si l'ensemble de l'équipe fait la chenille derrière le chariot à l'arrivée, si une ÷uvre remplit à elle seule quatre critères de la liste principale136, si le livre le plus épais

choisi par l'équipe est le plus épais de toutes les équipes et enn si l'équipe chante une chanson correspondant au titre d'un des documents rapportés. On comprend aisément les enjeux de cette communication humoristique : eacer des distances entre d'un côté les bibliothécaires et les participants, et d'un autre côté entre les participants eux-mêmes. Lors de la course de chariots, sans rentrer dans l'intimité des membres de l'équipe, on arrive vite à une forme de familiarité qui permettra de demander aux autres leur date de naissance ou de proposer que tel auteur ou acteur sur un livre ou un DVD nous rappelle un des membres de l'équipe137. Cette communication, tout comme la convivialité

mentionnée précédemment, a pour objectif de faciliter l'appropriation des lieux par les usagers, an qu'ils puissent plus facilement prendre part comme participants passifs ou comme participants actifs à l'ore d'activités. Par ces modes d'accès à l'activité, la bibliothèque passe d'une ore silencieuse et souvent élitiste à une ore familière et plus hospitalière. L'accessibilité est aussi travaillée par la présence du jeu : jeu de sociétés, jeu vidéo, mais aussi utilisation du jeu comme accès à la connaissance. Mathilde Servet dit ainsi :

Il se dégage de ces nouveaux établissements une ambiance stimulante et ex- citante. La bibliothèque se fait terrain d'expérimentation, de découverte, d'exploration, et s'apparente à un grand terrain de jeux.138

La bibliothèque, par ses activités, se propose donc comme lieu d'expérience au sens d'expérimentation, lieu où chacun recompose son identité, comme un enfant qui explore le monde. Loin d'être propice à l'action responsabilisante, la bibliothèque serait-elle

alors propice à l'amusement non contraint et, sous couvert de refuser la légitimité du prescripteur, poserait à la fois la responsabilité et l'irresponsabilité des individus, à la fois leur rôle actif dans la recherche de leur bonheur propre et leur incapacité à se construire autrement que dans le jeu ? C'est le règne de ce que Mathilde Servet nomme l'infotainment ou edutainment139, et qui devrait, plutôt que nous convaincre , nous

interpeller, ne serait-ce que pour les bibliothèques désireuses de créer du capital social, puisque cette notion ne fait pas bon ménage avec la critique du divertissement par Putnam. Faut-il alors admettre que l'expérience qui se fait et se vit à la bibliothèque est aux antipodes de l'expérience participative et émancipante préconisée par John Dewey ? que cette expérience personnelle ne vise pas d'autre résolution de problème qu'un problème de position individuelle dans la société, loin de l'idée de détermination par un public, un ensemble de citoyens, d'un problème de vivre ensemble ?

Dans Avoiding Politics et plus récemment dans Making volunteers, Nina Elia- soph s'est inquiétée de l'expression croissante d'une "éthique du fun" au sein des organisations civiques américaines. L'insistance placée sur l'amusement, le divertissement, est à coup sûr une dimension importante de ces community meetings, à travers la célébration des nombreux groupes culturels, le délé des Miss Latinas LA, la reconstitution folklorique d'une cérémonie maya ou la per- formance du Ch÷ur des femmes coréennes-américaines, qui sont en eet tout autant présentés comme l'occasion de passer un bon moment ensemble.140

Faut-il donc voir le jeu, dans la pratique participative, comme facilitation de l'apprentissage et dé-responsabilisation ou ne peut-on pas le considérer comme un outil de transition démocratique, an de voir s'il facilite la transmission d'information, l'expression des dissensus et la diversité des participants ? En eet, le jeu est une part essentielle des pratiques participatives : mise en scène, jeu de rôle, déplacement des corps dans l'espace . . . Plus encore, les recherches sur le crowdsourcing, montrent que le jeu est un facteur important dans la motivation et l'attraction des participants, à la fois comme clé d'apprentissage141, système de récompenses et de prix142, ludicité des plateformes143. Le

jeu est d'ailleurs souvent mobilisé par les institutions comme outil pour sauver la partic- ipation144 ou pour favoriser l'action collective145. Le jeu est aussi mobilisé à travers sa

fonction de jeu sérieux pour faciliter l'expérience et l'apprentissage du débat et de la plu-

139ibid.

140Mathieu Berger. La démocratie urbaine au prisme de la communauté. fr. In: Participations 4

ralité146. Pour autant, le jeu dans la participation a aussi ses détracteurs : infantilisation,

déresponsabilisation, dure confrontation à la réalité et incapacité à passer au-delà des rapports sociaux habituels147. Avant d'avancer sur cette question, nous nous proposons

de revenir sur la Nuit de la Démocratie pour en analyser le jeu participatif proposé. Le jeu de chariot est un jeu de rôle, occasion pour nous d'observer littéralement les jeux de mise en scène. En eet, pour reprendre les mots d'Etienne Tassin :

Qui agit joue. On ne saurait agir sans jouer, ou on ne saurait agir autrement que sur le mode du jeu. Le jeu (game) n'est un amusement que parce qu'il est d'abord une manière d'agir (to play, to act, to perform). Cette manière d'agir (et le plaisir qu'elle procure à l'occasion) se caractérise par l'articulation entre la nécessité d'une situation (le rôle) et la contingence d'une initiative (l'acte). Le jeu réalise l'accord entre la détermination de conditions imposées et la liberté d'une action qui s'en empare et y échappe.148

.

Les bibliothécaires nous proposent un jeu, qui nécessite de composer des équipes autour de chariots de bibliothèque. Les groupes se forment plus ou moins aléatoirement. Les agents de la bibliothèque constituent également une équipe, qui aura des contraintes supplémentaires dans le jeu. Les bibliothécaires donnent oralement les règles du jeu et un document imprimé récapitulatif est remis à chaque équipe. Le document rappelle les règles IOUPI149 et dresse une liste de près de 20 types de documents à désherber,

dont nous avons déjà donné un extrait page X. Ce sera ensuite la course folle dans les rayonnages. On crie, on s'apostrophe, on rigole.

Le ludique est ici porté par un non sérieux aché : les critères sont absurdes, les bonus sont de l'ordre de la bouonnerie. Tout est fait pour qu'on s'amuse. On est peut-être dans un jeu sérieux, celui de désherber, mais pas très sérieusement. C'est là où le doute peut nous prendre. Est-ce qu'on ne ferait pas semblant de mener ce projet collectif de désherbage ? Est-ce qu'on nous occupe, comme des enfants, avec des jeux, pour que la pilule soit moins amère ? Avons-nous besoin d'être amusés pour participer ? Ou doit-on voir dans un tel jeu, qui ache son non sérieux, une possibilité pour que les joueurs jouent le jeu ? Dans le jeu de rôle sérieux, est

aussi donnée à voir la capacité des acteurs à jouer en toute  bonne foi . Autrement dit, les acteurs ont simulé une situation sans toutefois jamais rien lâcher de leur rapport au réel et sans désolidariser leur jeu de leurs pratiques réelles au quotidien (. . . )150

146Nicolas Becu. La Formation Au Débat Démocratique Par Le Jeu. http://e-cours.univ-

lr.fr/UNT/democratie/co/module_Contenu_6.html. Cours Vidéo. 2015

147Laurence Boutinot, Alain A. Viau, and Grégoire Leclerc. Questions sur la neutralité des outils de

type jeux de rôle et cartographie participative dans une expérience de gouvernance foncière au Sénégal. fr. In: Norois. Environnement, aménagement, société 209 (Dec. 2008), pp. 7389. issn: 0029-182X. doi:

10.4000/norois.2641, paragraphe 13

148Tassin, Ce Que l'action Fait à l'acteur, op. cit., p. 44

Jouer le non sérieux dans un jeu sérieux permettrait un lâcher prise plus qu'une infan- tilisation. Plus encore, les bibliothécaires semblent porter les idées de Dewey, John plutôt que Melvil, dans ce jeu.

La démocratie est la conviction que le processus de l'expérience importe da- vantage que tel ou tel résultat particulier.151

Peu importe donc que l'on doive trouver à désherber un ouvrage plus épais que son bras, tant qu'on a eu cette expérience collective de décider ensemble quel livre plus épais que notre bras mériterait d'être désherbé. Cette possibilité de l'expérience repose sur le jeu de rôle proposé, un jeu où un seul rôle sera tenu, celui de bibliothécaire. Ce n'est pas un jeu permettant de saisir une pluralité de points de vue152, mais bien d'incarner un

personnage. Le chariot est la clé de cette incarnation, une représentation symbolique de la fonction de bibliothécaire, qui est ici exercée par tous. En incarnant ce rôle, le participant prend corps. On dira avec Etienne Tassin que :

Toute action déploie avec elle son propre espace de visibilité en l'inscrivant dans l'espace d'apparition institué : elle ouvre ainsi à une phénoménalité nouvelle dans un espace lui-même phénoménal de part en part.153

Et cette phénoménalité n'est pas anodine. Le corps en mouvement, sonore, quand la bibliothèque est plutôt le théâtre du silence et des pas feutrés 154. En jouant un rôle, qui

appelle à investir et occuper un lieu pour un usage autre qu'habituel, le participant devient acteur et transforme l'espace lui-même. De spectateur, les participants sont devenus acteurs et expérimentent un pouvoir qui ne prend sens que dans l'action. Plus encore, le retour triomphal du chariot

Nous invite à penser un héroïsme de l'action qui est un héroïsme démocratique, héroïsme ordinaire, auquel correspondent les gloires ordinaires de l'espace pub- lic démocratique.155