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Ces réexions nous amènent tout naturellement à observer ce que ces projets d'échanges de savoirs provoquent en terme de valorisation de l'individu ou de création d'un collectif. Les bibliothèques observées et faisant de la sociabilité leur intention première dans la mise en ÷uvre de projets participatifs semblent prises entre deux désirs contradictoires : d'une part viser la création d'un collectif, qui serait désexcluant et d'autre part centrer

97ibid., p. 10

98Carillo,Fil Rouge et Boule de Neige. La Médiathèque Phileas Fogg à l'heure Du Land Art Collab-

oratif., op. cit., p. 41

99Federico Tarragoni. De la personne au sujet politique. Une ethnographie des prises de parole

populaires dans les assemblées de barrio au Venezuela. fr. In: Participations 9.2 (Sept. 2014), pp. 149 175. issn: 2034-7650 et Anthony Pecqueux. Retrouver la face par la participation. Ethnographie de la fragile élaboration d'une ÷uvre d'art par des adolescents dans un quartier populaire. fr. In:

toute action autour de l'individu. Ainsi, dans un entretien sur la bibliothèque vivante, un collègue de la Bibliothèque municipale de Lyon dit :

Enquêté I1 :la bibliothèque vivante, à mon avis, c'est plus directement du pouvoir d'agir c'est-à-dire c'est redonner du pouvoir d'agir aux gens qui étaient là en tant que livres. On n'a pas vocation, on n'avait pas l'ambition de leur redonner toute leur place dans la société ça serait bien prétentieux mais en tout cas il y a quand même cet élément-là. D'ailleurs ils nous l'ont dit, dans les retours : d'abord ça a créé du collectif, puisque y a un groupe qui s'est monté et qui a partagé des réunions et puisque les réunions de

préparation étaient quasiment pour eux aussi importantes que le jour J.

On ne sait pas sur quoi le pouvoir d'agir obtenu peut s'exercer, mais il se crée pour les bibliothécaires qui l'ont organisé à la fois sur l'existence d'un collectif, d'un groupe consti- tué, qui est un lieu de formation et d'apprentissage (à l'expression de soi, en l'occurrence) et sur la mise en visibilité du récit de soi, comme il l'a été dit en entretien et cité plus haut101. Il convient de s'arrêter un instant sur cette idée de collectif. Le bibliothécaire

semble dire que le collectif s'est créé par la réunion des individus, réunion à la fois physique (un rdv par mois pendant un semestre) et réunion aective et communautaire (au sens où la réunion leur permet de s'identier comme un groupe partageant les mêmes aects : sentiments ou plus généralement visions du monde liée à une expérience sinon iden- tique du moins similaire). Le collectif se crée donc pour les bibliothécaires en mettant en présence des récits singuliers que la bibliothèque permet de faire résonner les uns avec les autres. Avec un tel projet, le collectif ne peut se créer que dans un contexte facilitant à la fois la rencontre réelle et non la présence simultanée dans un même endroit, et la prise de parole individuelle face à un public. On comprend donc que dans les entretiens les notions de convivialité et de conance soient régulièrement mentionnées. La convivialité est en général toute entièrement contenue dans l'idée d'orir le café, voire des petits gâteaux, aux participants. Il s'agit encore une fois de faire de la bibliothèque un lieu dans lequel on se sent aussi bien qu'à la maison.

Avec le thé et les gens qui viennent se servir, on discute un peu et on parle de tout et de rien. Ça permet de connaître les gens qui viennent à la bibliothèque, qui disent bonjour sans te regarder. Mais si tu leur proposes du thé et du café, vous avez un moment pour discuter un coup, donc ça fait passer un bon moment.102

La convivialité facilite la relation à l'autre et permet dès lors à ce collectif de se constituer, aux individus de se reconnaître une appartenance commune. Plus que la

ne parlera d'hospitalité. A ceci, nous voyons plusieurs raisons. La première très simple est que les bibliothécaires ne se sentent pas partie prenante du collectif qui se crée. Ils servent le café, mais ne s'en servent pas. Ils se font les hôtes, mais le collectif qu'ils proposent repose sur une identité entre les usagers, plutôt qu'entre eux et les usagers. Leur statut de fonctionnaire semble les éloigner de leur possibilité de prendre part au récit collectif en train de se créer. Lors d'un entretien sur la bibliothèque vivante, le bibliothécaire interrogé a largement insisté sur la diculté pour les bibliothécaires d'animer la bibliothèque vivante, car ils ne pourraient pas, en tant que fonctionnaires requis à une forme de neutralité et de distance déontologique, s'exprimer dans un récit singulier. Or c'est cette narration singulière qui permet à chacun de trouver sa place dans le groupe et d'être reconnu par les autres comme appartenant au groupe. Dans un atelier de  critical thinking , les deux bibliothécaires présents apporteront certes le café mais resteront silencieux tout au long de l'événement, contrairement aux quinze autres participants.

La seconde raison à la mention de la convivialité plutôt qu'à celle d'hospitalité est que les bibliothécaires reconnaissent la nécessité de cet accueil convivial parce qu'il conditionne la pratique participative. La convivialité n'est pas seulement nécessaire au groupe, mais à ce que le groupe se crée dans l'action des individus. La convivialité n'a pas tant pour objectif que les individus se sentent comme à la maison, mais qu'ils se sentent libres d'agir comme s'ils étaient à la maison. En situation conviviale, les usagers se sentiront donc libres de sortir leur tricot, de faire des scoubidous, de faire une démonstration de danse ou de magie, ou tout simplement de prendre la parole. C'est que la convivialité ne joue pas tant sur l'égalité entre les individus (hôtes au double sens) que sur la conance ressentie par chaque individu. Si elle joue sur une forme d'égalité, c'est en tant qu'elle permet à chacun de se donner le droit d'occuper l'espace et de devenir à son tour l'hôte d'une activité, à laquelle il ou elle invite les autres usagers à participer. C'est une hospitalité en cascade qui s'ore nalement par l'accueil café et qui peut à son tour générer une égalité plus essentielle entre les diérents acteurs des espaces.

(. . . ) les mouvements de l'hospitalité outrepassent celle qui se donne aux visiteurs. La temporalité s'allonge, l'accueil réussi doit mener les nouveaux venus à se reconnaître une appartenance à la communauté et à participer d'une cohabitation  viable . À la diérence de simples visiteurs, ils peuvent prétendre à une réduction de l'inaugurale asymétrie qui (c)ouvre leur accueil. Si des diérentiels s'éternisent et entravent leur participation, ils sont fondés à réclamer que les choses changent. In ne, rien ne doit subsister de l'asymétrie première. 103 .

Par ailleurs, cette conance va s'installer aussi dans un espace qui doit lui-même être convivial. L'agencement des espaces quant à lui peut contribuer à rendre un espace public plus ou moins de conance, voire plus ou moins rassurant. A Rouen, une étude a été menée sur un pont qui n'était fréquenté que par les hommes, et que les femmes évitaient en s'imposant de faire des détours. La prise de conscience de ces stratégies

d'évitement va amener les architectes et designers à revoir leur copie sur plusieurs espaces publics de la ville et à modier les usages possibles de ce pont pour lequel  le nombre de les de voitures sera réduit, les trottoirs élargis, une piste cyclable sera aménagée, un nouveau mobilier urbain sera installé, etc. 104. Plusieurs conférences ont lieu en

2017 et 2018105 sur les espaces urbains et le genre notamment an d'étudier les facteurs

rassurants ou inquiétants des espaces publics. L'enjeu n'est pas simplement de rendre le lieu accessible à tous, mais bien que l'espace soit réellement public : accessible à tous et favorisant des interactions entre des individus qui ne relèvent pas forcément des mêmes groupes sociaux-culturels.

La qualité des interactions dans les espaces publics dépend aussi de la façon dont ces espaces sont conçus. La propreté des lieux, leur calme, leur lumi- nosité, ou bien encore l'atmosphère qui s'en dégage ne sont pas sans impact sur la façon dont leurs usagers interagissent. Urbanistes et architectes se penchent de plus en plus sur la façon de rendre les espaces rassurants. Des idées simples peuvent grandement contribuer à limiter leur caractère anxiogène.106

Dans le même esprit, la bibliothèque troisième lieu est d'abord une transformation architecturale ou design de l'espace de la bibliothèque. Outre la volonté de "créer un climat convivial et chaleureux" et de "rendre les espaces confortables"107, qui pourrait

se satisfaire d'un simple réaménagement, d'un peu de couleur et de quelques canapés et chaueuses, c'est à une redénition ambitieuse des lieux qu'appelle le troisième lieu, ce que Mathilde Servet appelle "une redénition de leur sémantique architecturale"108. Pour

autant, il est parfois plus facile d'orir le café que de proposer des espaces conviviaux. La bibliothèque reposant avant tout sur l'accès à des rayonnages n'est pas forcément le lieu le plus convivial par essence. Mais pour certains bibliothécaires, le problème principal ne tient pas dans cette diculté presque essentielle à faire de la bibliothèque un espace convivial et inspirant conance.

Enquêté A1 : Parce que la tarte à la crème qu'on ne problématise pas, c'est qu'en fait on met des canapés, ça donne un aspect salon, on se projette comme si notre bibliothèque allait être ou fonctionner comme un café bobo super à la mode avec des gens ultra sympa et cool, qui viennent discuter avec leurs voisins. La réalité aujourd'hui, ce n'est pas celle-là et en fait on ne problématise pas ces questions. Quand on fait un endroit très sympa, très cosy mais on le fait pour qui concrètement ? Et comment ce lieu va fonctionner ? C'est des questions toutes bêtes mais aujourd'hui quand on met des canapés et des fauteuils, ça va peut-être paraître un peu horrible ce que je raconte, mais c'est la réalité ; aujourd'hui, c'est des sdf, c'est des sans-logis qui n'ont plus de lieux publics

où stationner qui les occupent, et dans nos bibliothèques ça ne ressemble pas vraiment à mon avis au café bobo.

Est pointée ici une diculté importante, qui est celle de confondre la convivialité de l'espace et la conance qu'il peut générer. Il ne sut pas de rendre un espace attractif, pour qu'il soit autre chose qu'attirant. La conance à agir dans l'espace, à s'inscrire dedans, ne peut pas se construire sur la simple esthétique du mobilier. Il convient dès lors de voir comment la conance à exister dans l'espace et donc dans le groupe peut se construire. Lors de la nuit de la démocratie à la bibliothèque, comme cela a été dit, les bibliothécaires nous ont proposé de faire une course de désherbage, munis de chariots. Chaque équipe et son chariot devait choisir des ouvrages à supprimer des collections, et ce le plus rapidement possible, tout en revenant, glorieux, en formant une chenille et en entonnant une chanson inspirée par le titre d'un des documents désherbés. Les équipes se sont élancées dans un joyeux brouhaha et en guidant leurs chariots à toute allure dans les rayonnages de la bibliothèque. Vite les chariots s'immobilisent et les participants courent dans la bibliothèque d'un rayonnage à l'autre. On rigole beaucoup ; le niveau sonore est élevé. Le retour des chariots avec les équipes chantant à tue-tête tout en faisant la queue leu leu derrière leur butin est un spectacle tout à fait inattendu dans une bibliothèque. Car la bibliothèque est un lieu de silence. Désacraliser les espaces, comme cela s'est fait dans cette activité, c'est ouvrir la bibliothèque aux corps, aux corps vivants en mouvement, non silencieux. C'est recréer une passerelle entre l'institution et la vie. C'est peut-être à cette condition qu'un espace peut être véritablement convivial, hospitalier et accueillant, quand il ne comprime pas un élan naturel. Certes, la course de chariot est exceptionnelle, mais elle facilitera les étapes suivantes de la Nuit de la Démocratie, étapes relatives à la prise de parole (voir le troisième chapitre de cette partie, 3, 261). Elle permet aussi aux participants de s'être susamment approprié l'espace de la bibliothèque, pour s'en sentir partie prenante. Nul besoin d'aller jusqu'à faire des courses de chariot, pour que l'espace soit ainsi approprié et rendu vivant. La bibliothèque Louise-Michel, comme celle de Languidic, donnent la possibilité à leurs usagers d'animer des activités en plein c÷ur de la bibliothèque, au milieu des rayonnages, et non dans une salle éloignée, qui contiendrait le bruit et la fureur. Revenons en arrière pour nous intéresser à un élément laissé de côté un instant : celui du collectif qui se crée par la réunion des récits singuliers. Ce n'est pas tant l'idée d'un récit commun qui se dessine, que l'idée d'une communauté faite d'une multitude de récits ayant tous la même valeur. On retrouve cette idée de pont entre une situation individuelle et un collectif pris comme communauté d'individus dans l'acceptation du concept de troisième lieu par les bibliothèques :

Le troisième lieu doit en eet présenter la garantie qu'il pourra orir un remède contre la solitude à tout moment, une sorte d'antidote à la frustration et à l'ennui. Il doit pouvoir procurer un moment de détente en bonne compagnie, donner l'impression à l'individu qu'à tout moment une vie communautaire existe, que des liens unissent les individus.109

l'agrégation d'individus, s'entre-reconnaissant le droit à la culture, le droit de faire culture. On oscille entre impact sur l'individu au plan personnel 110 (conance en soi notamment)

et impact sur la communauté au niveau des liens consolidés. La liste, proposée par Hil- lenbrand, des catégories dans lesquelles la bibliothèque joue un rôle social est d'ailleurs signicative de cette balance entre impact personnel, centré sur l'intime et le soi, et im- pact collectif, qui ne dit rien des actions possibles de ce collectif, si ce n'est sa propre existence.

The social impact of the library comprises a number of elements which have been grouped under ve broad themes: personal development; social cohesion; community empowerment and self-determination; local image and identity; and health and wellbeing.111

Or ceci pose problème à deux niveaux : d'une part en terme d'émancipation et d'autre part en terme de reconnaissance. L'individualisation pourrait être un proces- sus d'émancipation, si elle permet le pas de côté qui rend chacun et chacune capable de se défaire de son carcan social, qu'il soit familial, associatif, géographique, etc. Ainsi Cusset écrit :

L'individualisation désigne le processus par lequel les individus ont peu à peu acquis une capacité à se dénir par eux-mêmes et non en fonction de leur appartenance à telle ou telle entité collective.112

L'individualisation pourrait ainsi être une carte que les institutions jouent pour s'opposer à une vision qui assigne des places aux individus et leur laisse une très faible possibilité de s'en extraire. La bibliothèque pourrait alors être un outil d'émancipation sociale, dans la dénition donnée par Jacques Rancière :

L'émancipation sociale a signié, de fait, la rupture de cet accord entre une "occupation" et une "capacité" qui signiait l'incapacité de conquérir un autre espace et un autre temps.113

Pourtant, ce n'est pas là ce que produisent les activités de ces bibliothèques, centrées sur la valorisation de la culture de chacun et tablant sur la reconnaissance par l'autre de l'égalité des cultures. Critiquant Honneth, Fraser parle du tournant culturel des sociétés, qui mène à une dépolitisation de la reconnaissance :

Les revendications de justice ne s'exprimeraient plus uniquement en fonction des principes de redistribution économique, mais emprunteraient également et en priorité le vocabulaire de la reconnaissance culturelle (...) ils ne concern- eraient plus la justice comme l'égale redistribution des biens, mais comme la

En "refusant d'essentialiser les identités"115, Fraser propose non pas de travailler sur

la reconnaissance des identités, mais bien sur celle des statuts, et notamment du statut à participer, à prendre part à la construction politique de la société 116. En travaillant

à valoriser la culture de tous, la bibliothèque risque de se désengager des questions politiques et de se présenter comme une institution qui n'émancipe pas tant qu'elle conrme la place de chacun.

Ce centrage sur l'individu et le personnel (développement personnel, bien-être, etc.) amène aussi à une réexion sur la notion d'engagement. La participation dans les exemples donnés repose entièrement sur du volontariat. Sue parle d'un "bouleversement à la base des formes de l'intervention sociale et politique"117qui tient notamment dans le fait que la

participation n'est pas obligatoire, ne requiert pas d'engagement strict ou de contraintes. Cette idée d'absence de contrainte est d'ailleurs largement plébiscitée dans la notion de troisième lieu comme un de ses éléments positifs :

En outre, le réseau de connaissances du troisième lieu n'est pas contraignant, car il fonctionne sur la base du volontariat. Cette forme de compagnonnage à la demande permet de lever le  paradoxe de la sociabilité  : l'individu peut s'engager à sa guise dans des interactions avec les autres, sans souscrire aux règles qui régissent habituellement les relations plus intimes. Le troisième lieu facilite ainsi un mode d'aliation plus occasionnel et informel.118

Ce régime d'association119 volontaire, entre des individus dont on reconnaît à la fois

la singularité et l'appartenance à des communautés, sut-il à créer un collectif 120 ? Eloi

Laurent nous invite ainsi à distinguer entre l'acte de collaboration et celui de coopération ; ce dernier reposant sur la création d'un groupe solidaire, construisant dans le temps son action, quand le premier peut rester une action individuelle et frénétique121. Dans un

article de 2010, Lhuillier fait une distinction entre le groupe et le collectif. Pour lui, le

115ibid., p. 95

116 Ce qui est important n'est pas en eet de reconnaître l'identité culturelle d'un groupe spécique,

mais de reconnaître son égalité de statut avec les autres, c'est-à-dire sa capacité à participer à part entière à la vie sociale. (. . . ) La reconnaissance est (...) une revendication d'égalité de statut qui, tout comme la redistribution et avec elle, conditionne l'égal accès à la participation.  ibid., p. 95 & 96

117Sue, L'armation politique de la société civile, op. cit., p. 31 & 32 118Servet,Les Bibliothèques troisième lieu, op. cit.

119 L'association dont il est ici question doit d'abord être comprise à partir de ce nouvel âge de

l'individualité, à partir de l'individu relationnel qui modie insensiblement son rapport à lui-même et son rapport aux proches. Il s'agit d'une révolution au plus près de l'individu, dans ses rapports de proximité qui, par ondes successives, gagne le terrain des relations sociales. Le lien d'association progresse d'abord dans les rapports interpersonnels, dans les liens informels, dans les réseaux qui échappent aux institutions, aux marges de la société, là où en dénitive l'individu peut s'armer comme personne. Sue,

L'armation politique de la société civile, op. cit., p. 28