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C 3 Le bibliothécaire sur la scène participative : animateur, formateur, témoin

La méthode de Goman peut nous servir en deux moments : d'une part pour déterminer des rôles qui semblent être incarnés soit normalement soit en situation participative, et d'autre part pour étudier en profondeur ces rôles et comprendre leur manifestation, leur cause, leur signication. Pour déterminer ces rôles, nous avons mené une série d'observations sur des activités non participatives et non organisées pour Démocratie puis les avons comparées avec les activités participatives organisées pendant Démocratie. Pour cela, nous avons étudié les façades personnelles, les accessoires, les décors des activités observées pour voir quels rôles se mettent en place. Plus encore, nous devons nous demander si la participation ne fait pas émerger de nouveaux rôles.

Pour cela, nous avons conduit des observations entre novembre 2017 et janvier 2018

70, dans deux bibliothèques du réseau lyonnais : la bibliothèque centrale (La Part-Dieu)

et la bibliothèque du sixième arrondissement. Nous avons conduit des observations participantes, en prenant donc une part active à l'animation en cours. Nous avons observé 15 activités, de formes diérentes : formations, débats, expositions, rencontres, ateliers, etc. Ces activités ont été repérées sur le magazine Topo (l'agenda imprimé de la bibliothèque municipale de Lyon), sur les deux agendas accessibles depuis le site web, celui des animations et celui des ateliers numériques. Certaines activités étaient ouvertes sur inscription, avec un public restreint, d'autres étaient ouvertes sans inscription. Nous avons prêté également attention à suivre des activités ayant lieu sur des jours et heures diérents : le soir, le midi, la matinée et l'après-midi, en semaine, le mercredi et le samedi, an de voir si le public change et si les interactions évoluent.

Interrogeons l'opinion commune sur le métier de bibliothécaire et nous verrons le portrait étrange d'un professionnel dont les connaissances sont autant reconnues que son non-besoin de compétences pour exercer sa profession. Ainsi, autant les bibliothécaires sont considérés comme des intellectuels, capables de lire et de lire beaucoup, de savoir ce qu'ils ont lu pour pouvoir le conseiller et même pour pouvoir trouver l'information que le public cherche, autant l'idée de formation au métier de bibliothécaire suscite le plus grand étonnement, car il semble au profane qu'hormis lire et parler de sa passion, le bibliothécaire n'a rien d'autre à faire qu'à ranger des livres. D'ailleurs les agents interviewés ont exprimé à la fois leur découverte presque par hasard du métier et leur diculté à pouvoir réellement qualier le métier. La plupart reconnaissent n'avoir pas eu de vocation à travailler en bibliothèque, même si chacun reconnaît à la bibliothèque des qualités qu'il ou elle a du mal à retrouver ailleurs aujourd'hui : service public, liberté, pluralisme, etc.

Enquêté C2 : Avant de travailler ici, je n'avais quasiment jamais mis les pieds dans une bibliothèque, mais vraiment jamais ! J'habitais dans un petit

70Ces activités ont été observées dans le cadre d'un projet de recherche européen appelé PLACED. Les

village où il n'y avait pas de bibliothèque et à la fac, j'ai rien foutu ou vraiment très peu. Un jour, j'ai commencé à bosser ici et je me suis dit :  mais en fait je suis con, qu'est-ce que j'ai foutu jusque-là .

Ou encore cet autre agent qui, expliquant son parcours de photographe à médiateur numérique, précise à plusieurs reprises qu'il n'est pas bibliothécaire. Le rencontrant un an plus tard à une réunion locale de l'Association des bibliothécaires de France, je m'étonne de sa présence. Il me dit alors que nalement il est bibliothécaire, parce que travailler en bibliothèque n'est pas travailler ailleurs, quel que soit le type de poste et de statut. Être bibliothécaire, c'est donc peut-être d'abord travailler en bibliothèque, travailler pour  faire la bibliothèque  : institution culturelle où se met en ÷uvre une politique publique, lieu ouvert à tous, dédié à la diusion du savoir, soit par la mise à disposition de collections, soit par la proposition d'un programme d'animation culturelle, soit encore par la formation oerte à la maîtrise d'outils qui permettent cet accès au savoir. Le ou la bibliothécaire sera donc aussi bien chargé d'accueil, de collections, de programmation culturelle, d'espaces de formation et d'auto-formation. Dans certaines bibliothèques, les bibliothécaires, ayant un statut de professionnel des bibliothèques, sont parfois responsables de tous ces aspects du métier. Dans de grandes bibliothèques, ces responsabilités sont partagées entre trois corps professionnels : celui des bibliothèques, celui de la médiation socioculturelle et celui de l'animation numérique, avec une étanchéité plus ou moins forte entre les corps de métier.

Cette diculté à faire percevoir dans quels types d'activités se mobilise l'ensemble des connaissances, qui sont celles des bibliothécaires, est agrante dans l'observation des rôles que nous avons menée. Ainsi, le rôle premier du bibliothécaire dans une activité de type animation culturelle ou scientique est un rôle très eacé, qui ne laisse pas voir les connaissances nécessaires à l'exercice de cette tâche. À se demander même si le bibliothécaire ne les cache pas volontairement. Pour le public qui participe à une activité de la bibliothèque, dans la majorité des cas, le bibliothécaire est plutôt un  ouvreur de portes , pour reprendre une expression qui a été utilisée plusieurs fois lors d'entretiens avec des bibliothécaires (dans des contextes autres que le Projet Démocratie). Ils accueillent les partenaires et le public, ils ont auparavant installé la salle, ils orent le café. Leur intervention orale est réduite au strict minimum : le mot de bienvenue, le mot de n. Leur interaction avec le public est également réduite au minimum et toujours dans une posture qui vise à ce que l'événement se passe au mieux. Ainsi, ils interagissent avec le public pour l'accueillir et lui indiquer où s'asseoir ou pour reprendre le micro en cas de débordement. En d'autres termes, ils contiennent. Toujours à proximité, mais invisibles et silencieux, ils restent souvent au fond de la salle, loin de l'espace central de l'activité.

l'espace dans lequel son rôle prend place.

Ceci n'est pas anodin. Se centrer sur le présent, c'est d'abord s'engager envers le public et la bibliothèque sur l'événement et son vécu. On peut y voir une responsabilité de service public, à savoir que la bibliothèque doit être un lieu sécurisé et sécurisant, qui donne au public ce qu'il est en droit d'attendre, en l'occurrence ce qui est annoncé dans le programme avec une garantie de qualité. On peut y voir aussi un intérêt des bibliothécaires pour proposer une expérience positive, agréable pour les publics et pour les partenaires, auquel cas, il ne s'agirait pas tant d'une responsabilité publique que d'un souci de l'autre, pris non pas tant comme individu que comme groupe. Un événement en bibliothèque a ceci de particulier qu'il constitue un temps collectif, alors que la recherche de documents, comme la lecture, sont en général des activités individuelles. On peut y voir également non plus un souci de l'autre, mais une inquiétude. Outre les interactions en cas de dérapage, on remarque que nombre de collègues des bibliothécaires organisateurs passent les voir et leur faire signe. Tout en vériant que tout se passe comme attendu, ces visiteurs invisibles (reconnaissables seulement par qui connaît l'équipe), gurants de l'événement, laissent penser que ces événements suscitent une certaine appréhension. Dans les cas observés, cette inquiétude pouvait être liée à une prise de parole du bibliothécaire, prise de parole cette fois non plus organisationnelle mais bien de contenu, ou liée à la présence même d'un public actif pouvant prendre la parole et une parole non maîtrisée, ou enn liée au caractère nouveau de la forme de l'événement. Ainsi, pour un atelier  critical thinking , les bibliothécaires sont venus à deux, pour moins de 15 participants, dans un événement qui était piloté au moment de l'événement même par un partenaire et sont restés parfaitement silencieux, sauf pour accueillir, orir le café et remercier. Dans tous les cas, ces inquiétudes concernent alors le bien-être du bibliothécaire lui-même. Cela sous-entend que les événements, bien que développés dans les bibliothèques depuis de nombreuses années, ne sont pas si évidents pour les bibliothécaires. Or, il nous semble que dans le cas d'événements participatifs, le souci de l'institution, le souci des publics et le souci de soi-même sont plus que jamais mobilisés. En eet, une pratique participative engage l'institution à transformer l'écoute des publics, elle rend d'autant plus importante le caractère agréable et sécurisant de l'activité qu'elle doit pouvoir laisser chacun et chacune en conance pour exprimer sa parole ou ses savoirs, et enn les risques de conits sont ampliés du fait d'une libération de la parole. Pour toutes ces raisons, l'organisation de pratiques participatives événementielles dans la bibliothèque devrait amener au développement de tâches ou de postures encore plus dévolues à la belle et bonne expérience.

Comme en lien avec cette inquiétude du conit et ce souci de représenter le service public, il faut voir que les bibliothécaires ne se présentent que comme l'incarnation de la bibliothèque. Pourtant, ils ne le font qu'en donnant leurs noms et prénoms, sans préciser leur fonction dans la bibliothèque ni leur statut, et encore moins le secteur dont ils sont spécialistes (ce qui pourtant explique leur présence à l'événement, voire l'existence de l'événement lui-même). Ils ne se présentent donc pas en tant qu'experts, sachants, mais en tant que représentants de la bibliothèque et hôte de l'événement. Il ne faut

plan administrativo-juridique. Toute représentation d'un bibliothécaire face à un public porte la marque de cette restriction réelle ou en tout cas totalement intégrée. Les débats sur la neutralité et le devoir de réserve sont chose courante dans le métier, et ce dans le monde entier : qu'il s'agisse d'un débat aux USA sur la disponibilité des salles de la bibliothèque pour les groupes d'extrême-droite ou qu'il s'agisse en France du débat autour du respect de la vie privée des usagers 71. Cette posture de retrait a pu amener

à éviter certains sujets conictuels dans les programmations des bibliothèques, de peur que les usagers n'y lisent une opinion quelconque de la bibliothèque sur le sujet ; ceci est tout particulièrement vrai des débats autour de la religion évités par les bibliothèques. Les actions participatives font bouger cette situation, au sens où la participation est déjà fortement connotée. Elle sous-entend un certain regard sur la démocratie, sur la représentation et sur l'action. Le développement des pratiques participatives aura peut-être un impact sur le devenir de cette injonction professionnelle à la neutralité, et notamment une redénition de ses contours et de son incarnation.

Nos observations nous ont conduits à identier un autre rôle, celui de spécialiste des ressources, qui consiste à faire un lien entre les collections de la bibliothèque et l'événement. Il s'agit pour les bibliothécaires de proposer une liste de documents en lien avec l'événement. Deux éléments sortent de ces observations : le caractère absolument non central de la connexion entre documents et événement et le caractère temporel de cette connexion. Commençons par le premier point : ces listes sont toujours comme un supplément à l'événement, alors même qu'un événement est en général proposé parce qu'il fait écho à des collections de la bibliothèque. C'est parce que les bibliothécaires achètent des documents sur l'actualité du droit d'asile qu'ils vont faire venir un expert sur cette question. Et pour autant, ni les ouvrages de cet expert ni les ouvrages sur ce thème ne sont valorisés pendant l'événement. Dans un des événements observés, les documents conseillés étaient mis à disposition sur une table de présentation. Il était alors possible de les emprunter ou simplement de les consulter. Cependant rien sur la table ne signalait le lien avec l'événement, rien ne précisait si ces documents étaient manipulables ou si leur exposition en faisait des objets intouchables. La table était loin des participants et du lieu même de débat. Et les documents n'ont jamais été mentionnés pendant l'événement pour eux-mêmes. À la n de la conférence-débat, le bibliothécaire a signalé la présence de cette sélection de documents, sans en donner quelque autre description sur le contenu, ni les modalités d'usage (consultation, prêt, etc.). Il n'était par ailleurs pas prévu de liste à emporter et la liste n'a pas été publiée sur l'entrée de l'événement dans l'agenda. Ce caractère anecdotique de la liste se retrouve quand in extremis à la n d'un atelier le bibliothécaire relève toutes les adresses mail pour envoyer une bibliographie liée au thème discuté, ou quand tout aussi  inextremissement  le bibliothécaire part en courant à la n d'une présentation de revue pour aller chercher dans son bureau un tract préparé avec

jouer le rôle d'expert, qu'ils sont pourtant. Plus encore, ils ne veulent pas jouer le rôle de prescripteurs face au public et assumer une autorité face au public. Le rôle d'expert qui pourrait être défendu n'est pas du tout assumé. Les pratiques participatives font bouger cela de deux façons : d'une part il semble dicile de promouvoir la participation des habitants et des usagers, et la mobilisation de leurs savoirs et expertises, quand on ne veut pas soi-même faire la démonstration de ses connaissances et compétences ; d'autre part, la participation va dans le sens d'un partage de l'expertise et de l'autorité et peut-être d'une diminution de la fonction prescriptrice de la bibliothèque, à moins que celle-ci ne trouve une autre manière de garder cette fonction qui reste dans la dé- nition de la bibliothèque comme partie prenante de son travail d'émancipation des usagers. Par ailleurs, ce deuxième rôle soulève une autre question, celle de la temporal- ité. Lors des activités observées, tout se passe comme si les activités n'étaient pas l'occasion de présenter la diversité des collections et des ressources possibles, quand bien même ces activités jouent aussi le jeu d'une diversication de l'accès au savoir et d'une diversication des publics. Ainsi, les collections qui ne sont pas directement consultables ne sont pas présentées et le numérique est mis de côté. Plus encore, tout tourne autour de l'événement dans le présent. Les bibliothécaires ne cherchent pas à dresser des passerelles évidentes entre les sources de savoir : savoir acquis directement dans l'événement ou indirectement par le passage vers des collections. Il s'agit bien d'un problème de perception du savoir dans le temps. L'immédiateté de l'expérience directe du savoir dans l'activité semble déconnectée de la possibilité de construire des savoirs dans le temps au moyen des ressources de la bibliothèque. En faisant du lien aux ressources de la bibliothèque un bonus, et non un point central, les bibliothécaires présentent une facette de l'expérience-savoir comme immédiate et non pas comme à construire. Ceci est d'autant plus évident que rien n'est fait pour garder trace des savoirs produits pendant l'événement même. Rien n'est conservé qui pourrait constituer un répertoire transmissible et diusable de l'expérience vécue (photos, notes, archive des productions, etc.). Si parfois des photos sont prises, elles le sont pour un usage interne, à savoir illustrer un rapport d'activité. Le bibliothécaire ne se fait en général pas le témoin de l'événement. Or les pratiques participatives ne proposent pas seulement une expérience vécue collectivement, dont on pourrait garder une trace émotionnelle à base de photos ou de témoignages, mais produit du savoir (cartes collaboratives, textes, etc.). Les bibliothécaires vont-ils devoir se saisir diéremment de la temporalité du savoir ? Ainsi, l'observation de pratiques non participatives, hors du contexte du programme Démocratie, nous permet de repérer plus que des rôles, des tâches qui sont porteuses de ces représentations et qui amènent à pointer quatre éléments susceptibles de montrer ce que la participation pourrait transformer de la représentation du métier et possiblement du métier lui-même. Ces éléments sont l'expérience, entre organisation d'une expérience agréable et positive et mise en place d'une expérience transformante, la neutralité, entre peur du conit et représentation du service public, la prescription, entre refus de l'expertise et mise en place d'une situation de valorisation de toutes les expertises, et enn l'inscription dans les temps, entre le souvenir et la construction des collections de

Outre ces quatre éléments qui seront autant de pistes à suivre pour observer ce qui se transforme dans la mise en ÷uvre d'intentions à la participation, nous pouvons dès à présent pointer les tâches qui sont faites par les bibliothécaires dans les 15 activités étudiées du Projet Démocratie. Pour rappel, Goman considère que  dans nombre de cas, la représentation sert à exprimer les caractéristiques de la tâche exécutée plutôt que celles de l'acteur 72. S'intéresser aux tâches revient à poursuivre le travail entamé sur les

rôles. Les deux rôles que nous avons observés expriment plusieurs tâches, certaines qui sont exercées avant l'activité et d'autres pendant l'activité. Trois tâches sont possibles avant l'activité : initiateur, organisateur, constructeur. L'initiateur est celui qui est à l'origine du projet. L'organisateur est celui qui organise l'événement, le gère d'un point de vue matériel et logistique. Le constructeur est celui qui construit l'activité et son contenu. Trois rôles sont également possibles pendant l'activité : L'animateur, qui accueille, facilite l'activité (introduction, passage des micro, conclusion, information aux passants, etc.), le formateur, qui a un regard sur le contenu échangé et produit pendant l'activité (jugement, validation des contenus et formation des participants) et enn le spectateur, qui participe à l'activité en cours avec plus ou moins de réaction perceptible (spectateur, observateur, journaliste, participant). Pour étudier les activités participatives du programme Démocratie à l'aune de ces nouveaux éléments, nous avons produit un tableau des tâches eectuées pour ces activités. Le tableau 2.4, page106, vise ainsi à mettre en évidence ces tâches, qui nous renseignent aussi sur les représentations qui seront tenues, et permet de voir d'une part l'importance de chaque tâche et d'autre part les corrélations entre les tâches avant et pendant l'activité. Nous avons par ailleurs considéré que les trois tâches d'initiateur, organisateur ou constructeur peuvent être eectuées par la bibliothèque seule (carré rouge dans le tableau), de manière partenariale, avec des associations ou avec le public, (carré violet dans le tableau), de manière déléguée, par des partenaires seuls ou par le public seul, (carré bleu dans le tableau). De même pour les tâches eectuées pendant l'activité : animateur, formateur et spectateur, nous avons donné un code couleur selon que la tâche est plus ou moins assumée : ainsi en rouge la tâche principale, en violet la tâche secondaire et en bleu la tâche dans laquelle le bibliothécaire ne fait oce que de gurant.

Ce tableau nous permet de constater, dans les pratiques participatives, à l'image de ce qu'il se passe dans les pratiques non participatives, que la prédominance d'un travail de la seule bibliothèque en amont de l'activité diminue dès lors que la tâche concerne une élaboration de contenu. Les activités sont en général co-construites, non pas avec le