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Conclusion du chapitre

Chapitre 2 : Conception de la stratégie et Ecosystèmes d’Affaires

3. Des stratégies collectives pour la stabilité et la survie des organisations dans leur environnement

3.1. Le recours à la métaphore biologique

A l’origine, le terme écosystème provient de la biologie, et désigne l'association d'une biocœnose (l'ensemble des relations entre espèces) et d'un biotope (le milieu où vivent les espèces) (Tansley, 1935). La transposition au monde des affaires a été effectuée par James Moore (1993, 1996) qui « souligne,

d’une part, l’importance des interactions (interdépendance) entre les entreprises qui contribuent au processus d’innovation et le leader de l’écosystème (les « espèces pivots » dans les écosystèmes biologiques) qui orchestre ces différentes contributions, et d’autre part, les propriétés émergentes (co- évolution) qui se manifestent dans l’EA à travers cette dynamique d’innovation collective et ouverte »

(Isckia, 2011, p.160). Cette métaphore a permis de rendre opérationnels les concepts de réseau, d’alliance stratégique et d’entreprise virtuelle et de mieux décrire les processus d’innovation collective (Fréry, 2012).

L’usage de l’analogie et du langage métaphorique n’est pas rare dans les théories des organisations (Morgan, 1980 ; Indurkhya, 1991 ; Tsoukas, 1991 ; Morgan & Reichert, 1999 ; Cornelissen,

notamment dans l’approche systémique, caractérisée par des processus vitaux constitués d’un système ouvert sur son environnement, mais aussi dans la théorie de la contingence structurelle qui cherche à montrer que certaines formes d’organisations sont plus efficaces que d’autres car mieux adaptées à leur contexte. Le courant évolutionniste avec notamment les travaux de Nelson & Winter (1982) a également mobilisé la conception biologique et darwinienne de l’évolution tout en accordant un poids prédominant aux processus de cognition. Elle est ainsi à l’origine de l’inspiration du courant de l’écologie des populations, « dont l’ambition est d’analyser de façon longitudinale ce qui contribue à la naissance, au

développement et à la mort des populations d’organisations en transposant l’idée selon laquelle on trouve dans chaque environnement uniquement des organismes adaptés de façon optimale à des exigences »

(Desreumaux, 1998, p. 83).

Cependant, la transposition à la métaphore écologique est régulièrement remise en cause, notamment par Lewin lui-même : « businesses do not merely resemble natural ecosystems ; rather, they

share some fundamental properties » (Lewin, 1999, p. 199).

« A note on the use of biological analogy is appropriate. The question inevitably

arises : to what extend is the use of biological analogy valid in explaining social phenomena ? Of course, the obvious answer is that social life is likely to be similar to biological life in some respects but not in others. Thus, it is unwise to apply, indiscrimately, biological laws to social life without first guarding one’s conclusions with a great deal of circumspection. On the other hand, this should not prevent one from drawing upon the rich source of principles that biology has generated ; its body of theory certainly is more developed than that of organizational science and is capable of offering valuable insights. Therefore, this presentation follows McKelvey (1979) in viewing biological analogy as an important source of ideas and theories that may sensitize management professionals to theoretical problems or empirical variabilities that might otherwise go unnoticed » (Astley & Fombrun, 1983, p. 578).

Si le concept d’EA plait aux managers qui se sont rapidement appropriés ce concept, « même

s’ils en ont cependant une vision assez réductrice qui le cantonne à l’environnement élargi de l’entreprise, à ses clients et ses partenaires, sans nécessairement comprendre les logiques sous-jacentes et les implications stratégiques associées à la dynamique d’innovation » (Isckia, 2011, p. 160), le milieu

académique s’est montré beaucoup plus mitigé à son égard, essentiellement pour deux raisons (Maitre & Aladjidi, 1999 ; Fréry, 2010 ; Koenig, 2012). Premièrement, il s’insère dans un champ conceptuel particulièrement dense, dans lequel on trouve des dispositifs plus anciens qu’il entend englober (réseau stratégique, entreprise virtuelle, etc.). Deuxièmement, il se rapproche de concepts relativement récents comme l’architecture d’industrie ou les plateformes (Evans & Schmalensee, 2007 ; Gawer & Cusumano, 2008 ; Cusumano, 2010) avec lesquels on note des ressemblances ou des recouvrements partiels.

En fait, on lui reproche le manque de clarté de sa définition, tant dans son périmètre que de sa compréhension. L’imprécision sémantique des référents (communauté, réseau) ne permet pas de donner une définition explicite et complète des EA. Sur ce point, une prise de distance par rapport à la référence biologique peut se révéler utile. Au-delà des controverses sémantiques, le principal problème épistémologique du concept d’écosystème d’affaires est en effet sa référence implicite à la biologie, discutable à plusieurs niveaux (Teece, 2007).

Premièrement, en biologie, un écosystème est constitué de deux éléments en interaction, qui sont d’une part, un milieu (le biotope) et d’autre part, les êtres vivants qui l’occupent (la biocénose). Or, si dans ce que décrit Moore, il est clair que les entreprises renvoient à la biocénose (les différentes espèces en présence), le biotope n’est pas caractérisé : est-ce le marché ? Les clients ? Le contexte institutionnel ? De plus, si Moore évoque la présence d’autres acteurs (donc d’autres espèces) comme les organismes publics, les fournisseurs, les investisseurs, les syndicats ou les autorités de régulation, il ne traite que des entreprises. Autrement dit, Moore ne distingue qu’un seul groupe fonctionnel et la diversité taxonomique est réduite à sa plus simple expression. En se concentrant sur les seules entreprises, Moore néglige les relations avec le milieu avec lequel elles interagissent. La biocénose est donc étudiée indépendamment du biotope, ce qui est inconcevable en biologie.

écosystèmes naturels une concurrence interspécifique (entre espèces) pour l’accès à des ressources ou l’occupation d’un territoire, et une concurrence intra-spécifique (prédation et reproduction) au sein d’une même espèce ; mais jamais de concurrence entre écosystèmes.

Troisièmement, réciproquement, si la prédation est naturelle pour ne pas dire nécessaire dans un écosystème biologique, c’est une vue de l’esprit de considérer qu’il puisse exister des entreprises « prédatrices » et des entreprises « proies » et en corollaire une chaîne alimentaire dans les affaires. Les entreprises sont en compétition pour gagner et conserver des clients, mais cette compétition inter-firme ne peut en aucune manière se résumer à un comportement de prédation tel qu’analysé en éthologie et plus généralement en biologie.

Quatrièmement, dans l’approche de Moore, l’écosystème est une structure hiérarchique « pilotée » par une ou plusieurs entreprises dominantes. Certes, les écosystèmes biologiques ont une structure hiérarchique, mais cela ne signifie pas l’existence d’un organe de contrôle (Duvigneaud & Lamotte, 2009) et encore moins qu’une espèce assure ce contrôle. De même, le fait qu’une espèce soit située au sommet de la chaîne alimentaire ne lui confère pas un pouvoir de contrôle sur son écosystème. Moore a donc une vision anthropocentrique – on pourrait dire cartésienne – de l’écosystème, bien éloignée de la biologie.

Enfin, la notion d’intention mérite également quelques remarques. Pour Moore, l’intentionnalité des acteurs se manifeste à deux niveaux : celui de l’entreprise qui décide de créer un écosystème, et celui de l’entreprise qui rejoint ou quitte un écosystème constitué. Dans le monde animal, aucune espèce n’a la capacité de créer un écosystème, pas plus qu’elle ne détient la capacité de le quitter. À sa naissance, un animal se retrouve intégré de facto dans un écosystème et à sa mort sa dépouille y est recyclée. Les transferts d’énergie et de matière dans les écosystèmes s’effectuent principalement via les chaînes alimentaires, respectant ainsi la devise d’Anaxagore, reprise par Lavoisier « rien ne se perd, rien ne se

crée, tout se transforme ». L’intentionnalité des acteurs n’a pas de sens en biologie. La posture de Moore

trouve néanmoins son explication dans le discours prescriptif qui vise à faire comprendre aux managers l’importance de créer, d’étendre et de défendre leur écosystème.

Finalement, dans les travaux de Moore, l’analogie avec les écosystèmes biologiques se limite à l’existence d’acteurs (entreprises) en situation d’interdépendance. Or, il convient de rappeler que le concept d’écosystème biologique a évolué au gré des changements paradigmatiques qui ont ponctué l’évolution de l’écologie (Community Ecology Paradigm, Ecosystem Ecology Paradigm, Evolutionary

Ecology Paradigm, Biodiversity-Ecosystem Function Paradigm). La principale faiblesse du concept d’EA

est sa nature métaphorique car elle a freiné son acceptation scientifique, tout en contribuant largement à la popularisation du concept dans le jargon managérial.

Néanmoins, « l’approche par les écosystèmes d’affaires fait de la théorie

écologique un cadre d’analyse pertinent des phénomènes stratégiques et organisationnels (…). L’assimilation de la stratégie à l’écologie, et l’importation des concepts d’écosystème, de cycle de vie, de co-évolution (…), traduit la volonté d’importer un schéma interprétatif ayant déjà fait la preuve de sa pertinence et de sa cohérence théorique dans d’autres champs scientifiques. L’approche par les écosystèmes d’affaires respecte donc la conception analytique de l’approche