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Introduction du chapitre

3. Conception, implémentation et diffusion des outils de gestion dans les organisations

3.2. De la rationalité limitée à la rationalité expansive

Les théoriciens de l’innovation décrivent les outils de gestion, selon une grille d’évaluation à trois niveaux élaborée pour les systèmes experts : le substrat technique, la philosophie gestionnaire et l’organisation implicite (Hatchuel & Weil, 1992). Ces trois éléments en interaction composent l’outil de gestion et en fait à la fois « un modèle formel, un modèle d’action et un modèle d’organisation » (David, 1998, p. 54). Le substrat technique est composé des éléments formels qui permettent le fonctionnement de l’outil de gestion. La philosophie gestionnaire représente les objectifs visés par ceux qui introduisent l’outil de gestion dans l’organisation. La vision simplifiée est l’image implicite d’une organisation idéale afin que l’outil fonctionne parfaitement.

Ce modèle élaboré pour les techniques managériales (Hatchuel & Weil 1992) été généralisé à l’ensemble des innovations managériales, qu’elles soient orientées relations ou connaissances, ou les deux (David, 1996a). L’outil et l’organisation peuvent être analysés à travers les connaissances et les relations en interaction. On parlera d’outils orientés vers les relations (IOR) lorsqu’ils mettent en jeu des relations entre les acteurs ou groupes d’acteurs. On parlera d’outils orientés vers les connaissances (IOC) lorsqu’ils mobilisent explicitement des connaissances, « indépendamment, dans un premier temps, des

relations nouvelles induites par l’utilisation de ces connaissances » (David, 1998, p. 54). On parlera, enfin,

d’innovations mixtes (IM), lorsqu’ils mettent en jeu à la fois les relations et les connaissances, tantôt explicitement par les unes ou par les autres.

En effet, l’introduction des outils de gestion dans les organisations constitue une innovation, C’est, comme le définissait Schumpeter en 1912, à travers cinq cas d’innovation, la réalisation d’une nouvelle organisation. Il s’agit d’une innovation managériale par les changements qu’elle provoque dans l’organisation. Elle modifie les rationalités locales en place, les modes de gestion et de coordination entre les acteurs. Elle se classe parmi les innovations à dominante organisationnelle (Barreyre, 1975), ou d’innovations instrumentales (Grossman, 1970).

David (1996a) propose une grille d’analyse des outils de gestion et, par extension, des innovations managériales, afin d’identifier leur processus d’implémentation dans les organisations, selon trois dimensions : leur nature, leur degré de formalisation, leurs degrés de contextualisation internet et externe.

Leur nature est déterminée par leur orientation vers les connaissances et/ou les relations. Les connaissances sont « l’ensemble des informations, représentations et savoir-faire, élaborées, transmises,

mémorisées par tout ou partie de l’organisation » (idem, p. 4). Les relations sont « les différents types de contacts et de connexions, directs ou non, explicites ou implicites, formels ou informels, qui existent entre des acteurs ou des groupes d’acteurs de l’organisation » (ibid, p. 4).

Leur degré de formalisation est évalué entre deux variables : le cadrage, où l’outil est défini dans ses grandes lignes, et le détail, où l’outil est précisément défini.

La troisième variable d’analyse, le degré de contextualisation interne, concerne la distance « à

parcourir pour que l’innovation fonctionne effectivement dans l’organisation » (ibid, p. 14). En effet,

« aucun modèle d’aide à la décision, aucune théorie des choix, aussi rigoureux et séduisant soient-ils, ne

bénéficient d’un processus de transfert automatique dans les processus décisionnels à l’œuvre dans les organisations » (Hatchuel & Moisdon, 1997, p. 66). L’outil de gestion est « contextuel à l’activité qu’il est censé résumer et fortement structuré par les possibilités de mesure et de représentation de cette même activité » (Moisdon, 1997, p. 23). Plus le degré de contextualisation interne sera fort, plus l’outil de gestion

s’insérera facilement dans l’organisation. Autrement dit, une organisation qui bénéficie d’une culture du

changement acceptera plus facilement l’outil introduit dans le système des rationalités en place.

Par ailleurs, pour déterminer l’influence déterminante que peut exercer l’outil de gestion en dehors de l’organisation (DiMaggio & Powell, 1983), une quatrième variable rentre en ligne de compte,

« le degré de contextualisation externe » (David, 1996 ; Rouquet, 2009). Le degré de contextualisation externe favorise également l’implémentation de l’outil dans l’organisation en influençant favorablement

son degré de contextualisation interne si l’innovation a déjà été introduite et expérimentée à l’extérieur de l’organisation.

Ces trois niveaux d’analyse sont formalisés à travers les figures suivantes.

Figure 12: Processus d’introduction des innovations managériales (David, 1996)

Figure 13 : Processus de transformation réciproque de l’innovation par les acteurs et des acteurs par l’innovation (David, 1996) Relations Cadrage Connaissances Détail Cadrage sur les connaissances Procédures orientées connaissances Procédures relationnelles Cadrages relationnels

Figure 14 : Quatre situations extrêmes pour un outil dans une organisation (Rouquet, inspiré de David, 1996)

Il s’agit là d’une l’approche de l’innovation par la théorie de l’organisation. En effet, l’innovation est traitée principalement dans deux grands domaines de recherche. Le premier regroupe des économistes (Schumpeter, 1939 ; Hill, 1979 ; Piore & Sabel, 1985 ; Freeman, 1986 ; Van de Ven & Rogers, 1988 ; Von Hippel, 1988), le second, des théoriciens de l’organisation (Préfontaine, 1994). Ils conservent généralement une vision mécaniste ou fonctionnelle de l’innovation. Les théoriciens de l’organisation étudient l’innovation comme un phénomène émergeant des caractéristiques mêmes de ces organisations. Cette conception est plus large et plus dynamique que celle des économistes. Ainsi, certains auteurs s’intéressent aux caractéristiques structurelles, culturelles, organisationnelles et environnementales, en lien direct avec le développement de l’innovation dans l’organisation (Mohr, 1973 ; Daft & Becker, 1978 ; Damanpour & Evan, 1984 ; Allen, 1986 ; Meyer & Goes, 1988 ; Damanpour, 1991 ; Von Hippel, 1994 ; Aït-El-Hadj, 1997). D’autres auteurs inscrivent leurs travaux sur l’innovation dans une perspective plus stratégique, et traitent plutôt des moyens pouvant être développés et mis en œuvre pour favoriser le développement de l’innovation dans l’entreprise (Utterback, 1986 ; Burgelman & Sayles, 1987 ; Miller & Blais, 1989 ; Feeser & Willard, 1990 ; West & Farr, 1990 ; Dussauge & al., 1992 ; Siegel &

al., 1983). Les innovations managériales s’inscrivent dans ce cadre.

La description des outils de gestion est ancrée dans la philosophie des théoriciens de l’innovation. Ils montrent que les outils de gestion disposent d’une part d’autonomie au sein des organisations car leur introduction dans les mécanismes internes bouleverse l’ordre établi par les membres. L’organisation, à travers tous les acteurs qu’elle représente, s’approprie ou non les outils mis en place par les dirigeants. Ce comportement de rejet ou d’acceptation des changements opérés crée une interaction entre l’outil et l’organisation, synonyme de changements stratégiques, cognitifs et organisationnels. C’est par la mise en relation des acteurs et des outils que le changement peut s’accomplir, mettant alors en avant le rôle structurant des acteurs du quotidien et des outils de gestion

Des travaux de référence proposent des pistes de recherches sur la thématique des nouvelles

frontières des organisations (Besson & al., 1997). Les auteurs abordent, entre autres, les domaines du

changement, de l’innovation et de l’instrumentation de gestion dans et hors des frontières des entreprises, à travers les nouvelles formes d’organisations réticulaires, « les structures transactionnelles », notamment favorisées par les Technologies de l’Information et de la Communication. Ils soulignent également l’influence de la culture/identité de l’entreprise et sa stratégie dans la capacité et la vitesse du changement, ainsi que les « enveloppes managinaires » (Aubert & Gaulejac, 1991), qui sont les représentations qu’ont les individus des frontières d’une organisation. Ils nous apprennent que l’apprentissage du changement se fait par une « politique de créativité ».

En d’autres termes, l’implémentation des outils de gestion dans les organisations pose problème, qu’ils soient orientés relations et/ou connaissances, que leur degré de formalisation soit faible ou fort. Les organisations évoluent et l’outil doit s’adapter à ces changements, en même temps qu’il participe à leur construction. Ils doivent s’insérer dans les rationalités locales qui composent les organisations.

C’est pourquoi la grille d’analyse construite par les théoriciens de la Conception, répertoriée sous le vocable de la « théorie C-K de la conception » (Hatchuel & Weil, 1999 ; Le Masson, 2001) offre un cadre large et réunificateur des travaux des théoriciens de l’innovation qui « permet de penser la double

expansion des concepts et des connaissances lors du raisonnement de conception innovante » (David & al., 2004). Les concepts sont « une proposition novatrice à partir de laquelle on veut initier un travail de conception » (Hatchuel & Weil, 2002, p. 12) et sans lesquels il n’y a pas « de connaissances nouvelles

[…] ou limitées à des partitions restrictives », c’est-à-dire des connaissances que l’on maîtrise et « dont la

définition ne change jamais » (idem, p. 18). C’est au travers de l’extension des connaissances, expliquée

par la notion « d’expansion » (« rationalité expansible », « partition expansive ») que l’espace des

« concepts » augmente, autrement dit, que l’innovation est créée. Les auteurs présentent les notions de

Figure 15 : Le processus d’expansion des connaissances (Le Masson, Weil, Hatchuel, 2006)

Cette théorie a déjà été contextualisée au sein d’entreprises industrielles (Toulemonde & al., 2000 ; Lenfle, 2001 ; Le Masson, 2001) et permet de comprendre « pourquoi le travail de conception est

une épreuve cognitive et organisationnelle » (Hatchuel & Weil, 2002, p. 22). Argument déjà développé

par Ehn (1988) qui définit la conception par un processus d’apprentissages mutuels, et auquel fait référence Schön (1983) à travers sa métaphore du « dialogue avec la situation ». L’analyse par la conception aide à la « représentation du processus historique de conception » (Hatchuel & Weil, p. 22). Elle clarifie le « knowledge management » et permet également « d’évaluer les différents outils d’aide à la

conception, de structurer le raisonnement et l’organisation du travail collectif » (ibid, p. 22). Cette

approche par la conception sous-tend que les apprentissages ne peuvent se développer que dans le cadre de démarches participatives permettant ainsi des apprentissages mutuels (Bjerknes & al., 1987 ; Bjerknes & Bratteteig, 1995 ; Bratteteig, 1997 ; Boder & Gronboek, 1996 ; Béguin, 2007 ; Kyng, 1995).

Les limites de cette théorie ne sont imputables qu’à sa (relative) récente introduction dans la littérature et représentent autant de voies de recherche futures, notamment vers des orientations transversales (sciences du langage par exemple). D’un avis partagé par la communauté scientifique en

permet de s’affranchir des principaux clivages autour des notions d’innovations « ouverte » (Chesbrough, 2003), « secrète » (Johnson & al., 2011) ou « fermée » (closed innovation) pratiquées par les grandes firmes au XXe siècle.