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Futur Scénarios

3. Des outils à une philosophie de fabrique de la stratégie

3.1. De la planification stratégique à la prospective

« Le plan n’annonce pas seulement le probable, il exprime le souhaitable »

Massé (1965)

La prise en compte d’un environnement incertain renforce la nécessité de la planification d’entreprise, rebaptisée « planification stratégique ». Igor Ansoff (1979) considère que l’on est ainsi passé de la planification au management stratégique. Inspirée de la planification, et à l’origine, simple appendice du Plan, la prospective va s’autonomiser par rapport à la planification, jusqu’à se substituer à elle pour la prise en compte de l’incertain. Le romancier Herbert George Wells, auteur de la Guerre des Mondes, a explicitement posé les bases de la discipline prospective, au début du XXe siècle, en proposant de « connaître les faits de l’avenir d’une manière exploitable pour l’action afin d’aider l’esprit législatif (c'est-à-

dire le décideur éclairé) à orienter le progrès social » (Hatem, 1997, p. 2666). Le président américain

Hoover en fait une concrétisation institutionnelle dans les années 1930, en créant une « Commission sur

les tendances sociales » chargée d’aider l’administration fédérale à la mise en œuvre de réformes

économiques et sociales. Près de vingt ans plus tard, les travaux de la Rand Corporation aux Etats-Unis dans les domaines technologiques et militaires, apportent une base méthodologique reconnue à la prospective. Au cours des années 1960, différents travaux menés à l’initiative des pouvoirs politiques prennent le relais. Les universitaires emboîtent le pas à travers des travaux connus sous le terme de « Commission de l’an 2000 ».

Cet engouement pour la prospective se traduit, à partir des années 1970, par le développement de travaux menés sur le long terme par des institutions internationales telles que l’ONU, l’OCDE ou l’UNESCO33. En France, le ministère des finances se charge, dès 1965, des prévisions économiques et financières à moyen et long termes, à travers sa direction de la prévision. Cependant, les débuts de la prospective sont marqués par la création du « centre international de prospective » en 1957 par Gaston de Berger. Cette démarche est appuyée par l’équipe pionnière des groupes « Futuribles », instaurés dès

1960 par Bertrand de Jouvenel. La prospective s’affirme véritablement à travers les travaux de prévision à long terme, impulsés par Pierre Massé, à l’époque commissaire général au Plan. Un « groupe 1985 » est chargé d’étudier les faits porteurs d’avenir de la France de 1985 dans le but de conforter les orientations générales du Ve Plan (1966-1970).

Face à cet engouement étatique, les cellules de prospective intègrent, dans les années soixante- dix, plusieurs administrations centrales, puis la Datar, suivies de grandes entreprises telles que Kodak, la Snecma, Lafarge-Coppée ou L’Oréal. Certains travaux décrivent l’arrivée de la prospective en France et, plus spécifiquement, au sein des organisations publiques et privées (Roubelat, 1996 ; Stoffaës, 1996 ; Hatem, 1997 ; Thépot & al., 2000)34.

D’un point de vue plus général, l’essor de la prospective, favorisé par la croissance économique, est soutenu par le développement après-guerre de la Recherche Opérationnelle, des modèles d’aide à la décision et des méthodes rationnelles de management. Ces instruments sont utilisés dans un souci de rendement, de performance et d’optimisation des coûts, mais aussi pour s’interroger sur les décisions stratégiques à adopter. C’est l’ère des modèles, des matrices, des plans, des scénarios, et du « long

range planning » aux Etats-Unis. La planification par scénarios va connaître un succès croissant et

s’accompagne d’une évolution profonde de la culture d’entreprise. Les grands groupes pétroliers tels que Shell donnent l’exemple et permettent à la prospective de s’ériger comme une pédagogie des changements afin « d’éclairer la préparation des décisions dans une démarche réactive et décentralisée » (Stoffaës, 1996, p. 31). Cependant, les travaux de Herbert Simon (1991), qui lui valent un prix Nobel, remettent en cause le mythe de l’homo oeconomicus, en introduisant la notion de « rationalité limitée ». En d’autres termes, à l’heure de la crise économique, la modélisation à outrance, imprégnée de rationalisme et de scientisme, est fortement critiquée. Ainsi, à partir des chocs pétroliers des années 1970, la planification d’entreprise n’échappe pas à la vague de scepticisme qui frappe tous les efforts d’anticipation et de prévision. La démarche planificatrice, et notamment la « prévision d’Etat » rentrent en crise (Stoffaës, 1996, p. 17). Le phénomène est général et l’attrait de la planification décline dans tous les

pays où elle était indicative, particulièrement dans les pays de l’ex bloc de l’Est, qui érigeaient la notion de

Gossplan comme modèle de référence.

Pour sortir la prospective de cette impasse, les prospectivistes l’ont dissocié de la planification stratégique. Ainsi, Découflé précise « qu’en dépit de formules encourageantes sur leur alliance

indispensable, planification et prospective continuent (…) de suivre chacune leur rythme de développement propre : c’est que leur éloignement relatif par rapport aux structures de décisions est, de toute évidence, fort différent » (Découflé, 1972, p. 51). Ils s’accordent à considérer que planification et

prospective sont alliées par leur quête commune d’anticipation de l’avenir pour servir l’action. Mais leurs approches et leurs ambitions sont indéniablement différentes. D’abord, les objectifs quantifiés utilisés lors des prévisions planifiées, ne constituent pas une finalité majeure pour la prospective, qui ne les traitent que comme un des moyens de préparer les stratégies (Stoffaës, 1996). Deux autres différences majeures sont soulignées : « la prospective retient un éventail de facteurs plus variés que la planification

(…) et l’horizon temporel n’est pas le même » (Bailly, 1999, p. 20).