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Conclusion du chapitre

Chapitre 2 : Conception de la stratégie et Ecosystèmes d’Affaires

1. La fabrique de la stratégie

1.1. Le faire-stratégique

Ce courant, dit de la « fabrique de la stratégie » ou « Strategy-As-Practice, ou encore « Strategizing » considère la stratégie à la fois comme une pratique sociale et une activité économique (Johnson & al., 2007). Le concept central de « Strategizing » intègre les routines des « praticiens stratégiques ordinaires » telles que des réunions, des discussions, ou des traitements de données à travers lesquels la stratégie se formule et se met en place (Whittington, 1996). Autrement dit, la Strategy- As-Practice cherche à mieux comprendre « ce qui est fait par ceux qui font la stratégie au quotidien » (Jarzabkowski, 2003) car « la valeur réside de plus en plus dans les micro-activités des cadres et autres

acteurs dans l’organisation » (Johnson et al., 2003).

Ainsi l’accent est mis sur « les processus et les pratiques détaillées qui

constituent les activités quotidiennes de la vie organisationnelle et qui sont liées à la production de résultats stratégiques. Notre angle de vue est alors celui des micro- activités qui, alors qu’elles sont le plus souvent invisibles dans les approches traditionnelles des recherches sur la stratégie, peuvent néanmoins avoir des conséquences significatives pour les organisations et pour ceux qui y travaillent »

(idem, 2003).

Les origines de ce mouvement proviennent principalement de trois sphères d’influence qui, de manière imbriquée, marquent le développement de cette perspective en stratégie (Rouleau & al., 2008). L’Angleterre a constitué un terrain particulièrement fertile grâce à l’article de Whittington (1996) dans Long Range Planning. En France, les travaux de Bouchikhi (1993) sur l’entrepreneuriat, ceux de Avenier (1997) sur la « stratégie chemin faisant » constituent des ouvrages précurseurs. Enfin, au Canada, les travaux d’approfondissement sur la compréhension de l’émergence de la stratégie (Groupe d’étude sur la pratique de la stratégie à HEC Montréal par exemple) ou ceux sur la notion de travail institutionnel (Lawrence &

L’approche de la pratique cherche à « humaniser la recherche sur le management et les

organisations » (Jarzabkowski & al., 2007) en étudiant ce que les praticiens font concrètement, en

s’intéressant à leurs activités les plus fines pour déceler les impacts sur la stratégie de l’organisation. La stratégie n’est plus considérée comme une caractéristique des organisations, ni comme un série imbriquée d’actions organisées dans un processus, mais devient une activité sociale située.

Dans une perspective pratique, la stratégie est « une activité socialement

accomplie, construite par les actions, les interactions et les négociations de multiples acteurs et les pratiques situées sur lesquelles ils s’appuient, qui a des conséquences en terme de résultats pour la direction et/ou la survie de l’entreprise » (Jarzabkowski & al., 2007).

Le développement de cette perspective dans le domaine de la stratégie n’est pas étranger au courant du « practice turn » développé en sciences sociales (Schatzki & al., 2001). Par ailleurs, il y a des raisons pragmatiques et réelles à l’intérêt des pratiques stratégiques. En premier lieu, la décentralisation des décisions à un niveau local permet davantage aux entreprises de proposer des solutions innovantes face à une compétition mondiale. En effet, la valeur et l’avantage concurrentiel se trouvent avant tout dans l’intelligence locale (Johnson & al., 2003). En second lieu, les managers appellent les chercheurs à développer des connaissances concrètes plutôt que des modèles génériques et prescriptifs, certes enseignés dans les écoles de gestion, mais difficilement actionnables (Rouleau & al., 2007). Enfin, ce courant résulte aussi d’un souhait académique qui tend à mieux caractériser la vie interne des processus d’élaboration des stratégies des organisations à un niveau microscopique. Ainsi, la tendance actuelle tend à privilégier l’action humaine afin de mieux cerner le fonctionnement des groupes d’acteurs et les liens tissés et développés avec les organisations et la société en général.

L’étude de la stratégie en pratiques peut être abordée par différents points d’entrée : les dispositifs organisationnels, les actions des managers, les outils mobilisés dans la pratique stratégique, ou encore les trajectoires professionnelles. Elle s’analyse également à travers différentes méthodologies : par

des enquêtes quantitatives, des études de cas qualitatives, des recueils de récits de vie dans les organisations (Chanal, 2008), des méthodes qualitatives comme l’ethnométhodologie ou l’analyse conversationnelle qui identifie des instants ou des épisodes dans le flot des interactions où les équipes de direction donnent forme à la stratégie (Samra-Fredericks, 2004). Ainsi, plutôt que de mettre l’accent sur le contenu de la stratégie et les processus de changement stratégique, les travaux examinent les activités, les routines, les discours et les conversations quotidiennes des gestionnaires qui participent à la formation de la stratégie de leur entreprise (Balogun, 2003 ; Jarzabkowski, 2004 ; de La Ville & Mounoud, 2005). L’intérêt est porté aux différents acteurs qui participent à la fabrique de la stratégie, aux activités (tels que des ateliers ou des séminaires), aux divers outils et modèles qui servent de support et rendent matérialité aux pratiques, et à leurs résultats sur la stratégie elle-même (Regnér, 2003).

Dans le but d’organiser les comportements observés dans l’équipe, il est intéressant d’utiliser la structure des « épisodes stratégiques » proposée par Hendry & Seidl (2003), composée de trois grandes phases. « L’initiation », début de tout épisode stratégique, vise à assurer les bases pour que la conduite de l’épisode puisse avoir lieu de façon satisfaisante. La « conduite » est la phase qui conditionne de façon la plus significative le déroulement global de l’épisode et représente le temps pendant lequel la plupart des échanges ont lieu entre les différents acteurs impliqués. Enfin, la « finalisation » est la phase qui clôture l’épisode stratégique et qui permet de le mettre en relation avec les futurs épisodes à venir.

Cependant, l’étude de la pratique de la stratégie pose des problèmes d’ordre méthodologique, car si l’accès aux informations sur la performance d’une entreprise est généralement possible, il est plus délicat d’identifier les pratiques des dirigeants, souvent pour des raisons de confidentialité des échanges.

Pour construire une théorie de la stratégie en pratique, il convient de prendre en compte trois sphères : la pratique, les pratiques et les praticiens (Whittington, 2002). L’activité stratégique (« Strategizing ») se situe au carrefour de ce triptyque (Jarzablowski & al., 2007) et constitue le champ de recherche exploré (Golsorkhi, 2006).). Autrement dit, la perspective de la pratique s’intéresse à toute question de recherche qui permet de faire des liens entre ces différents éléments (Jarzabkowski & al.,

La pratique (ou praxis) concerne un niveau individuel ou local, et intègre les relations entre les actions de différents acteurs. Cette notion est notamment relevée au sein des communautés de pratique où des groupes d’individus partagent une pratique commune et développent un apprentissage collectif grâce à leurs échanges fréquents et réguliers (Wenger, 1998). La notion de pratiques s’exprime à travers les routines collectives. Les comportements, normés et institutionnalisées, liés à des aspects structurels, les procédures, les manières de faire, le langage utilisé et choisi, alimentent en règles et en ressources la pratique locale (Giddens, 1984). Cette dichotomie entre pratiques locale et sociale semble intéressante à appliquer dans le champ des innovations managériales car elle permet de distinguer les outils en usage (ce qu’en font les individus au quotidien) et les outils en pratique (les usages réguliers, l’émergence des règles) (Orlikowski, 2000 ; De Vaujany, 2005). Les praticiens, unités d’analyse les plus évidentes à prendre en compte, font le lien entre la pratique et les pratiques. Il ne s’agit pas forcément des dirigeants des organisations, mais des « micro-pratiques » (Rouleau, 2005) des gestionnaires, des managers, des acteurs qui construisent la stratégie à travers leurs pratiques quotidiennes (Guilmot & Vas, 2012). Dès lors, la stratégie se construit au travers des actions et des interactions d’individus qui n’occupent pas nécessairement des fonctions de direction dans l’organisation (Golsorkhi, 2006 ; Golsorkhi & al., 2010 ; Johnson & al., 2007 ; Whittington, 2002, 2003). L’on cherche à comprendre la façon dont les acteurs utilisent les modèles stratégiques et les outils pour construire la stratégie. Le faire et le dire stratégique sont donc imbriqués avec la façon dont les acteurs utilisent les objets et les artefacts qui les entourent pour construire la stratégie.

La distinction entre la pratique et les pratiques apporte des visions différentes au sein même de ce courant. En effet, la perspective de la pratique est une manière de penser et de faire la stratégie aux contours fluides et qui fait encore l’objet de débats. La pratique correspond à « l’unicité de l’activité

réalisée en situation » (Whittington, 2003). Dans ce cas, il s’agit en priorité de décrire dans le détail les

activités au cœur des processus stratégiques auxquels participent les gestionnaires. C’est ce que l’on entend généralement par la notion de « Strategy-As-Practice Perspective », traduite par « perspective de la pratique » (Whittington, 1996, 2003 ; Jarzabkowski, 2003, 2004). En revanche, les pratiques sont « la

2003). Dans cette voie, Johnson & al., (2003) suggèrent les appellations suivantes : « micro-stratégie », « Strategizing » ou « Activity-Based-Viewed ».

Dès lors, en étudiant la pratique, l’on peut décrire minutieusement les activités centrales des gestionnaires des processus stratégiques (Johnson & al., 2003) ou chercher, à travers les pratiques, à comprendre les activités des acteurs de manière contextualisée (Whittington, 2003; Jarzabkowski, 2004). Dans ce deuxième cas, l’on prend en compte le contexte des relations sociales, les règles, les routines, les significations et les savoir-faire afin de déceler les activités quotidiennes des acteurs et comprendre comment ils renouvellent les pratiques en usage (Rouleau & al., 2007).

C’est donc autour de la notion de « pratique » elle-même que l’ambiguïté est la plus marquée car il existe plusieurs manières de se situer. La vision privilégiée conditionne celle de la stratégie qui en découle. Pour les uns, il s’agit de décrire finement les actions des managers dans leur contexte concret d’action. Pour les autres, il convient de déceler les significations, le sens de ces actions et leurs causes (historiques, sociales et sociétales).

À ce propos, le site internet dédié à la notion de « Strategy-As-Practice »16 conduit à définir cinq sens au mot « pratique » : la praxis (l’action sur le monde) ; les pratiques de la stratégie (les discours, les standards et les outils qui permettent de faire de la stratégie) ; la pratique de la stratégie (savoir-faire professionnel) ; le caractère pratique (ce qui est utile pour faire la stratégie) ; enfin, le caractère social de la pratique (le courant pratique développé dans les sciences sociales) (Chanal, 2008).

La prise en compte de ces deux approches pose la question de la structuration et de l’organisation des activités humaines au sein des organisations puisque l’analyse cible l’individu par rapport aux autres et au monde (Whittington, 1996). L’objectif est de comprendre comment il agit au travers des routines, conversations, discours et interactions sociales dans ses activités quotidiennes. Entre ces deux pôles existe une diversité de positions qui enrichissent la perspective de la pratique. Ainsi, ce courant s’inspire principalement de travaux en sciences de gestion ou en stratégie (Maitlis & Lawrence, 2003 ; Salvato, 2003 ; Regnér, 2003) mais aussi de ceux des sociologues (comme Bourdieu ou Giddens)