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Introduction du chapitre

3. Conception, implémentation et diffusion des outils de gestion dans les organisations

3.3. L’appropriation des outils et la co-dépendance avec l’organisation

L’analyse du développement des outils de gestion est souvent centrée autour d’un lien entre le triptyque organisation, technique et environnement. Cette logique d’analyse est issue de la théorie de la contingence (Lawrence & Lorsch, 1967) et de la théorie de la dépendance vis-à-vis des ressources (Pfeffer & Salancik, 1978). Une grande part de la littérature s’inscrit dans une approche évolutionniste considérant que face à des environnements mouvants imposant changements techniques et parfois cycliques, les organisations doivent innover pour survivre (Anderson & Tushman, 1990 ; Barnett & Burgelman, 1996).

« Ces chercheurs étudient le caractère processuel des techniques au sein

des organisations et, en les inscrivant dans une étude de la dynamique du changement, veulent fédérer ainsi les différentes analyses sur ce thème » (Mazars-

Chapelon, 2010, p. 6).

Les travaux de Abrahamson (1991, 1996) sur les modes managériales marquent un tournant majeur dans l’analyse des outils de gestion et insistent sur leur incroyable prolifération au sein des entreprises. D’autres travaux se sont penchés sur ce phénomène, concernant notamment les outils de contrôle (Colasse, 1988 ; Berland, 1999 ; Mouritsen et Bekke, 1997). Issue des théories néo- institutionnelles, l’approche par les modes managériales centre son analyse sur l’interaction entre concepteurs et usagers des outils de gestion, dans une perspective inter-organisationnelle (Abrahamson & Fairchild, 1999). Cette interaction est à l’origine de la création quasi-constante de nouveaux outils de gestion en fonction des besoins de l’organisation.

Une autre perspective constitue également un champ important de la littérature sur les outils de gestion. Il s’agit des approches qui centrent leur analyse sur les protagonistes des outils de gestion et de l’action, c’est-à-dire leurs usages dans l’organisation (Orlikowski & Robey, 1991 ; deSanctis & Poole, 1994). L’action continue dans l’organisation favorise la création, le renouvellement et l’entremêlement des outils de gestion. Ce courant de la littérature considère que les outils de gestion ne peuvent être appréhendés sans une vision systémique dans laquelle la prise en compte du contexte et du monde où évoluent les acteurs est indispensable. « Partant de là, comprendre le foisonnement d’outils de gestion

peut être appréhendé sous divers angles : entre organisations, au sein d’une même organisation, à partir des acteurs et de leur usage, comme co-dépendance et évolution des outils entre eux » (Mazars-

Chapelon, 2010, p. 7).

Le tableau suivant indique les principales approches issues de théories majeures et les auteurs de référence.

Approches centrées sur Théories liées Auteurs de référence

Articulation entre organisation, technique et environnement

Théories de la contingence Etude des structures organisationnelles Caractère cyclique des changements technologiques Caractère processuel des techniques au sein des organisations

Théorie des ressources dépendantes

Lawrence & Lorsch, 1967 Minzberg, 1989

Anderson & Tushman, 1990 Barnett & Burgelman, 1996

Pfeffer & Salancik, 1978 Modes managériales Théorie néo-institutionnelle

Point de vue inter-organisationnel

Abrahamson, 1991

Abrahamson & Fairchild, 1999 Mazza & Alvarez, 2000 Usage de l’outil lié à l’action

continue, contextualisée et renouvelée

Théorie action collective Orlikowski & Robey, 1991 Walsham & Han, 1991 Walsham, 1993 deSanctis & Poole, 1994 Tableau 5 : Les champs d’analyse des innovations managériales (d’après Mazars, Chapelon, 2010)

De Vaujany (2006) propose d’aborder la littérature sur les outils de gestion à travers deux visions : une vision représentationniste (théorie de la conception à l’usage) et une vision socio-cognitive (théorie de la mise en acte) privilégiée par les protagonistes de la théorie de l’action collective. Cette

(2000), Rabardel (1995, 2005), Lorino (2002, 2005), Lorino & Teulier (2005), David (1998), Moisdon (1997, 2005), Hatchuel (2000), Hatchuel & Molet (1986), Hatchuel & Weil (1992). L’auteur met l’accent sur la compréhension de l’appropriation des outils de gestion et envisage trois perspectives d’analyse interdépendantes de ce processus : rationnelle, socio-politique et psycho-cognitive. Les deux dernières mobilisent les relations et les savoirs entre les acteurs et rejoignent en ce sens les travaux des théoriciens de l’action collective.

Fortement inspiré de ces travaux, Derujinsky-Laguecir & al. (2011) souligne que la littérature sur les outils de gestion met en lumière trois dimensions du processus organisationnel, de façon conjointe ou non : l’activité opérationnelle (agir), le processus interprétatif (interpréter) et le processus d’instrumentation (instrumenter). Ce dernier constitue encore un vaste champ d’exploration d’appropriation des outils de gestion.

Dans une perspective d’appropriation, une valeur caution, une valeur structurelle et une valeur

d’appropriation sont attribuées aux outils de gestion (De Vaujany, 2006). La valeur caution est celle de

l’adoption, c'est-à-dire la valeur légitime que l’on attribue à un outil, utilisé pour justifier une action. On retrouve cette vision dans les approches néo-institutionnalistes qui accordent davantage d’importance à « l’affichage symbolique de l’instrumentation [qu’à son] rôle dans l’activité opérationnelle » (Derujinski- Laguecir & al., 2011, p. 113). La valeur structurelle est celle de l’assimilation de l’outil et se décline dans les travaux sur les approches représentationnelles (idem, 2011) qui négligent le processus d’interprétation. La valeur d’appropriation est celle de l’aspect pratique de l’outil, à savoir les effets de co- construction entre organisation, acteurs et outil. Elle est développée dans les approches interactionnistes et de la cognition distribuée qui mettent en exergue la construction de sens mais minimisent le processus d’instrumentation (ibid, 2011).

L’appropriation des outils serait ainsi davantage mesurable à travers les théories de la structuration (Giddens, 1987 ; Barley, 1986, 1996, Orlikowski, 1992, 2000) qui s’intéressent aux propriétés matérielles des outils de gestion et à la façon dont ils médiatisent l’activité tout en rendant compte du processus d’interprétation des acteurs, à condition d’examiner les « pratiques socio-matérielles » (Orlikowski, 2007). Cette vision relève d’un paradigme majeur dans le management stratégique : la

fabrique de la stratégie (Johnson & al., 2003 ; Golsorkhi, 2006) qui propose une relecture de l’observation, de l’étude et de la compréhension des questions organisationnelles à travers des micro-niveaux d’analyse. Pour reprendre une métaphore de Golsorkhi et al., (2006) - et sans vouloir aller jusqu’à une analogie biologique - l’analyse par la pratique ou les pratiques, serait comparable à une analyse du corps humain et des cellules. Le corps humain représenterait l’organisation étudiée, au sens large du terme, et les cellules, les activités des acteurs et les acteurs eux-mêmes.

Ce courant ne se rattache pas véritablement à une école particulière, même si elle émane, comme tout paradigme au sens de Kuhn, d’une maturation de la pensée en Sciences de Gestion sur les doctrines dites « classiques ». En effet, la notion de « pratique » se retrouve en Stratégie, mais aussi en Ressources-Humaines, en Finance, et même dans d’autres domaines totalement différents. Ainsi, la télé- réalité, très en vogue depuis le début des années 2000 est-elle également devenue un moyen de montrer les pratiques quotidiennes des hommes et des femmes « normaux ».

Notre analyse est centrée à la fois sur les acteurs et leurs activités, mais aussi sur les instruments et leur degré de diffusion dans l’organisation. Nous ancrons notre raisonnement sur les composantes et les caractéristiques des instruments de gestion (Rabardel, 1995 ; Lorino, 2002, De Vaujany & al., 2005), sur leur rationalisation gestionnaire (Moisdon, 1997 ; Hatchuel & Weil, 1992), sur leurs phases d’implantation et les activités des acteurs (Birkinshaw & al., 2008).

Figure 16 : Les perspectives d’analyse des innovations managériales (d’après Birkinshaw & al., 2008)

En ce sens, notre cadre d’analyse propose d’englober quatre approches que peu de travaux à notre connaissance n’ont abordées simultanément, notamment basées sur des cas empiriques : l’approche institutionnelle qui se focalise sur les conditions socio-économiques favorables à l’émergence des innovations managériales ; l’approche rationnelle qui lie innovations managériales et amélioration de la performance économique et sociale de l’entreprise ; l’approche par les modes managériales qui aborde les questions d’interactions entre concepteurs et usagers ; et enfin l’approche culturelle qui se focalise sur la façon dont l’organisation réagit à l’introduction d’une innovation managériale.

Dans cette perspective que nous voulons systémique, nos unités d’analyse sont portées à la fois sur le contexte, les acteurs, les outils et leurs inter-relations pour identifier et comprendre les changements au sein de l’organisation mais également des autres organisations concernées par le processus de changement.

La littérature sur les outils de gestion est aussi riche que ses terminologies mais deux approches majeures semblent se dessiner, bien que cela soit un peu réducteur de les présenter ainsi. La première approche axe les questions de recherche sur le lien entre outils et individus afin d’analyser leurs comportements et leurs activités. Ce courant dit « situé » relève d’une analyse minutieuse des situations de gestion et du rôle des instruments dans les activités des organisations, et retrace toute action dans son contexte (Suchman, 1987 ; Hutchins, 1994 ; Rabardel, 2005). Les travaux de Lorino & Tellier (2005) sont particulièrement empreints de ce courant ancré dans la logique de la philosophie pragmatique (Dewey, 1938 ; Peirce, 1958) où « la situation n’est pas définie a priori mais construite au cours de l’activité, dans

l’interaction entre les sujets et les instruments » (Aggeri & Labatut, 2010, p. 28). Dans cette lignée,

Rabardel (1995) a développé un courant sur l’ergonomie cognitive, fortement inspiré de la théorie de l’Activité développée par Vygotski (1930).

La seconde approche s’intéresse aux liens entre outils et organisation afin d’analyser les changements opérés au sein de l’entreprise. C’est notamment le courant développé par « l’école française des outils de gestion » issue des grandes écoles d’ingénieur, qui cherche à « modéliser scientifiquement

les problèmes industriels (…) avec l’objectif de développer des outils d’aide à la décision ayant un impact sur la gestion des entreprises » (Aggeri & Labatut, 2010, p. 15). Un courant majeur de cette littérature

s’intéresse au rôle de l’instrumentation de gestion dans le pilotage du changement et dans les processus d’innovation. D’autres travaux anglo-saxons s’intéressent à la « sociomatérialité » (Orlikowski, 2007) c’est- à-dire aux liens entre dynamiques organisationnelles et technologiques autour des Technologies de l’Information et de la Communication (Edmonson & al., 2001 ; Orlikowski, 2001). En outre, des chercheurs français et anglo-saxons se sont ralliés autour d’une approche Foucaldienne afin de mener des travaux sur l’analyse des problèmes de gestion et des modes de gouvernement dans les organisations pour saisir les transformations profondes opérées (Hatchuel & al., 2005). « L’école française » considère que l’instrumentation de gestion participe, sous certaines conditions, à l’évolution des organisations et favorise le processus de création des innovations managériales, ou innovations organisationnelles, c'est-à-dire les transformations managériales et structurelles des organisations. Ce processus de conception des

abouti de rationalisation des techniques managériales dans lequel ces dernières sont composées de trois dimensions : un substrat technique, une vision des relations organisationnelles et une philosophie gestionnaire. Ainsi, outils de gestion et innovations managériales, en général, convergent vers le même but : la création de savoirs collectifs. Cette voie de recherche explore les cycles de conception (Le Masson & al., 2006) et d’appropriation de l’instrumentation de gestion (De Vaujany, 2005), bien qu’aucun modèle spécifique à la conception des innovations managériales n’ait encore été élaboré. Enfin, les travaux de Birkinshaw & al. (2008) sur la dynamique de diffusion des innovations managériales apportent un éclairage supplémentaire sur les phases d’implémentation et les interfaces avec les acteurs.

Figure 17 : La logique d’analyse des innovations managériales (inspiré de Hatchuel & Weil, 1992 ; Rabardel, 1995 ; Moisdon, 1997 ; Lorino, 2002 ; De Vaujany, 2005 ; Birkinshaw & al., 2008)

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