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Récits et légendes : les traces transmises d’une oralité d’immédiat.

Les échos immédiats

III. Les premiers motifs de la tradition.

2. Récits et légendes : les traces transmises d’une oralité d’immédiat.

Motif récurrent à la figure telle que perçue par la tradition mémorielle, le prestige social de Pontcallec fut un de ces éléments assurant l’agrément du personnage. A travers les récits et les légendes, colportées dès 1720, de nouveaux motifs apparaissent, de nouvelles teintes viennent compléter la figure.

La mémoire et Lamer.

On se souvient qu’en octobre 1719, les principaux conjurés, Lambilly, Bonamour, d’autres encore, s’enfuirent de Bretagne pour se rendre aux vaisseaux espagnols et que Pontcallec n’y prit part. Ce refus du départ, qui eut accordé la vie au marquis et aux trois autres conjurés, fit naître de nombreuses rumeurs, elle souleva un certain nombre de questions ; comme toujours, la légende se mit en quête d’y répondre :

« L’on compte, dit Jacquelot, que ce qui avait fait que Pontcallec n’avait pas voulu s’embarquer, c’est qu’on lui avait prédit qu’il périrait par la mer, et qu’il se trouva que le bourreau se nommait Lamer 393».

Fait étrange et inquiétant ; Pontcallec devient le gardien d’un destin sourd. Fait que l’histoire réfute, aussi – le bourreau s’appelait en réalité Chaumont394. Mais qu’importe. Cette légende d’immédiateté, qui constituera une des trames principales de l’ouvrage Une fille du régent d’Alexandre Dumas un siècle plus tard, fable reprise par Bertrand Tavernier dans Que la fête

391

On est en 1857, La Borderie n’est pas entré en connaissance des interrogatoires de Pontcallec ni de ses documents généalogiques. Il se base ici sur la tradition populaire, sur la gwerz de La Villemarqué, qui accorde 22 ans au marquis.

392

Arthur de LA BORDERIE, « Histoire de la conspiration de Pontcallec », op. cit., Introduction, p. 4.

393

François-René de JACQUELOT DU BOISROUVRAY, « La conspiration dite de Pontcallec, en Bretagne, sous la Régence… », op. cit., p. 120.

394

Voir Danielle et Michel DEMOREST, Dictionnaire historique et anecdotique des bourreaux, Paris, Généalogiques de la voûte, 2007, p. 63.

commence…, émergea en Bretagne avant de se diffuser dans la capitale. Preuve en est la

correspondance de la Princesse Palatine, mère du Régent, dans une lettre datée de 1720 :

« En Bretagne, on a été obligé d’employer la sévérité ; quatre personnes de qualité ont été décapitées ; l’une d’elles, qui devait s’embarquer pour l’Espagne, ne voulut pas partir. On lui demanda la cause de son refus. Il répondit qu’on lui avait prédit qu’il mourrait de la mer. Au moment de l’exécution il demanda au bourreau comment il s’appelait. Celui-ci répondit : Je m’appelle la mer. Ah ! s’écria le gentilhomme, je suis mort 395

».

Puis la légende subit l’outrage du temps et de la mémoire altérée ; on la retrouve, déformée, délavée par les transmissions successives, au sein des Mémoires du maréchal duc de

Richelieu :

« Le marquis de Pontcalec pensa à se sauver en Espagne ; il s’embarqua dans ce dessein ; mais la crainte de faire naufrage le fit revenir : un devin lui avait prédit qu’il périrait par l’eau, et, dans la suite, cette prédiction fut accomplie, car le bourreau qui lui trancha la tête s’appelait

Leau 396».

Lamer devient Leau par un curieux glissement synonymique. Entre pérennité et

déformation, la légende, et ses reconductions successives, ont saisi notre figure, en Bretagne mais aussi à Paris – signalant ainsi sa vive diffusion ; les premières traces d’imaginaire ont gagné la figure.

Pontcallec moine.

Puisque Pontcallec ne voulut pas s’embarquer, il fuit alors, longtemps poursuivi, longtemps introuvable. D’évidence le feuilleton que constitua son errance sut également toucher une certaine corde sensible, en Bretagne comme ailleurs, puisqu’elle fut à l’origine d’une seconde légende, signalée pour la première fois en 1729 par le chevalier de Piossens dans ses

Mémoires de la Régence :

395

Elisabeth Charlotte de BAVIERE, duchesse d’ORLEANS, Mémoires sur la cour de Louis XIV et de la Régence.

Extraits de la correspondance allemande de Madame Elisabeth-Charlotte, duchesse d’Orléans, mère du Régent, Paris, Ponthieu, 1823, p. 142.

396

Louis François Armand de VIGNEROT DU PLESSIS, duc de RICHELIEU, Mémoires historiques et anecdotiques du duc de Richelieu, op. cit., 1829, tome 2, p. 313. L’édition de Soulavie répète ce fait (Jean-Louis Giraud SOULAVIE, Mémoires du maréchal duc de Richelieu, op. cit., 1790, p. 193).

« Le marquis de Pontcallec fut un des premiers [conspirateurs] qui fut pris. On l’arrêta sur la frontière au moment qu’il alloit se sauver déguisé en moine 397

».

Inutile de préciser que cet événement n’est pas avéré par l’histoire ; Pontcallec fut arrêté à Lignol, dans sa fuite il ne quitta jamais la Bretagne. Fragmentaire ici, la tradition fut reprise et signalée dans son apparat complet en 1846 par l’historien Pitre-Chevalier :

« Une glorieuse et touchante tradition, conservée dans la famille de Bruc, raconte ainsi les aventures du marquis de Pontcallec et de ses compagnons : enfermés d’abord au château de Pontcallec, non loin d’Hennebont, ils y furent surpris par des cavaliers qui avaient entouré de chiffons les pieds de leurs chevaux ; – mais ils s’évadèrent par un souterrain, et se réfugièrent au milieu de la nuit dans un cimetière. Là, dit-on, s’élevait un if énorme et creux, dans lequel les fugitifs parvinrent à trouver place. Ils y restèrent pendant quinze jours entiers, nourris et gardés en secret par les paysans, dont aucun ne préféra le riche prix de leurs têtes à la mort infâme qu’il encourait en les sauvant. Ils quittèrent enfin cet étrange asile pour s’embarquer sur des vaisseaux espagnols. M. de Pontcallec seul refusa cette voie de salut, un devin, prétend la tradition, lui ayant prédit qu’il mourrait par la mer. Il traversa toute la France, en bravant mille périls, et il allait toucher le sol de la Castille, ajoute une relation contemporaine, lorsqu’il fut arrêté dans les Pyrénées, déguisé en moine, et ramené de garnison en garnison jusqu’au château de Nantes 398».

Dans son ouvrage, Pitre-Chevalier fait même agrémenter l’anecdote d’une gravure d’Octave Penguilly-l’Haridon, représentant Pontcallec en moine, arrêté par les archers :

397

[Chevalier de PIOSSENS], Mémoires de la Régence, publié par l'abbé Lenglet DU FRESNOY,Amsterdam, [s.n.], 1749 (1ère éd. 1729), tome 4, p. 67-68.

398

Pierre CHEVALIER dit PITRE-CHEVALIER, Bretagne et Vendée, Histoire de la Révolution française dans l’Ouest, Paris, W. Coquebert, 1851 (1ère

ed. 1845), p. 62-63 ; ces propos sont reconduits, presque mot pour mot, par Charles BARTHELEMY, Histoire de la Bretagne ancienne et moderne, Tours, A. Mame, 1854, p. 247. Puis Fanny Bury Palliser, une dame anglaise de la bonne société, visitant le Faouët en 1867, la recopiera encore dans son carnet de route sans que l’on sache si elle tient cette légende d’un habitant autochtone ou de la lecture de l’ouvrage de Pitre-Chevalier. Citant Théodore-Hersart de La Villemarqué et Alexandre Dumas – et l’on connaît en outre la culture de la dame – on peut néanmoins suggérer qu’elle ne fit que retracer la légende mise à nue par Pitre-Chevalier. Fanny BURY PALLISER, Mon voyage en Bretagne. Carnet de route 1867-1868, traduit par Jean- Pierre Attal, Perros-Guirec, Anagrammes, 2005 (1ère ed. 1869), p. 240-243.

Deux légendes.

Que tirer de ces deux rumeurs de l’actualité, de ces deux légendes attachées à Pontcallec ? Elles nous montrent un personnage déjà nimbé de légendaire ; elles mettent en lumière surtout les éléments de l’histoire du marquis qui de suite surent fasciner, interroger ou surprendre les contemporains. Le départ des principaux conjurés pour l’Espagne et surtout le curieux refus de Pontcallec d’embarquer furent de ces événements phares, éclat vif, problématique, propre à attiser les rumeurs. Le feuilleton consécutif, que fut la fuite puis l’arrestation de Pontcallec, longtemps poursuivi, longtemps introuvable, mit en lumière le personnage, il lui donna d’évidence une réelle popularité. Le marquis de Dangeau et le duc de Saint-Simon l’évoquaient, déjà, cette fuite ; la légende s’empara du fait. Enfin, en dernier agrément, en point d’orgue, la mort, la mort, bien sûr, toujours recommencée.

« L’arrestation de Pontcallec » par Octave Penguilly- l’Haridon, reproduit dans PITRE- CHEVALIER, Bretagne et Vendée, op. cit., p. 63.

Conclusion – La mandorle et la doloire.

A la lumière des faits exposés, deux conclusions s’imposent : les textes – même le récit du confesseur Nicolas – n’eurent vraisemblablement aucune incidence sur la tradition mémorielle en ébauche ; pourtant, et c’est une évidence, cette mémoire populaire se développa en s’appuyant sur les mêmes lignes de force que celles qui parcouraient les écrits des élites : quelques inconsistances dans l’histoire, propres à attirer l’attention, un certain nombre de faits marquants, l’injustice du châtiment modelant la représentation de Pontcallec en martyr. Plus que les trois autres gentilshommes exécutés, Pontcallec sut susciter l’attention et capter d’immédiat les sentiments de compassion. Sa fuite rocambolesque à travers la Bretagne, les affres de son arrestation, son prestige de nom vinrent apporter, au pied de l’échafaud, le réseau de ses agréments premiers – c’est-à-dire l’armature de sa légende, orale et populaire. Tout cela en Bretagne seulement ; si les légendes, les récits se diffusèrent jusqu’à Paris, à l’inverse des gwerzioù confinées en Bretagne, jamais pourtant ne surent-ils susciter un attachement quelconque – rien, au mieux, qu’une attention attendrie. La tradition mémorielle qui s’invente alors est un fait breton. Face à cette mémoire locale et populaire, les mémoires d’élites, les mémoires savantes se caractérisent par leur doucereuse vacuité ; d’ailleurs, plus qu’une mémoire, qui emporte avec elle son bagage de couleurs, de motifs et de fards façonnant un attachement culturel, il faudrait parler d’un temps de la remémoration pour les élites. Le souvenir est là, bien sûr, l’événement signalé au lendemain du drame ; mais c’est un souvenir seul, à peine traversé d’idées forces, une réminiscence sans parfum associé – là où la tradition mémorielle ajoute au nom Pontcallec, et à sa bannière de martyr ponctuel, un réseau de chants, de récits, de légendes qui représentent le personnage, je veux dire le rendent présent de nouveau, le donnent à voir. Et lui offrent ainsi un certain relief propre à l’émotion et à l’attachement. Mémoire en construction d’un côté, remémoration seule de l’autre ; invention spontanée d’une tradition populaire par la « mise en mandorle » de la figure du marquis, oraison funèbre – chez les érudits bretons ou parisiens – précédant de peu la mise en bière. Dans tous les cas, certes, la compassion est là, exprimée ; elle forme la base d’une mise en héros progressive dans la tradition mémorielle ; mais elle n’empêche pas la figure de se faire martyr anonyme ou gentilhomme honni respectivement chez les élites parisiennes et bretonnes.

Bref, si la Régence souhaita une répression sévère aux troubles de Bretagne, préalable jugé nécessaire au rétablissement du calme dans le Royaume, notons l’erreur de l’entreprise, sur un plan mémoriel tout du moins. La répression se cristallisa sur la figure de Pontcallec, le plus

puissant des seigneurs encore en Bretagne au moment des faits, le plus impliqué aussi (même si sa place dans le complot a été largement exagéré, en règle générale, par les contemporains). Peut-être même fut-ce là une action consciente du Régent ou de ses conseillers, qui auraient ainsi décidé de donner spécifiquement Pontcallec en exemple399 ; il est vrai que, criminel impopulaire, sa mort n’eût pas du prêter à conséquence. Pourtant, mauvais calcul de la Régence, et le personnage honni se releva de la mort. En décidant d’en faire l’exemple et le symbole des émotions bretonnes par un châtiment édifiant, censé intimider pour longtemps les oppositions diverses, le Régent ne fit qu’offrir à Pontcallec les instruments de son élection mémorielle. La noirceur de son existence n’eut pas suffi à salir l’éclat du sacrifice. Un coup de doloire, trois coups de maillet et le tyran devenait martyr.

399

Chapitre 3