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Pontcallec romancé.

V. Adolphe-Mathurin de Lescure Antinoüs patriote.

2. Motifs et échos.

Ainsi se vit retravaillé le personnage, entre motifs historico-politiques et thèmes hagiographiques, sens du détail vrai (la fête de Notre-Dame des Moissons, la description de l’habit du marquis, le presbytère de Lignol où se trouvait effectivement Pontcallec quand il fut arrêté) et épisodes traditionnels tels que la traversée de Lignol encadré par les dragons. A ces deux matières se mêlent de pures inventions qui peuvent être interprétées de deux façons : ou comme des modes de compensation aux silences de la mémoire, la gwerz « résolvant » ainsi la question de la délation de Pontcallec, ou comme de conscientes déformations du réel, dans le but de polir l’image, de la simplifier, de la rendre plus accessible à la mémoire. Les vingt- deux ans du marquis, par exemple, peuvent apparaître comme une simple erreur, une réinvention dans l’oubli ; ils représentent également, et les deux ne sont pas inconciliables, un effort conscient de construction légendaire, de signification de l’événement qui rend légitime le travestissement des faits : les excès, les défauts de la conspiration deviennent fougue

615

Théodore-Hersart de LA VILLEMARQUE, Barzaz Breiz…, op. cit., tome 2, p. 85-92.

616 Ibid., p. 243-248. 617 Ibid., p. 151. 618 Ibid., p. 161. 619

C’est La Villemarqué lui-même qui le signale (Ibid., p. 160, n.1). Que Talmont ait réellement prononcé ces mots, cela est confirmé par Louis BLANC, Histoire de la Révolution française, Paris, Furne-Pagnerre, t. XI, 1861, p. 550. En revanche, qu’un parallèle apocryphe ait été fait dans la tradition orale entre Talmont et Pontcallec, cela est plus douteux ; en effet, on ne retrouve dans aucune autre des gwerzioù Pontkalek que nous avons

excessive, péché de jeunesse, compréhensible et aisément pardonnable. La légende se forme dans l’hermétisme de son discours. L’interprétation impose le fait.

Ce portrait du personnage en champion des libertés bretonnes, en martyr sanctifié, portrait à demi-mot certes, sous-jacent aux derniers moments d’existence et à la marche au supplice, fut largement diffusé, à Paris et dans la France entière ; on peut penser qu’en Bretagne le succès du recueil lui permit d’embrasser un très large public. La gwerz eut ainsi de larges échos, parallèles à ceux immenses du Barzaz-Breiz où sembla se révéler l’identité entière de la province ; la poésie populaire fut érigée en approche de l’âme bretonne, en lieu de découvrance d’une intimité et d’un mode de pensée populaires620

. « Décrire le peuple, rassembler ses chants, écrit Nelly Blanchard, c’est toucher des bouts d’éternité, c’est avoir accès à l’origine des temps, c’est entrer dans une sacralité 621

».

La complainte permit de donner un réel élan à la mémoire du personnage ; elle le mit en lumière avec une grande intensité ; elle eut une influence inégalée dans sa représentation. Preuve en est, elle fut et est encore systématiquement reprise, ou au moins évoquée, dans

chaque étude traitant de la conjuration de 1719. Abolissant les frontières qui séparent tradition

mémorielle et travaux d’érudits, elle semblait donner réponse aux silences de l’histoire – il en est ainsi de la dénonciation et de l’arrestation de Pontcallec. Jusqu’à la publication par Closmadeuc du journal de Jacquelot, l’hypothèse du Barzaz-Breiz fut suivie : Pontcallec avait été dénoncé par un pauvre de la ville. On trouve par exemple sous la plume d’Arthur de la Borderie en 1857 cette formule :

« Il fut trahi par un gueux de la ville qui le connaissait pour avoir maintes fois sans doute reçu l’aumône de sa main 622

».

La tradition mémorielle, la légende telles que conçues dans le Barzaz-Breiz investirent l’histoire tant et si bien qu’il fut un temps où il était difficile de distinguer l’un de l’autre. Les conséquences s’en font sentir encore aujourd’hui : à l’entrée « Pontcallec » du Dictionnaire

consulté cette anecdote et ces mots prononcés par notre marquis ; il s’agit probablement d’un parallèle à visée politique, établi par La Villemarqué lui-même.

620

Comme l’écrit Nelly Blanchard à propos des Derniers Bretons d’Emile Souvestre « la poésie du peuple est toute son âme ». Nelly BLANCHARD, « Fictions et fonctions de la Bretagne au XIXe siècle » in. Dominique LE

PAGE (dir.), Onze questions d’Histoire qui ont fait la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2009, p. 289-309, p. 296.

621

Ibid., p. 297.

622

du Patrimoine Breton dirigé par Alain Croix et Jean-Yves Veillard, en 2000, il est écrit que

Pontcallec mourut à vingt-deux ans, comme le voulut la gwerz623.

Si ce document fut tant diffusé, tant utilisé par l’histoire c’est qu’il fut érigé voix du peuple breton entier, représentation d’une tradition mémorielle fugitive, émanation du souvenir d’un personnage qui avait depuis partiellement quitté les élites. Le succès de la gwerz tint à sa nature supposée de poésie « brute », populaire et naïve, où l’âme de la Bretagne traditionnelle se lisait tout entière à travers l’évocation touchante d’un martyr peu connu des élites. En 1845 ces dernières – sorties sans doute de leurs tours d’ivoire – découvrirent complaisamment ce qui semblait un « immense » mouvement populaire de réhabilitation des quatre conjurés, dont les termes étaient entièrement contenus dans la gwerz, conçue alors comme un discours populaire fossilisé, conservé dans le formol de sa naïveté admirable et de sa sincère émotion. En 1846 Aurélien de Courson pouvait écrire que « les classes populaires […] honorèrent comme des pères de la patrie624 les quatre martyrs de la liberté bretonne 625 », la gwerz était là pour le prouver ; huit ans plus tard Charles Barthélémy allait plus loin encore : « les populations bretonnes réhabilitèrent hautement la mémoire des quatre martyrs ; leurs images furent recueillies comme celles des saints, dans les châteaux et les chaumières, et la poésie populaire chanta sous mille formes et chante encore aujourd’hui le dévouement de leur vie et l’héroïsme de leur mort 626

». La gwerz est une fois encore prise à témoin par l’historien. Peu à peu, par le truchement de l’histoire, on la voit ainsi devenir la manifestation éclatante et sublime d’une tradition populaire évanescente et insaisissable, elle se fait symbole de ces « mille formes » du souvenir, de ces « mille expressions » que la mémoire employa pour honorer les quatre conjurés. La gwerz est conçue comme la pointe de l’iceberg ; dessous, dans ses marges immergées, une immense célébration populaire demeure invisible, là dans la solitude du logis, dans la chaleur de la tradition, ces espaces privés interdits à l’histoire. Mésestimant, exagérant, amplifiant, instrumentalisant enfin les termes et la portée de la

gwerz, citée et analysée sans l’once d’un traitement critique, les premiers historiens de

Bretagne construisirent, dès 1846, ce mythe d’un Pontcallec unanimement célébré par la

623

Alain CROIX, Jean-Yves VEILLARD (dir.), Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Éditions Apogée, 2000, p. 786.

624

C’est Aurélien de Courson qui souligne, indiquant en notes que cette expression provient d’ « une lettre de l’intendant de Bretagne au cardinal Dubois ». Nous n’avons pas retrouvé dans nos lectures trace de cette lettre, pas même dans l’ouvrage de Henri FREVILLE sur L’intendance de Bretagne.

625

Aurélien DE COURSON, Histoire des peuples bretons dans la Gaule et dans les îles britanniques, langue, coutumes, mœurs et institutions, Paris, Furne-Bourdin, 1846, p. 336.

Bretagne entière, martyr glorifié, canonisé, seigneur vénéré de la cause bretonne, devenant par là même, plus de 120 ans après sa mort, un héros national ; héros censé avoir été, toujours – c’est ce dont témoigne la gwerz – mais héros voilé, héros de l’ombre, qui affleurait enfin de la chaude tradition de la mémoire orale. En 1855, dans un ouvrage d’histoire, La Régence et

Louis Quinze, Alexandre Dumas allait jusqu’à affirmer :

« Encore aujourd’hui, au fond de la Bretagne, à Saint-Malo, cet antre de pirates si fatal à l’Angleterre, à Lorient, à Villeneuve, à Brest, où finit la terre, finis terrae, légués par leurs pères aux enfants, on voit dans les plus pauvres chaumières les portraits de du Couëdic, Talhouet, de Pontcalec et de Montlouis, et lorsque vous demandez à vos hôtes les maîtres de ces chaumières, quels sont ces hommes dont ils conservent si religieusement l’image, dans leur ignorance pleine de foi, les uns vous répondent : – ce sont des saints ; les autres, – ce sont des martyrs 627».

Par soucis de rendre sympathique la figure, par ambition politique, par lyrisme enfin, les plumes se délient et les premières histoires de Bretagne modelèrent, dans la lignée du Barzaz-

Breiz, une province post-chouanne, fière de son héritage ; une Bretagne follement éprise de

ses quatre martyrs de 1720 ; une Bretagne célébrant unanimement le souvenir de Pontcallec ; et la gwerz, dont la portée est fort enjolivée, sert alors de preuve, de garde-fou.