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Les échos immédiats

I. Les rumeurs de l’actualité.

3. La mort transfigurée.

La mort marque les esprits ; elle imprègne les mémoires, elle aspire à l’écrit. Le père carme Nicolas de Tous-les-Saints, qui assista aux derniers moments de nos conjurés en tant que confesseur de Talhouët, rédigea une Relation fidèle315… de l’exécution de Nantes. Débutant au moment où les quatre gentilshommes apprennent leur sort, se terminant par le supplice du Bouffay, ce long récit, qui aurait été rédigé sur la demande de la femme de Talhouët316, eut d’immédiat un certain succès, un relatif impact. Bien avant sa première publication de 1829, l’écrit fut diffusé en Bretagne sous forme manuscrite, recopié, colporté de manoir en château 317; aujourd’hui encore de nombreux exemplaires en ont été conservés, preuve de sa vive transmission 318; enfin, lorsque Jean-Louis Soulavie mettra forme aux Mémoires du duc de

Richelieu, dans la bibliothèque du maréchal entre 1785 et 1790, qu’il décidera de relater

313

Ibid., p. 386-392.

314

Barthélémy POCQUET DU HAUT-JUSSE,Histoire de Bretagne, op. cit., p. 150. Armand Rébillon ne dit pas autre chose : « La légende qui se forma autour de Pontcallec et des trois autres décapités de l’échafaud du Bouffay, […] n’est pas née du souvenir de leur rôle, qui fut obscur et piteux, mais de l’horreur que soulevèrent la cruauté et la flagrante injustice de leur châtiment ». (Armand REBILLON, Les Etats de Bretagne de 1661 à 1789 : leur organisation, l'évolution de leurs pouvoirs, leur administration financière, Paris, Picard, Rennes, J. Plihon, 1932, p. 266).

315

Nicolas de TOUS-LES-SAINTS, « Relation fidèle de tout ce qui s’est passé à la mort de quatre Gentilshommes, qui eurent la tête tranchée à Nantes, le mardi de la Semaine Sainte, 26 mars 1720 » in. Arthur deLA BORDERIE, « Histoire de la conspiration de Pontcallec », op. cit., ch. IX, p. 370-389. Nous avons reproduit ce long récit en

Annexe 1.

316

C’est ce qu’affirme Joël CORNETTE, Le Marquis et le Régent, op. cit., p. 254.

317

« La « Relation fidèle » […] a été écrite aussitôt après l’exécution par un témoin oculaire, par conséquent bien informé. Il en circula alors en Bretagne de nombreuses copies manuscrites ». Barthélémy POCQUET DU

HAUT-JUSSE,Histoire de Bretagne, op. cit., note 1 p.139. « Dès avant sa publication au XIXe siècle, ce récit

minutieux d’une mort exemplaire et édifiante, aussi chrétienne que courageuse, circula sous forme manuscrite dans les manoirs et les châteaux bretons ». Joël CORNETTE, Le Marquis et le Régent, op. cit., p. 256.

318

C’est en effet par la confrontation de « plusieurs exemplaires manuscrits » que Arthur de La Borderie a établi la relation telle que présentée dans son ouvrage (Arthur de LA BORDERIE, « Histoire de la conspiration de

Pontcallec », op. cit., ch. IX, p. 370) ; Barthélémy Pocquet en possédait un exemplaire « de l’écriture du temps » (Barthélémy POCQUET DU HAUT-JUSSE, Histoire de Bretagne, op. cit., note 1 p.139) tandis que Le Lycée Armoricain, publiant cette même relation en 1829, la tenait d’un contributeur anonyme et Pitre-Chevalier de la famille de Talhouët (Pierre CHEVALIER, dit PITRE-CHEVALIER, Bretagne et Vendée. Histoire de la révolution française dans l’Ouest, Paris, Didier, 1851 (1ère

l’exécution des quatre conjurés319

, il empruntera au père Nicolas un certain nombre d’éléments320

– indice supplémentaire de son influence au-delà même de l’espace breton.

Au sein de ce récit, Pontcallec est représenté en noble bruyant et chahuteur321, craintif et courageux, constant, obstiné. Bon chrétien, il fait sa confession et meurt en répétant « cor

contritum et humiliatum, Deus, non despicies 322». Surtout, « condamn[é] à mort , sans jamais avoir tiré l’épée ny un seul coup de pistolet contre l’Etat 323», abusé par la Chambre qui lui avait promis la clémence, Pontcallec, à l’image de ses trois compagnons, est une victime, une proie du despotisme triomphant.

Les voilà, ces quatre conjurés, qui sortent de la chapelle et se mettent en route pour l’échafaud, place du Bouffay. Talhouët s’approche du père Nicolas :

« – « Vous voyez, mon Père, me dit Monsieur de Talhouët, que nous nous laissons conduire comme des agneaux à la boucherie. » – « C’est en cela, luy répliquai-je, monsieur, que vous vous rendez plus semblable au fils de Dieu. […] Il y a plus de mérite devant Dieu à supporter courageusement le mal qu’à le repousser avec impatience ». Quelques moments après, les cris et les gémissements du peuple, que nous entendions, me donnèrent occasion de luy dire : « Ah ! monsieur, on plaint votre sort, et on ne plaignoit pas celuy de Jesus Christ dans sa Passion. » 324»

exemplaire aux Archives départementales de Loire-Atlantique et un second dans les « Papiers de René Kerviler » consultables à la bibliothèque municipale de Nantes.

319

Voir Jean-Louis Giraud SOULAVIE, Mémoires du maréchal duc de Richelieu, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du Roi, etc. Pour servir à l’Histoire des Cours de Louis XIV, de la Régence du Duc d’Orléans, de Louis XV, et à celle des quatorze premières années du Regne de Louis XVI, Roi de François, et Restaurateur de la Liberté. Ouvrage composé dans la Bibliothèque, et sous les yeux du Maréchal de Richelieu, et d’après les Porte-feuilles, Correspondances et Mémoires manuscrits de plusieurs Seigneurs, Ministres et Militaires, ses contemporains ; Avec des Portraits, des Plans et des Cartes nécessaires à l’intelligence de l’Ouvrage, tome 3, Londres, J. de Boffe, Marseille, Mossy, Paris, Buisson, 1790, p. 189-205.

320

C’est le cas par exemple de la remarque de « Pont-Calec » à quelques heures de son supplice se plaignant que « les Turcs accorderoient un peu de tems » (Ibid., p. 298), de la pensée de Du Couédic ajoutant « qu’il faudroit au moins huit jours pour mettre ordre à ses affaires » (Ibid., p. 298) ou des derniers mots échangés entre Montlouis et son épouse « toute éplorée qui lui tendoit les bras de sa fenêtre » (Ibid., p. 299). Tous ces faits sont inapparents dans les mémoires de Saint-Simon ou dans les journaux parisiens, qui ont d’évidence constitué la source principale de l’ouvrage ; ils ne se rencontrent guère dans les autres récits d’exécutions que nous avons consulté (ni les récits de l’huissier Germain, de Jacquelot, ni même la relation de Christophe-Paul de Robien sur laquelle nous reviendrons plus tard n’évoquent les remarques de Pontcallec et de Du Couédic). On peut en conclure que l’abbé Soulavie a eu accès au récit du père Nicolas.

321

« M. de Pontcallec […] pour peu qu’il parla, faisoit tout retentir ». Nicolas de TOUS-LES-SAINTS, « Relation fidèle… », op. cit., p. 373.

322

Ibid., p. 387. « Tu ne repousses pas, Dieu, un cœur contrit et humilié ».

323

Ibid., p. 374. La phrase est prononcée par Pontcallec.

324

Le parallèle se fait d’évidence, les conjurés deviennent modèles christiques exécutés le mardi de la Semaine Sainte – ce qui ne fait qu’ajouter encore de cette symétrie entre la mort des gentilshommes et la Passion du Christ :

« Ah ! monsieur, il faut mourir d’un grand cœur pour celui qui est mort pour nous, et dans la même semaine qu’il est mort 325

».

Bien sûr il convient de ne pas trop s’étonner d’un tel parallèle, la relation du père Nicolas est un récit d’exécution qui se conforme au stéréotype de la « bonne mort », héroïque et chevaleresque326 ; au reste elle se doit d’être replacée dans son contexte immédiat, celui d’un XVIIIe siècle pétri de culture chrétienne. Contentons-nous de signaler cette ombre de la Passion qui s’abat sur nos pauvres nobliaux devenus martyrs ; Talhouët meurt, laissant femme et enfants, ce qui rappelle au confesseur l’image du Christ affligé sur la croix quittant « sa Sainte Mère » dans la « désolation 327» ; injustement condamnés328, nos quatre gentilshommes se dirigent sur la place du Bouffay, devenue Golgotha des temps modernes329. Montlouis, puis Talhouët ; Du Couëdic s’avance sur l’échafaud ; bientôt viendra le tour de Pontcallec qui se met à genoux avant de se déshabiller. Le père Nicolas se tourne alors vers lui et lui dit :

« Ah ! Monsieur, imitez votre cher amy330 ; imitez sa résignation et sa générosité à mourir chrétiennement ; ou plutôt imitez Jésus-Christ, le grand modèle des chrétiens. Il ne faisoit pas attention à ceux qui l’affligeoient que pour leur pardonner ; sa principale attention étoit de recevoir les tourments de la main de Dieu et de lui recommander son âme : Pater, in manus tuas

commendo spiritum meum. Il ne l’appelle pas son Dieu, mais son père, Pater. » M. de

Pontcallec m’interrompit : – « Dieu, dit-il, est notre père, qui est dans les Cieux. » – « Oui, Monsieur, lui répliquai-je, Dieu est notre bon père ; il vous tend les bras, mettez donc toute

325

Ibid., p. 373.

326

Voir à ce propos la très belle analyse de Joël CORNETTE, Le Marquis et le Régent, op. cit., p. 253-256.

327

« Talhouët me répondit qu’il n’étoit pas tant affligé de mourir que de laisser une pauvre femme désolée avec des enfants sans aucune ressource. […] Je luy représentay que Jésus-Christ dans la croix avoit été extrêmement affligé de la désolation de sa sainte-Mère qu’il voyait présente. » Nicolas de TOUS-LES-SAINTS, « Relation

fidèle… », op. cit., p. 375.

328

L’injustice de la condamnation résonne une fois encore comme un écho christique ; ainsi de ce dialogue entre Pontcallec et le père carme : « « Ah ! mon père, me dit-il d’un ton et d’un air fort doux, nous sommes condamnés injustement. » – « Eh ! bien, Monsieur, repris-je, le Fils de Dieu a bien voulu être condamné luy-même le plus injustement du monde. » Ibid., p. 374.

329

Ces remarques sont tirées de Joël CORNETTE, Le Marquis et le Régent, op. cit., p. 253-256.

330

Le père Nicolas parle ici de Talhouët, dont la mort lui fit crier devant Du Couédic et Pontcallec : « Ah ! Messieurs, que je suis édifié ! ah ! la belle mort ! jamais je ne vis de mort plus chrétienne. » (Nicolas de TOUS-

votre confiance en lui. » Il répéta fort tranquillement et bien attentivement ces mots : « Pater, in

manus tuas commendo spiritum meum 331».

A ce moment, Du Couédic vient de recevoir le coup mortel.

« [Pontcallec] se tourna pour lors vers M. le greffier de la chambre royale, et luy dit d’un ton assez élevé [ …] : « Monsieur le greffier, vous avez de l’argent à moy, ne manquez pas, je vous prie, de faire prier Dieu pour moy. » M. Le greffier en le saluant, le luy promit. Le marquis se tourna vers son confesseur et moy : – « Je prie Dieu, mes Pères, nous dit-il, qu’il m’envoye tout le mal que je souhaite aux autres ; je ne veux de mal à personne, je pardonne de bon cœur à tous ceux qui m’en ont fait. » L’exécuteur l’avertit incontinent de monter sur l’échafaud. « Voilà, dit-il, un compliment bien triste ! » Cependant, il le suivit fort tranquillement avec son confesseur. Etant sur le point de monter sur l’échelle, son confesseur m’a dit qu’il se tourna vers quelques messieurs pour leur demander pardon, et les pria de prier Dieu pour lui. Etant monté sur l’échafaud, il dit plusieurs fois ces mots : « Cor contritum et

humiliatum, Deus, non despicies » que son confesseur lui avait souvent répétés dans la

chapelle du château. Je l’entendis aussi prononcer à haute voix : « Jesus, Maria » et ces paroles qu’il avoit peu de temps auparavant fort approfondies : « Pater, in manus tuas

commendo spiritum meum. » Et en l’instant il reçut le coup mortel de l’exécuteur 332».

La figure se fait imposante, édifiante : « Pater, in manus tuas commendo spiritum meum » – « Père, en tes mains je confie mon esprit » – ne sont-ce là les derniers mots du Christ333 ? La mort est grandiose, humainement courageuse, chrétiennement exemplaire. Pour Pontcallec comme pour ses compagnons, l’Imitatio christi a particulièrement bien pris. Et puisque c’est « la mort qui juge la vie 334», de justesse, notre marquis voyait sa figure transmuée de noble violent et frondeur en victime au destin tragique, en martyr auréolé de gloire…

Peu à peu, au fil du texte, on voit donc la métamorphose s’opérer, on sent poindre les thèmes, les enjeux dominants à la figure nouvelle du personnage telle que travestie par la tradition. La perception mémorielle commence à se formuler à travers plusieurs notions clefs : Pontcallec, à l’image au reste de ses trois compagnons d’infortune, est une tragique victime, un martyr ; on ne retient du personnage que sa mort.

331

Nicolas de TOUS-LES-SAINTS, « Relation fidèle… », op. cit., p. 387.

332

Ibid., p. 387-388.

333

Voir Luc, 23, 46.

334

Cette affirmation est d’Arthur de La Borderie, introduisant le récit du confesseur (voir Arthur de LA

Travestissement encore mal assuré ; le temps n’est pas réellement opportun à l’élection du personnage. Le récit ne fait que contenir en germe les instruments de son héroïsation future, un outillage de couleurs et de teintes qui lui assureront un jour son éclat optimal. Ainsi Pontcallec devient une figure de latence en attente de saisie. Et si Joël Cornette, étudiant ce récit, l’érige en moment clé de la « naissance d’un imaginaire 335

», il faut y voir je crois l’émergence bredouillante d’un imaginaire non encore aguerri ; un imaginaire qui se forgera au XIXe siècle, sous l’influence des historiens bretonistes d’abord, nationalistes ensuite ; rien de plus. La diffusion du récit permit sans doute de consolider l’image du personnage, de la

modeler en présentant Pontcallec en bon chrétien, en victime expiatoire ; elle permit de

pérenniser son souvenir. Cette diffusion ne toucha pourtant qu’une petite élite de Bretagne, instruite et cultivée ; et si le récit déflora, peut-être, à Paris, les mémoires érudites, rien n’indique son influence auprès des couches populaires, notamment en Bretagne où la mémoire Pontcallec se transmit d’immédiat par les légendes et les récits, par les gwerzioù aussi336, vierges de toutes allusions, proches ou lointaines, à la relation du père carme.