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Pontcallec romancé.

IV. Alexandre de Lavergne Le colosse armoricain.

Trois ans plus tard, en 1847, ce fut au tour du romancier Alexandre de Lavergne de s’emparer de notre fier marquis dans son ouvrage La Circassienne556

, roman narrant l’histoire réelle de Charlotte Aïssé, née en 1693, fille d’un chef caucasien, achetée à un marchand d’esclave par le comte de Ferriol, alors ambassadeur de France à Constantinople. Ce dernier l’envoya à Paris, où elle reçut l’attention de la cour du Régent ; sa beauté suscita les madrigaux, sa renommée devint immense.

Lavergne s’appropria l’anecdote ; le comte de Ferriol, gentilhomme violent et débauché, maître d’Aïssé, l’aime d’une passion folle, quand elle, son esclave, est éprise du chevalier d’Aydie. A la suite de malheureuses aventures, Ferriol et Aïssé sont exilés de Paris, contraints

de rejoindre l’Espagne, avant de rentrer en France, en Basse-Bretagne précisément, où Ferriol, aidé en cela d’un comte du Saint-Empire romain, Marino Marini, et de la noblesse locale, met forme à la conspiration qui nous intéresse ici.

Dans la romanesque description du complot breton que dessine Lavergne, on sent d’évidence poindre l’influence de Lemontey – même teinte d’une Bretagne plus archaïque que doucereusement naïve, plus brutale et violente que sincèrement sauvage ; mêmes expressions caractéristiques, telle cette formule entrer dans la forêt pour signaler son appartenance au complot557, telles ces descriptions des déguisements des conjurés avec leurs vestes de coutil et leurs chapeaux de paille d’où pend un ruban noir ; des lignes entières de l’historien sont par ailleurs reproduites dans le corps du texte558

. Pontcallec, renommé Pontcallet dans le roman, comme chez Lemontey, est le meneur autochtone de l’affaire. Il est présenté en colosse sauvage et violent, dont les « bras nerveux […] eussent fait envie à Milon de Crotone 559» :

« Sa nature herculéenne, ses mains velues et veinées de muscles, la pipe de terre qu’il portait à la bouche, l’insouciance brutale avec laquelle il s’étalait sur son banc, d’où il avait repoussé ses voisins, n’eussent jamais laissé deviner en lui un gentilhomme, si l’on n’eût su alors qu’en Bretagne les descendans de Duguesclin et de Clisson n’avaient, en général, d’autre signe distinctif de leur noblesse que leur droit de turbulence aux Etats de la province. Pauvres, oisifs, étrangers pour la plupart à toute culture de l’esprit, ils avaient fait succéder aux luttes aventureuses de la féodalité une guerre de bas-étage avec le fisc 560».

Car Pontcallec, en dépit de ses allures paysannes, est noble. Fraudeur, il pratique la contrebande de tabac ; le fait est souligné avec insistance. Au reste, comme le dit lui-même notre marquis :

« Marchands ou contrebandiers, qu’importe ? n’est-ce pas la même chose ? Apprenez que les Pontcallet ont toujours été de père en fils les ennemis du fisc et de la gabelle, et si j’ai consenti à servir les intérêts du roi Philippe V, c’est que j’espère bien que son premier acte sera de

556

Alexandre de LAVERGNE, La Circassienne reproduit dans la Semaine littéraire du courrier des Etats-Unis, série XV, vol. 1, 1847, p. 47-145 (seule la deuxième partie évoque le complot breton, p. 87-126). A noter le roman devint une pièce de théâtre en 1854.

557

Il s’agit là manifestement d’une invention de Lemontey.

558

Voir la citation de Lemontey dans Ibid., p. 115.

559

Ibid., p. 97.

560

supprimer les agents du fisc et de la gabelle, ou, tout au moins, de leur demander de ne point s’adresser aux nobles 561

».

Fort de ces revendications, le « gentilhomme fraudeur 562» entend se battre pour faire régner les droits de la noblesse bretonne. Il est « redoutable 563», plein de courage, plein de fougue et de détermination – « il y a un moyen bien plus simple [d’éloigner les garde-côtes que la ruse], dit Pontcallet [lors d’une réunion à ses conjurés] ; c’est d’aller à eux et de massacrer ces insolents qui osent arrêter un noble de Bretagne sans plus de respect qu’un maraîcher de Roscoff 564» – volontiers coléreux et violent – « Ne vous souvenez-vous pas [demande un paysan au sergent local] que l’on a trouvé un commis de la gabelle assassiné près de son manoir ? 565» Pour le respect ou le rétablissement de ses privilèges nobiliaires, Pontcallec est prêt à tout ; quelqu’un épie la réunion secrète des conjurés : « Quel qu’il soit, qu’il meure ! 566» hurle le marquis ; il s’agit seulement d’Aïssé : « elle a épié et surpris nos secrets, il faut qu’elle meure 567» répète Pontcallec ; elle tente de s’expliquer maladroitement : « vous voyez, [rajoute-t-il], sa justification est impossible, qu’elle meure ! 568». Impitoyable, certes…

Bientôt, à Paris, le complot fut découvert ; « l’infâme » Dubois sut convaincre le Régent, toujours disposé à la clémence, de taire pour l’occasion sa vraie nature. Alors que Dubois explique au Prince les raisons qui l’ont conduit à épargner Marino Marini, le vrai coupable, mais trop important à la cour du souverain pontife pour subir un sort violent, on le voit demander parallèlement au Régent de signer l’ordre terrible et de punir ainsi les quelques « hobereaux provinciaux » qui avaient eu le malheur de se laisser prendre. Le Régent hésite :

« - Sévir contre ces espèces de bêtes brutes qui feraient honte aux paysans à qui ils ressemblent si ils n’étaient pas des gentilshommes ! […] Laissons-les vivre, ils sont si maladroits !

- Eh ! justement, monseigneur, [répliqua Dubois] quand il s’agit d’une mauvaise cause il ne faut jamais épargner les maladroits. Il n’y a que ceux-là qui recommencent ! 569

» 561 Ibid., p. 97. 562 Ibid., p. 99. 563 Ibid., p. 90. 564 Ibid., p. 93. 565

Dialogue entre un paysan et un sergent. Ibid. p. 89.

566 Ibid. p. 107 567 Ibid. p. 107 568 Ibid., p. 107. 569 Ibid., p. 119-120.

Ainsi fut décidée l’exécution du Bouffay, à laquelle assista, en spectateur, le comte de Ferriol ; du Couëdic monta le premier sur l’échafaud570, ferme et digne ; Montlouis s’y effondra ; Talhouët gravit les marches, résigné.

« Pontcallet était le dernier ; le colosse s’avança d’un pas ferme et calme ; mais à peine arrivé au bas de l’échafaud, il brisa et jeta loin de lui, d’un mouvement rapide comme l’éclair, les liens qui le garrotaient, et renversant deux soldats, il s’élança dans la place et chercha à briser d’un dernier effort le cordon de troupes qui se replia avec bruit autour de lui. La lutte fut quelque temps indécise entre la supériorité incalculable du nombre et cette force aveugle que Dieu concentre dans le désespoir d’une volonté agonisante ! horrible combat, où se révélait la faiblesse de la justice humaine, qui n’a rien d’infaillible, pas même l’exécution brutale et matérielle de ses arrêts ; la justice humaine, vaine parodie du pouvoir divin, et qui souvent, dans sa juridiction éphémère, semble mettre l’impuissance aux gages de l’erreur.

Mais enfin Pontcallet fut renversé sous tant d’efforts, comme un grand chêne. Dix bras s’élancèrent, dix mains se nouèrent sur ce corps meurtri, et bientôt les échelons de l’escalier de bois tremblèrent sous ses dernières convulsions. Il tomba avec bruit au pied du billot, où sa tête fut appuyée avec effort… […]

Un bruit sourd retentit sur la place. C’était la tête de Pontcallet qui venait enfin de tomber 571

».

La dualité des teintes précédemment évoquée joue ici à plein régime, au cœur de ce texte obscur d’un romancier aujourd’hui oublié : si Pontcallec est une brute épaisse, sa naïveté, son courage sont tout de même remarquables. Juxtaposition des teintes, superposition des extrêmes, la figure se fait symbole d’une Bretagne à la fois arriérée et libre, courageuse et brutale, ignoble et valeureuse. Une Bretagne – et une figure – romantiques, en somme.