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Le schème historiographique de Pitre-Chevalier.

Le temps du héros.

I. Le schème historiographique de Pitre-Chevalier.

1. Le schème historiographique.

En 1844, puis 1845, Pitre-Chevalier (de son vrai nom Pierre-Michel-François Chevalier), historien conservateur et catholique, fit paraître une Histoire de la Bretagne en deux

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Le bretonisme fut un vaste mouvement culturel de Bretagne, initié par des archéologues, des historiens et des érudits qui se concrétisa dans des œuvres historiques variées, dans l’édition de manuscrits anciens, dans les fouilles de sites comme Gavr’Inis, etc. Voir à ce propos Jean-Yves GUIOMAR, Le bretonisme. Les historiens

bretons au XIXe siècle, Rennes, Société d’Histoire et d’archéologie de Bretagne, 1987.

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Nous empruntons cette expression à Eric J. HOBSBAWM, Terence RANGER (dir.), L’Invention de la tradition, Amsterdam, Paris, 2006, 370p. Voir notamment l’introduction (p. 11-25) et le chapitre VI « Production de masse des traditions et traditions productrices de masses : Europe, 1870-1914 » (p. 279-324), tous deux écrits par Eric Hobsbawm.

volumes664. L’ouvrage eut ceci de précurseur qu’il fit ressortir, de la succession de faits et d’événements propres à la Bretagne moderne, un sens historiographique, une ligne claire tracée de 1532 à 1789, via l’année 1650 qui constitue une rupture et introduit un long XVIIIe siècle défini en premier lieu par les résistances locales au despotisme monarchique. L’ouvrage offrit ainsi une des premières affirmations de l’existence propre et spécifique d’un mouvement historique capable de couvrir le XVIIIe siècle en Bretagne, un temps, nous dit Pitre-Chevalier, de contestation et de rébellion avec, pour toile de fond, la dérive d’un Etat France qui ne respecte plus les droits contractuels de ses peuples et se métamorphose peu à peu en ce Leviathan nivélateur et centralisateur que sera la République de 93 ; un XVIIIe siècle breton tout pavé de pré chouanneries incessantes, dont Pontcallec est le représentant attitré.

En introduction, l’historien entendait démontrer la pertinence de sa césure chronologique :

« Nous avons montré, dans le soulèvement de la Ligue, le dernier effort de nos armes pour briser le contrat qui nous unissait à la France — contrat que Louis XIV, Louis XV et Louis XVI allaient attaquer désormais, au nom de la centralisation, dans nos États et dans notre Parlement 665».

C’est ici que se joue la rupture des années 1650. L’édit d’Union est désormais digéré, accepté par les populations bretonnes. Dès lors, les luttes changent de nature : avant Louis XIV il y a effort de soulèvement contre l’union, après la Révolte des Bonnets Rouges les luttes successives ne demandent rien que la conservation et le respect des clauses prévues par l’édit, une sauvegarde mise en péril par l’effort naissant de centralisation exercé par la monarchie. Face à cet empiètement des libertés, la noblesse, bien sûr, est aux premières lignes, « cette Noblesse, jalouse à tant de titres de sa vieille nationalité, gardienne incorruptible de ses privilèges, comme des franchises et des deniers du pays ; […] cette noblesse qui, – [a] refusé le don gratuit aux vices de la Régence, [a] livré à ses bourreaux quatre têtes illustres (Pontcallec, Du Couëdic, Talhoüet et Montlouis), — [a] résisté au duc d'Aiguillon, quand le Tiers et le Clergé se soumettaient, — [a] bravé la confiscation, l'exil et l'emprisonnement666». Pontcallec et La Chalotais sont les deux têtes de proue de cette noblesse bretonne qui a alors lutté dans son bon droit pour la juste conservation de ses libertés tandis que la France « avec

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Pierre CHEVALIER dit PITRE-CHEVALIER, la Bretagne ancienne et moderne, Paris, W.Coquebert, 1844 et PierreCHEVALIER ditPITRE-CHEVALIER, Bretagne et Vendée, Histoire de la Révolution française dans l’Ouest, Paris, Didier, 1851 (1ère ed. 1845).

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PITRE-CHEVALIER, Bretagne et Vendée, op. cit., p. 2.

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son incrédulité nouvelle et son vieux despotisme, courait de vice en vice et d’excès en excès à l’abîme de 1793 667

».

La Bretagne du XVIIIe siècle, et sa fière noblesse, ont ainsi annoncé la Révolution libérale des années 1789-90 avant qu’une autre noblesse n’assiste à son dérapage et lutte, aidé en cela du peuple breton et même du peuple vendéen entier, contre la Révolution régicide668. Et Pitre- Chevalier de conclure sa démonstration :

« Influence démocratique de la Bretagne contre la Monarchie, depuis 1675 jusqu'à 1789 ; réaction monarchique de la Bretagne et de la Vendée contre la démocratie, depuis 1793 jusqu'à nos jours; et, dans l'un et dans l'autre cas, principe également libéral, conséquence parfaite de la Bretagne avec elle-même 669».

La conspiration bretonne s’inscrit à merveille dans ce schéma type. Elle est lutte contre le despotisme – c’est au reste la morale de toute l’Histoire bretonne –, elle est une des « origines de la Révolution en Bretagne 670», de la Révolution de 1789, en même temps que mouvement précurseur de la chouannerie.

2. L’auréole des martyrs.

Ainsi investie, il est à peine utile de préciser que l’affaire est peinte par Pitre-Chevalier sous un jour fort positif, complot de nobles fiers, défenseurs des droits provinciaux :

« Pourquoi hésiterions-nous à le dire ? s’il y a dans la conspiration de Cellamare quelque chose de noble et de vaillant, c’est, à nos yeux, le rôle des conjurés de la Bretagne 671

».

Les détails susceptibles de ternir l’éclat de l’affaire sont revisités sous un angle nouveau – ainsi de la contrebande de tabac dont firent état certains conjurés :

« Les historiens qui ont voulu faire des brigands de ces gentilshommes, ont crié bien haut que MM. de Pontcallec et de Rohan-Polduc étaient traduits devant la justice pour la contrebande du tabac. Le fait de cette accusation est vrai ; mais, outre que la chose n’a pas été jugée, ces nobles n’eussent fait que continuer, sous forme de contrebande, la guerre du timbre et du tabac,

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PITRE-CHEVALIER, la Bretagne ancienne et moderne, op. cit., p. 618.

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« La Bretagne, écrit Pitre-Chevalier, ne demandait qu’à conserver le régime vraiment libéral, la foi sacrée et les mœurs naïves, qui faisaient encore sa force après quatorze siècles ». Ibid., p. 618.

669

PITRE-CHEVALIER, Bretagne et Vendée, op. cit., p. 16.

670

PITRE-CHEVALIER, la Bretagne ancienne et moderne, op. cit., p. 617.

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commencée par leurs pères sous le règne de Louis XIV. Cela prouverait seulement qu’ils avaient le courage, après plus de quarante ans, de protester encore contre les impôts établis au mépris de l’acte d’Union 672

».

En somme,

« Il ne faut pas juger ces hommes comme des sujets perfides et rebelles, mais comme des alliés trahis ou des ennemis sur la défensive, tout au plus comme des victimes d’une glorieuse erreur. Et si l’histoire doit ménager l’éloge à leur entreprise, elle ne peut du moins la condamner sans condamner toutes les représailles et toutes les manœuvres politiques 673

».

Les représailles qui s’abattirent sur les quatre gentilshommes font ensuite l’objet d’un long passage qui conclut l’étude ; représailles terribles :

« Il faut donc trancher le mot, la condamnation de ces hommes fut une lâche barbarie, leur mort fut un véritable martyre 674».

Et pour l’illustrer, quoi de mieux que d’en appeler « au témoin oculaire et impartial qui nous a laissé le récit de leurs derniers moments 675», au père carme Nicolas ; son récit est reproduit en intégralité676, commenté, analysé. « Dans la touchante simplicité de son style et de son orthographe 677», il présente « le spectacle admirable d’un courage sans ostentation et d’une résignation sans faiblesse, les naïves protestations de la justice contre l’iniquité, de l’honneur contre la honte et de la jeunesse contre la mort », il présente quatre victimes condamnées dont la « piété rappelle la foi des premiers chrétiens 678». La « lugubre tragédie » se joue devant nos yeux, semblable à une « tragédie shakespearienne 679». Une gravure d’Octave Penguilly- l’Haridon, reproduite sur la planche 7, vient l’illustrer. Du marquis au martyr, la transfiguration, prête à l’emploi depuis un temps déjà, se forge désormais à travers plusieurs notions clés : Pontcallec est un bon chrétien, victime au destin tragique, martyr sur le modèle christique ; la mort du personnage éclipse sa vie entière – une mort purificatrice qui,

672 Ibid., p. 58, n. 2. 673 Ibid., p. 56. 674 Ibid., p. 67. 675 Ibid., p. 67. 676 Ibid., p. 68-83. 677 Ibid., p. 67. 678 Ibid., p. 68. 679

Ces deux expressions sont empruntées à un article de 1896 par L. BERNARDINI, « Les conjurés Bretons de la conspiration de Cellamare », La Revue hebdomadaire, vol. 5, n° 49, 1896, p. 581-595, p. 584 et 588. Il s’agit d’un récit anecdotique qui se contente de citer, dans la droite lignée de Pitre-Chevalier, pris pour modèle par l’auteur, quelques fragments du récit du confesseur.

détruisant le corps humain et les péchés inhérents à son existence, révèle le corps symbolique, mystique, du personnage devenu modèle.

3. Pontcallec et les échos du bretonisme.

Au discours de Pitre-Chevalier sur l’affaire, s’adjoignirent ensuite ceux d’Aurélien de Courson en 1846680, de Charles Barthélémy en 1854681, tous deux, comme Pitre-Chevalier, historiens bretonistes, conservateurs et catholiques. Les trois récits sont parcourus des mêmes teintes, d’une même apologie du fait ; invariablement la conspiration trouve son origine en deux facteurs : 1- les conjurés se soulevèrent pour la sauvegarde des libertés provinciales ; 2- le complot fut une réaction à l’insolence, à la débauche et à l’impiété du pouvoir royal.

Seulement, en ces ouvrages, la conspiration n’occupait guère plus de quelques pages – il manquait encore à l’événement son historien.